« J’ai vécu une relation épistolaire avec mon boss » : du fantasme à la réalité

13 juil. 2021

7min

« J’ai vécu une relation épistolaire avec mon boss » : du fantasme à la réalité
auteur.e
Ariane Picoche

Journaliste et responsable de la rubrique Decision Makers @ Welcome to the Jungle

À quoi ressembleraient Les Liaisons dangereuses si on les transposait dans une entreprise, à l’heure d’Internet ? Alice, 34 ans, nous raconte comment sa relation secrète avec Pierre, son supérieur, s’est déployée au rythme de leurs correspondances en ligne.

Début septembre. C’est mon premier jour dans mon nouveau job. Ça sent bon la rentrée des classes. J’ai préparé ma tenue la veille en me demandant si je devais la jouer élégante-mais-pas-trop ou jean-baskets-façon-start-up. J’ai choisi une option entre les deux. Je viens de quitter le cinéma pour le journalisme : une reconversion sans passer par la case école, qui m’enthousiasme autant qu’elle me file le trac.

J’arrive dans ce bâtiment imposant, une ancienne caserne aux longs couloirs où la rédac chef m’accueille avec ses jolies manières et sa bienveillance. Elle entame la visite guidée. Quelques mètres plus loin, au milieu de la cour, trône un préfabriqué qui fait tache à côté des vieilles pierres. C’est là que tout va commencer. J’aurais préféré le quai d’une gare ou le bout du monde, mais je l’ai rencontré ici, au fond à gauche de cet open space mal fichu. Et à l’opposé du bureau que j’allais occuper pendant un an.

Avant de poursuivre, appelons-le Pierre.

La cantine, ce Cupidon des entreprises

Derrière ses lunettes de premier de la classe, Pierre a certainement les yeux verts. Si sa tenue sobre semble dire « Je suis un garçon sage », il y a de la malice dans sa façon d’être, et de la littérature dans son langage. Je crois qu’il me plaît dès son « Bienvenue, Ariane ». Sans doute est-ce à cause de sa classe venue d’un autre temps, que je me laisse aller au cliché et me demande s’il est gay. Et puis, je comprends qu’il est papa d’un tout petit garçon… et que la mère fait partie de l’entreprise. Cette info me calme direct.

Techniquement, Pierre est mon supérieur hiérarchique. Ça et sa relation avec une collègue, c’est ce que Fox News appellerait une no go zone. Alors je dissimule mon intérêt pour lui, tant bien que mal. Je biche intérieurement quand il est assis en face de moi à la cantine et qu’il dissèque ma façon de manger tel un anthropologue du quotidien, attentif, analytique, ou que nos regards se croisent entre deux plaisanteries de bureau. Je ne sais pas s’il flirte. Peut-être.

Et un matin, je reçois cet e-mail sur ma boîte pro. La notification me fait sursauter. J’interromps aussitôt mon travail. En face de son nom en capitales, un message sans objet et sans détour, formulé dans une poésie dont je ne me rappelle plus les contours, et qui dit à peu près : « Très jolie robe aujourd’hui ». Je n’en crois pas mon écran. Mélange de gêne et de plaisir. Je lui réponds un « Merci » pudique et j’en reste là. J’ai du mal à capter pourquoi ce mec au poste senior, maqué avec une fille de la boîte, me parle chiffons.

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Les sous-entendus et les marques d’attention se répètent. Je minaude de temps à autre, quand je suis d’humeur, mais je me montre toujours élusive. Ce jeu dangereux dure jusqu’à la fête de Noël, nourrissant ma frustration autant que mon malaise. Ce soir de décembre, le mauvais champagne escorte les petits fours Picard et les rires espiègles. Ça drague et ça refait le monde sur une playlist de salle des fêtes. De mon côté, j’écoute la stagiaire social media cancaner gentiment quand soudain, ce moment qui aurait pu ne jamais arriver, arrive. Elle balaie la foule joyeuse du regard et interpelle Pierre : « Hep, tu peux dire à ton ex que je la cherche ? »… Son ex !

Les Liaisons dangereuses à la sauce Internet

Fin du quiproquo. Ils ont un enfant ensemble, ils s’entendent bien, mais ils sont séparés. La monogame en moi est rassurée. Tout devient clair. Et c’est le virage à 180 degrés. Peu importe notre rapport hiérarchique, je ne me dérobe plus face à son badinage : je rentre dans le game. Rien ne s’est passé IRL, mais à l’écrit, plus de chichis. Il part en vacances, moi aussi ; le réveillon approche. Du coup, la boîte mail pro laisse place à la perso, à Messenger, aux sms et à WhatsApp. Tous les moyens de communication sont bons pour entretenir notre relation épistolaire.

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Je rejoins une amie dans le sud-ouest de la France. On va fêter le nouvel an à Bordeaux. On squatte d’abord quelques jours chez ses parents, au milieu des champs. La distance rend l’envie de voir Pierre encore plus forte. On communique sans cesse. J’ai décidé de l’appeler « mon petit » et lui « ma grande ». Il s’adresse à moi comme à une héroïne de roman. J’adore son esprit. J’adore chaque limite franchie dans nos missives virtuelles. Ça prend un tour érotique ; la tension est insoutenable. Je peine à m’endormir tellement il occupe mes pensées.

Je me souviens des Liaisons dangereuses, ce livre de Choderlos de Laclos étudié en première L. À l’époque, je me planquais au fond de la classe pour bavarder avec Tarik, un ami qui était en fait un peu plus qu’un ami. On se prenait pour le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil, le tandem machiavélique. Dix ans plus tard, je suis plutôt la Présidente de Tourvel, la candide qui se sent vaciller à la lecture de phrases bien senties, et qui après avoir résisté un moment, se laisse aller sans retenue.

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Retour au bureau. On continue à s’envoyer des messages sur les heures de travail et de sommeil. Pendant l’afterwork du jeudi, on fait comme si de rien n’était. On se chamaille dans l’open space, nos mains se frôlent près de la machine à café. Je ne suis plus dans un préfabriqué des 90’s, mais dans un décor de Fellini. Et la date est fixée. Ce week-end, il ne garde pas son fils. Il fera donc escale dans mon studio. Je me suis rarement sentie aussi impatiente. J’achète une bouteille de rouge. Il frappe à la porte. C’est bizarre de le voir s’asseoir dans mon canapé. Je suis un chouïa timide, un chouïa maladroite. Est-ce vraiment une bonne idée ? Je me remémore nos échanges interdits aux moins de 18 ans. Il est vraiment là ? J’enlève ses lunettes. On s’embrasse. Et j’arrête de réfléchir.

« Ça doit rester léger »

Ce n’est pas un coup d’un soir. On commence à se fréquenter en cachette, sans mettre personne dans la confidence. Cette dimension secrète remplit plusieurs fonctions. Éviter les ragots au boulot, s’amuser avec l’interdit, alimenter le fantasme. Car au fond, il s’agit surtout de ça, de fantasme. On balance un mail sulfureux quand l’autre essaie de se concentrer, on se jette des regards que l’on pense indétectables, on se donne rendez-vous pour un baiser volé au détour d’un couloir, on se dit au revoir devant les collègues pour mieux se retrouver chez l’un ou chez l’autre. Ce petit manège me donne l’impression que notre aventure est unique.

Un jour, alors que l’on évoque nos passés respectifs, il me fixe avec cet air adulte. « Ça doit rester léger entre nous », lâche-t-il. Je ne prends pas au sérieux son avertissement. Surtout qu’il me présente son gamin. Il rencontre mes ami·e·s. Il me ramène un bouquin scandaleux chiné sur une brocante, Trois filles de leur mère, de Pierre Louïys. On dort ensemble toutes les semaines et je découvre ses drôles de manies. Il souffre d’insomnie et a créé un rituel pour faire diversion avec ses angoisses : fruits secs, brossage de dents, boules Quies. Je me moque un peu. Il me fait lire des nouvelles qu’il a écrites il y a quelques années. C’est génial, grinçant et cinématographique. Il vient d’être repéré par une maison d’édition qui publiera bientôt son premier livre. Je le photographie dans un café de la place Sainte-Marthe, à Paris ; ce sera l’un de ses portraits officiels. Je suis fière de lui. « Ça doit rester léger… » Trop tard.

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Mais plus on se rapproche, plus il verse dans le drama. « Je ne serai plus jamais heureux en amour », affirme-t-il. Je n’écoute qu’à moitié, en tout cas au début. Et au fil des semaines, il devient fuyant, sérieux, froid. Il a moins le temps pour notre relation… Notre relation ? Personne ne sait qu’on est ensemble. Certain·e·s s’en doutent, mais bon. Le fantasme se teinte de gravité. Et un samedi matin, très, trop tôt, c’est le point final. Il rompt comme il m’a séduite. Par e-mail.

Je pleure un jour entier. Je l’incendie par téléphone et par message. Et je me rends à l’anniversaire d’un collègue. J’en profite pour sauter au cou d’un inconnu. Blessée et immature. J’aimerais que Pierre l’apprenne et que ce baiser égratigne au moins son ego. Les deux semaines qui suivent sont difficiles. Le croiser dans le préfabriqué, qui n’a plus du tout la tête d’un décor de Fellini ; l’éviter à la cantine ; l’entendre taquiner la nouvelle employée comme il le faisait avec moi ; découvrir qu’il a oublié de mentionner le crédit de la photo que j’ai prise de lui… Le retour à la réalité me fait l’effet d’une grosse claque.

Manager et managé·e : l’amour impossible ?

Puis ça passe, ça s’apaise. Assez vite en fait. Avec du recul, je me demande si je n’ai pas surtout été déçue par ce dénouement banal. Tout avait été si romanesque. Poussée par mon imaginaire et leurrée par ces nombreuses lettres digitales, je m’étais raconté une histoire plus que je ne l’avais vécue. J’avais regardé Pierre comme un jeune premier aventureux, quand il n’était qu’un jeune père, tout juste célibataire. J’ai compris que cette envie de voir l’extraordinaire partout m’avait joué plusieurs fois des tours – j’avais confondu amour et désir (d’amour). Et que ce qui avait précédé cette romance d’open space, avait certainement été plus intéressant que la romance en elle-même.

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Aujourd’hui, j’éprouve de la tendresse pour ce souvenir. J’ai appris. Je me dis que si 14% des couples se forment au boulot, ça reste compliqué d’associer pro et perso, de gérer la rencontre, le quotidien ou la rupture entre deux réunions. Surtout quand on n’est pas sur la même ligne que son crush dans l’organigramme de la boîte. Si l’un·e des partenaires a « un grade plus élevé », officialiser la relation, c’est s’exposer à de potentiels débats parmi les équipes : favoritisme, consentement & co. Se taire, c’est se lover dans une abstraction vouée à l’évanescence. Pierre et moi avons fait le choix de cette parenthèse. Alimentée par la peur du qu’en-dira-t-on, la discrétion s’est imposée comme le moteur de notre liaison, sa condition. Nous aurions suivi une autre trajectoire si nous avions été de simples collègues. D’ailleurs, se serait-il passé quoi que ce soit ?

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Photos by Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Gabrielle Predko

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