La jeunesse éternelle n’est pas un modèle viable pour les femmes actives

26 sept. 2022

10min

La jeunesse éternelle n’est pas un modèle viable pour les femmes actives
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Quand elle a créé le média “J’ai Piscine avec Simone” en 2016, la journaliste Sophie Dancourt avait l’ambition de donner de la visibilité aux femmes de plus de 50 ans. Invisibilisées dans les médias, ces femmes font aussi face à davantage de discriminations sur le marché du travail. Combiné au sexisme, l’âgisme en devient plus puissant. Pourtant, la cinquantaine pourrait être aussi un moment de libération pour les femmes. L’occasion, même, de se libérer de certaines pressions et de commencer une nouvelle étape de la vie (y compris professionnelle !) assure-t-elle dans son livre Vieille, c’est à quelle heure ?! (Ed. Leduc, mars 2022). J’ai interviewé Sophie Dancourt sur le vieillissement des femmes, les représentations qui l’entourent et leurs conséquences sur le monde du travail.

Il y a un moment pivot précis qui correspond à l’invisibilisation des femmes : celui de la ménopause. Mais c’est davantage un sujet social que biologique. Vous utilisez dans votre livre cette expression du “syndrome du couvent”. Qu’entendez-vous par là ?

J’ai rencontré beaucoup de femmes qui m’ont raconté s’être pris la porte du vieillissement dans la figure de façon plus ou moins violente. L’expression “syndrome du couvent” m’a paru évidente. Il y a une injonction à disparaître qui évoque cette période où les veuves devaient quitter la société des vivants pour partir au couvent. Cette image forte résume bien ce que les femmes de notre génération ressentent quand elles passent le cap fatidique des 50 ans.

C’est un peu comme si ces femmes devenaient veuves. Lâchées par la société, elles sont alors priées de se mettre de côté pour laisser les autres continuer à vivre sans elles. Ce syndrome du couvent n’est jamais explicite. Il s’exprime insidieusement sous la forme d’innombrables injonctions au jeunisme. On peut lutter contre le courant un certain temps et puis, il y a un moment où on lâche et il devient de plus en plus difficile de continuer la lutte. Ce constat sur l’invisibilisation des femmes après 50 ans est sans appel. Nous sommes nombreuses à le faire. Il y a plus de 10 millions de femmes actives de plus de 45 ans. Ce groupe est immense. Nous ne sommes ni minoritaires, ni déficientes !

Quand on s’exprime sur l’âgisme qui frappe les femmes, il y a toujours quelqu’un pour ajouter que « les hommes aussi sont concernés ». C’est vrai qu’il y a des hommes de plus de 50 ans qui sont malmenés dans le monde du travail et font face au chômage de longue durée après avoir perdu leur emploi. Néanmoins, vous montrez que l’âgisme qui frappe les femmes est un sujet vraiment à part. Pouvez-vous expliquer pourquoi ? Qu’est-ce que ce « double standard du vieillissement » que vous citez dans votre livre ?

Cette expression vient de l’article de l’essayiste américaine Susan Sontag, publié en 1972, et les choses n’ont pas tellement changé depuis… Dans Le double standard du vieillissement, Susan Sontag explique que le vieillissement n’est pas neutre du point de vue du genre. Le vieillissement masculin est relativement plus valorisé : il s’accompagne souvent d’une “valeur ajoutée” (charme, prestance, expertise, pouvoir, richesse…). En revanche, les femmes sont dépréciées avec l’âge. On parle beaucoup plus de leur physique : la ménopause étant passée par là, il y a des variations physiques évidentes. Et on met le couvercle sur leur expertise. Comme elles ont plus de liberté, elles deviennent des rivales plus dangereuses. On préfère donc les invisibiliser et les décrédibiliser. Leur prise de pouvoir semble intolérable et on leur rabat vite le caquet.

« Quel que soit leur métier, les femmes ont trop peu de rôles modèles plus âgés. Elles ont plus de mal à se projeter dans leur avenir professionnel. C’est une question fondamentale pour nos filles. Comment peut-on grandir avec pour seul modèle celui de la jeunesse éternelle ? » - Sophie Dancourt

Il y a une pénurie de représentation du corps des femmes de 50 ans. On les voit peu au cinéma et dans l’ensemble des médias. Pouvez-vous partager les résultats de l’enquête que vous avez menée dans votre livre ?

Dès 2016, j’en ai parlé avec les comédiennes Marina Tomé et Catherine Piffaretti à la tête d’une commission lancée par l’AAFA (Association Actrices et Acteurs de France Associés) consacrée au “tunnel de la comédienne de 50 ans”. Elles ont fait le constat de l’absence des femmes de 50 ans au cinéma. Elles ont commencé à compter les rôles de manière systématique et se sont aperçues que non seulement cela ne s’améliorait pas mais que c’était même pire qu’on ne pensait ! Par exemple, on a longtemps entendu dire que les femmes de 50 ans disparaissent pour réapparaître ensuite à 70 ans dans des rôles de grand-mère. Mais en fait, le constat que fait la commission est bien plus noir : elles ne réapparaissent pas du tout ! Les rôles de grand-mères sont bien trop peu nombreux.

Et puis, l’écart d’âge entre hommes et femmes au cinéma est énorme. On l’a vu encore récemment avec le film Eiffel : on a donné à Romain Duris une partenaire plus jeune de 22 ans alors qu’un personnage féminin de cet âge-là ne correspond à rien dans l’histoire. À force de gommer l’âge des femmes et de changer les personnages pour invisibiliser les femmes de 50 ans, il n’y a plus aucune projection possible. À quoi peut bien ressembler une femme de 50 ans ? On sait très bien décrire une trentenaire. On sait caricaturer des grand-mères. Mais dans notre imaginaire collectif, une femme de 50 ans n’est pas représentée.

Et le cinéma n’est en rien un sujet anecdotique ! Quel que soit leur métier, les femmes ont trop peu de rôles modèles plus âgés. Elles ont plus de mal à se projeter dans leur avenir professionnel. C’est une question fondamentale pour nos filles. Comment peut-on grandir avec pour seul modèle celui de la jeunesse éternelle ?

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Comme l’explique la sociologue Cécile Charlap à qui on doit un livre passionnant intitulé La fabrique de la ménopause, les constructions sociales autour de la ménopause dépendent directement des règles : dans les sociétés où les règles sont présentées comme quelque chose d’impur, les femmes vivent la ménopause comme une libération et on leur confie parfois de nouvelles responsabilités professionnelles à ce moment-là. En revanche, dans les cultures où les règles, expression de fécondité, sont vues comme la raison d’être des femmes, la ménopause est une perte, une chute. Dans nos sociétés occidentales, j’ai l’impression que l’on vit un mélange des deux. En fonction des contextes, des milieux et des personnalités, on voit des femmes qui la vivent comme une libération et d’autres, comme un appel à disparaître de la société… Quelles sont les différentes conséquences possibles sur la carrière de ces femmes ?

Avant même la ménopause physiologique, il y a une ménopause sociale. Cécile Charlap a mené de nombreuses interviews de femmes qui racontent un phénomène d’invisibilisation qui précède souvent la ménopause physiologique. C’est le modèle de notre société occidentale. Cela se traduit dans certains secteurs professionnels (les médias ou les startups, par exemple), par une mise à l’écart ou une décrédibilisation des femmes parfois dès 45 ans. Là où il y a une ménopause sociale plus forte, la pression à paraître jeune est plus grande. Cette dernière ajoute une charge supplémentaire au travail.

Mais l’analyse de Cécile Charlap est tout de même enthousiasmante car elle explique que ce n’est pas un modèle universel. Dans certaines sociétés africaines, il y a un regain de pouvoir des femmes avec la ménopause. Certaines peuvent devenir les égales des hommes et devenir cheffes de guerre. La disparition des règles, vues comme synonyme d’impureté, ouvre de nouvelles possibilités. La vision du rôle et de la place des femmes est imprégnée de culture et de rapports sociaux.

On peut donc voir post-ménopause, à l’arrivée de la soixantaine par exemple, des carrières qui décollent. Par exemple, les femmes de pouvoir en politique sont souvent âgées de plus de 60 ans - Elisabeth Borne s’est vue proposer le poste de premier ministre après 60 ans. “Délivrées” du poids de la fécondité et de l’idée reçue que les cycles menstruels les rendraient moins performantes professionnellement, on peut leur accorder une plus grande autorité.
Moi, j’ai vécu la ménopause comme quelque chose de formidable. L’arrêt des règles est pour beaucoup une libération, l’arrêt de la douleur par exemple. Avec plus de maturité et d’expérience, on a aussi une plus grande liberté d’expression et moins de filtres. En ce qui me concerne, j’ai développé une parole plus décomplexée. Cela a été un moment de réinvention professionnelle. J’ai lancé un nouveau média, J’ai piscine avec Simone. Il y a de nombreuses femmes qui démarrent des projets entrepreneuriaux après la ménopause.

Travail et endométriose : un parcours à tâton

On parle davantage de la ménopause. Mais quand on en parle, c’est pour dresser une liste terrifiante de symptômes et de gênes. Bouffées de chaleur, trous de mémoire, prise de poids, dépression… La liste a de quoi faire peur ! On se dit que tous ces symptômes sont autant de handicaps au travail. Difficile de continuer à travailler comme si de rien n’était, non ?

Personnellement, je m’attendais à tout et à rien. Ma mère ne m’a jamais parlé de cette période de la vie. Quand on va sur internet et qu’on voit cette liste de symptômes, on se dit que ça sera atroce. Finalement, ces symptômes ne sont pas si terribles que ça. Il suffit d’y aller avec un certain état d’esprit, de dédramatiser. Les trous de mémoire, ce n’est pas bien grave. D’ailleurs, j’avais déjà des trous de mémoire à 30 ans. Il faudrait aussi nourrir le côté positif de cette période-là. Il y a un aspect psychologique extrêmement important : quand on ne fait que scruter tout ce qui peut mal tourner, on nourrit l’anxiété. C’est de sérénité qu’on a besoin, pas d’anxiété !

On peut se concentrer sur son bien-être, ses propres besoins. C’est pour cela que c’est une période si intéressante. C’est un moment où on peut changer son rapport au travail, cesser d’en faire autant pour les autres, et au contraire se mettre davantage en avant. C’est le moment de dire « moi d’abord » avec beaucoup moins d’états d’âme ! On a toutes les capacités pour faire des choses qu’on n’avait pas osé faire jusqu’alors, ne serait-ce que parce qu’il y avait une charge éducative prenante (pour celles qui sont mères) dont on est généralement libérée dans cette nouvelle étape de la vie. Et puis, un petit peu de “brouillard” dans le cerveau, ça fait parfois du bien ! Ça permet d’éliminer certains éléments toxiques de sa vie !

Le monde de la publicité (notamment pour les cosmétiques) semble vouloir montrer nettement plus de femmes d’âges différents. Le mouvement body positive va dans le sens d’une plus grande diversité des corps. Est-ce une évolution positive, malgré toutes les critiques que l’on peut faire sur le diversity washing des entreprises ?

Les choses ont évolué grâce aux femmes elles-mêmes. Elles sont devenues leurs propres médias. Il y a quelques années, des influenceuses ont commencé à s’afficher avec leurs cheveux gris (grey power). L’écrivaine Ashton Applewhite qui a écrit un superbe manifeste contre l’âgisme a dit quelque chose de très juste : auparavant, on ne voyait pas les femmes qui vieillissent parce qu’elles se teignaient les cheveux. La visibilisation des cheveux gris a changé la donne. Pour autant, il ne faudrait pas non plus que cela devienne une autre injonction à toutes les femmes sur le fait de ne pas teindre ses cheveux. Chacun et chacune doit vivre son vieillissement comme il/elle l’entend.

Pour ce qui est du diversity washing, oui, c’est une réalité aussi. Cela repose sur l’idée que les représentations seraient plus importantes que le changement lui-même. Si les entreprises se contentent juste d’embaucher des personnes issues de la diversité (une vieille, une personne handicapée …) pour parler de la diversité, alors ce n’est qu’un vernis. Derrière la façade de la communication, les entreprises et organisations estiment qu’elles sont dédouanées — elles n’ont pas à changer vraiment. Il faudrait déconstruire les stéréotypes qui sont légions, et cela prend du temps. Nommer quelques “champions de la diversité”, cela masque les questions sur l’état des lieux au sein de l’entreprise. Comment se traduit la diversité à l’échelle de l’ensemble de l’organisation ? Créer des baromètres internes et créer des suivis mesurés sur cette question, cela prend du temps. Même si les images issues du diversity washing sont plaisantes, j’ai l’impression que les grosses ficelles du marketing ne passent plus, qu’on y croit moins…

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Ce qui me semble nouveau, c’est qu’il y davantage de femmes trentenaires ou quarantenaires qui disent vouloir voir des rôles-modèles de 50 ou 60 ans. On a envie de pouvoir se projeter sur des modèles plus âgés, de chercher des mentors et des mères de travail. En ce qui me concerne, je voudrais voir qu’il est possible d’avoir une carrière longue et de trouver le succès à la cinquantaine. Ce ne sont donc pas seulement les femmes de 50 ans qui voudraient voir plus de femmes de leur âge !

En effet, ce besoin de transmission est essentiel ! Je ressens une angoisse profonde chez les trentenaires qui sont terrifiées à l’idée de vieillir. Je les vois courir chez le coiffeur quand elles ont trois cheveux blancs. Elles sont nombreuses à s’auto-stigmatiser de manière violente. Il y a une forme de culpabilité dans le vieillissement des femmes. Le poids des injonctions est trop grand. C’est un sujet dont les jeunes féministes devraient s’emparer. Or elles ne le font pas assez aujourd’hui. Il y a évidemment beaucoup d’autres sujets graves à traiter. Mais TOUTES se prendront ce mur-là à un moment ou un autre.

Je n’ai pas l’impression que cela progresse car on cloisonne les activités et les rencontres toujours plus par classes d’âge. Finalement, le lieu principal des échanges intergénérationnels, c’est l’entreprise. En dehors de la famille, il y a tant d’espaces et de moments de la vie (l’école, les amis, les loisirs…) où chacun reste essentiellement avec des gens qui ont à peu près le même âge qu’eux/elles. C’est au travail que l’on a le plus de chance de côtoyer et de nouer des liens forts avec des personnes d’âges différents, s’identifier à ces personnes et apprendre à leur contact (autant les jeunes des plus âgé·e·s que l’inverse).

Le taux d’emploi des personnes de 55 à 64 ans est particulièrement faible en France (56%) alors qu’on nous demande de travailler plus longtemps pour toucher une retraite à taux plein. De nombreuses femmes de cette classe d’âge aimeraient travailler davantage mais font face à de la discrimination sur le marché de l’emploi. Quelles seraient les solutions pour éviter une paupérisation massive de toutes ces femmes ?

Toutes les études ont beau montrer que la mixité des âges et des compétences est un vecteur de productivité, les entreprises semblent ne toujours pas entendre cet argument. Garder ou embaucher ces femmes, ce n’est pas une aumône qu’on leur fait, c’est le moyen d’accéder à des talents, compétences et forces vives qui sont indispensables aujourd’hui ! Il faudra sortir de cette gestion des ressources humaines très pyramidale qui n’envisage les carrières que dans la linéarité. On devrait pouvoir changer de job dans les entreprises beaucoup plus facilement.

Mais on reste encore trop influencé par l’époque où on envoyait ces personnes en préretraite dès la cinquantaine passée. Pour beaucoup d’entreprises, cela ne vaut pas la peine de former un·e cinquantenaire. Pourtant, à 50 ans, on est à plus de 15 ans d’une éventuelle retraite. Bien sûr que cela vaut la peine d’envisager une promotion et/ou des formations !

Mais je reste convaincue qu’il nous faut développer un activisme joyeux sur ces sujets-là. Nous ne voulons pas nous présenter comme des victimes. Nous sommes des forces indispensables à la société et à l’économie. Ne pas nous prendre suffisamment en considération, c’est l’erreur fatale des pouvoirs publics et des employeurs. C’est une hérésie totale de mettre à la poubelle les travailleurs dès la fin de la quarantaine alors qu’on vit plus longtemps et qu’on manque de cerveaux !

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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