Entretien : comment (ré)agir lorsqu’on s’estime victime de discrimination ?

14. 5. 2024

9 min.

Entretien : comment (ré)agir lorsqu’on s’estime victime de discrimination ?

À l’heure où la diversité et l’inclusion devraient être les bases essentielles des pratiques de recrutement, la discrimination persiste, sournoise et parfois subtile, au cœur des méthodes. Plongée dans un phénomène de société qui s’invite durablement jusqu’à la table de l’entretien d’embauche.

Des agences d’intérim qui cèdent aux demandes discriminatoires jusqu’aux entretiens écourtés basés sur des critères non-professionnels, le marché du travail reste un terrain miné pour de nombreux candidats. Dans ce panorama quelque peu désolant, comment déterminer ce qui relève du refus objectif de la discrimination pure et simple ? Et dans ce second cas de figure, de quelle façon réagir pour dénoncer cette injustice en tant que candidat ? Plus globalement, quelle stratégie adopter pour transformer chaque entretien en une opportunité, non seulement de décrocher un emploi, mais aussi de promouvoir un environnement de travail plus juste ?

Entre les lignes : état des lieux de la discrimination à l’embauche

Les chiffres de la honte

Claudia incarne les défis que doivent relever ceux qui se heurtent à ces barrières invisibles. À 21 ans, cette candidate pour un poste dans un centre d’appel n’a pas caché sa dyslexie et sa dysorthographie lors de son entretien, expliquant clairement : « Cela n’affecte pas ma capacité à répondre au téléphone, mais je peux être un peu plus lente à répondre aux emails. Mais une fois familiarisée avec le jargon de l’entreprise et grâce à l’utilisation de correcteurs, cela ne devrait pas poser de problème. » Malgré une journée d’intégration où elle démontre ses aptitudes par le biais d’évaluations positives, Claudia est recalée en raison de « ses difficultés », qui représentent supposément un obstacle à sa formation et à son intégration. « Peu importent mes compétences ou mon potentiel, on ne voit que mon handicap », confie-t-elle, déçue. Une expérience qui a non seulement sapé sa confiance en elle, mais qui a aussi renforcé son sentiment d’injustice : « Je crains de devoir constamment justifier mes capacités au-delà de ce qui est demandé à d’autres candidats. »

Comme tant d’autres candidats, Claudia a fait face à un mal qui gangrène encore trop souvent les processus de recrutement aujourd’hui : la discrimination. En la matière, les chiffres parlent et ils sont sans appel. Plus de six agences d’intérim sur dix en France céderaient trop facilement aux requêtes discriminatoires de leurs clients, sacrifiant l’équité sur l’autel de la commodité, selon un testing de SOS Racisme de mars 2024. Mais le problème ne s’arrête pas là. En 2021 déjà, l’Institut des Politiques Publiques montrait que les candidats d’origine maghrébine avaient 31,5 % de chances de moins d’être contactés par les recruteurs que ceux portant un prénom et un nom d’origine française. Tandis qu’en 2023, le Défenseur des Droits annonçait que les personnes atteintes de maladies chroniques étaient nettement plus exposées à la discrimination et au harcèlement sur le lieu de travail, avec un taux de victimisation près de six fois supérieur à celui de la population active générale.

Édouard a senti lui aussi les portes se fermer lors d’un entretien. Alors que son profil avait initialement suscité un vif intérêt lors d’un premier appel téléphonique, la réception fut nettement différente en personne. « Cet entretien était censé explorer en détail mes compétences techniques, étant donné qu’on avait déjà passé en revue mon CV lors d’un appel avec les RH. Au lieu de cela, les quelques questions qui m’ont été posées sont restées en surface, avant que l’entretien ne soit abrégé », témoigne cet ingénieur de 30 ans d’origine africaine. En effet, l’échange, initialement prévu pour une heure, est brusquement écourté après seulement quinze minutes. Face à son (potentiel) futur manager et un autre cadre du département, Édouard décèle rapidement un malaise. « Je pense que ma couleur de peau et mon nom ont causé ce revirement. Il y avait une tension palpable dans leurs regards fuyants, comme si ma présence là était une erreur, ou pire, une perte de temps », confie-t-il.

Un arsenal législatif insuffisant

Sur le papier, l’article L1132-1 du Code du travail dresse pourtant une barrière infranchissable, interdisant toute forme de discrimination à l’embauche basée sur des critères tels que le sexe, l’origine, l’orientation sexuelle, l’âge, le handicap et plus encore. Elise Fabing, avocate spécialisée en droit du travail et experte du Lab, souligne l’étendue de cette protection : « Depuis la rédaction de l’offre d’emploi jusqu’à la signature du contrat, la loi interdit formellement tout acte discriminatoire. » Davantage, en cas de transgression, le Code pénal promet des sanctions sévères, avec des amendes pouvant atteindre jusqu’à 45 000 euros, assorties de peines de prison. Malgré ces mesures dissuasives, la réalité sur le terrain est souvent moins tranchée.

Le Code du travail propose également des mesures proactives qui encouragent la discrimination positive (articles L1133-4 à L1133-6). « L’objectif est de rééquilibrer un groupe déséquilibré en accordant une préférence non systématique à certains candidats, afin de promouvoir l’égalité des chances », explique Elise Fabing. Elle cite notamment des initiatives comme le quota de féminisation des équipes, l’index d’égalité professionnelle et la loi Copé-Zimmermann qui impose un minimum de 40% de femmes dans les conseils d’administration. De plus, une obligation légale pèse sur les épaules des entreprises de plus de 300 employés, les sommant de fournir une formation spécifique contre la discrimination à l’embauche (article L1131-2 du Code du travail).

Bien que la voie légale soit clairement définie pour ceux qui se sentent lésés, se frayer un chemin à travers le système judiciaire est une autre affaire. « Les victimes peuvent, certes, engager des actions en justice ou s’adresser à des entités comme le Défenseur des droits ou les syndicats, mais recueillir des preuves concrètes de discrimination reste un défi majeur », note l’avocate. En pratique, peu de cas atteignent les tribunaux, car il est souvent ardu de prouver une intention discriminatoire sans documentation explicite ou enregistrement d’entretien.

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En terrain miné : comment détecter et contourner la discrimination

Déchiffrer les signes

Savoir reconnaître les signes subtils de discrimination peut être crucial pour naviguer efficacement sur le marché du travail. Mais selon Roseline Laloupe, consultante RH et experte du Lab, les candidats ne peuvent pas anticiper de telles attitudes discriminatoires avant l’entretien. « Beaucoup d’entreprises font grand bruit autour de la diversité et de l’inclusion, mais en coulisses, la réalité peut être bien différente » révèle-t-elle. Pour mettre à jour cette divergence entre le discours public et les pratiques internes, les candidats n’ont qu’une solution : « Il faut prendre le risque d’aller voir par soi-même ce qui se passe réellement à l’intérieur. »

En entretien, certains signaux peuvent effectivement aider les candidats à flairer les pratiques discriminatoires bien avant qu’elles ne deviennent explicites :

  • Le type de questions posées : interroger sur l’âge, l’état civil, ou encore les projets de famille transgresse non seulement les normes de la bienséance, mais aussi celles de la loi. « Si un recruteur insiste sur des aspects de votre vie personnelle qui n’ont aucun lien avec vos capacités professionnelles, ce n’est pas anodin, car il s’agit au fond de questions discriminantes », pose notre experte.

  • La durée et la profondeur des questions posées : « Un entretien qui devrait durer une heure mais qui est écourté sans raison objective, ou des questions qui semblent superficielles et non liées aux compétences nécessaires pour le poste, pourraient indiquer que la décision a été prise sur des bases illégales », ajoute-t-elle.

  • Les retours des salariés en place : les efforts des entreprises pour la diversité doivent se constater au moment de l’entretien d’embauche, mais aussi (et surtout) au-delà. « Il faut examiner comment les personnes sont traitées au quotidien, si elles ont les mêmes opportunités et si elles sont justement rémunérées. » Pour vraiment comprendre les pratiques d’une entreprise, elle conseille de parler directement aux employés : « On peut demander si l’entreprise recrute tout type de profil, si les managers ont reçu des formations à la diversité… Sans ces informations de première main, il est difficile de connaître la vérité. »

Se blinder avant de parler

« Il est essentiel pour tout candidat de reconnaître qu’il pourrait se heurter à des pratiques discriminatoires, qu’elles soient subtiles ou manifestes », confie également la consultante en recrutement et experte du Lab Marie Sophie Zambeaux avec une pointe de regret. C’est pour cette raison qu’à ses yeux, les candidats ont tout intérêt à user d’outils pour manœuvrer avec adresse lors des entretiens :

  • Tailler son CV avec précision : éviter de mentionner des détails comme l’adresse ou le lieu de naissance peut empêcher des jugements hâtifs basés sur la géographie. « Ces informations peuvent malheureusement déclencher des stéréotypes », explique-t-elle. En matière d’âge, un terrain miné en France, elle recommande une approche similaire : « Omettez la date de naissance pour obliger les recruteurs à se concentrer sur votre parcours professionnel. »

  • S’entraîner avant l’entretien : se préparer à répondre à des questions potentiellement discriminatoires comme « Vous avez des enfants ? » ou « Votre nom vient d’où ? » peut transformer une embuscade en un moment de maîtrise de soi. « Entraînez-vous en amont pour ne pas être pris au dépourvu », conseille ainsi notre experte.

Rester ou partir : comment faire face aux questions discriminatoires

Lorsque l’on fait face à une question déplacée lors d’un processus de recrutement, deux options se posent à nous : poursuivre ou, à l’inverse, s’arrêter là.

Rester : ou comment réagir avec tact

Selon Marie Sophie Zambeaux, la stratégie de réponse va dépendre de l’intensité de la discrimination et du désir (ou du besoin) de poursuivre malgré tout avec l’entreprise. « Rappelez-vous que la personne qui vous interviewe n’est pas nécessairement représentative de toute l’organisation, surtout si ce n’est pas votre futur manager direct. Elle pourrait être nouvelle ou sur le départ », précise Marie-Sophie Zambeaux. Cette perspective peut influencer la décision de poursuivre le processus malgré un incident isolé : « Si vous êtes toujours intéressé par le poste après une question déplacée, optez pour une réponse qui marque vos limites tout en maintenant le dialogue ouvert. »

L’experte entrevoit cinq stratégies différentes :

  • La réponse directe (non recommandée si vous souhaitez le poste) : exprimer clairement que la question est inappropriée. « Vous savez que cette question n’a pas lieu d’être, je n’y répondrai donc pas. Si vous avez des questions pertinentes et légales, j’y répondrai volontiers. » Bien que cela puisse satisfaire le besoin de défendre ses droits, cette réponse peut fermer la porte à l’emploi.

  • La demande de clarification (à utiliser avec prudence) : demander au recruteur pourquoi il pose une question spécifique peut aider à clarifier ses intentions. « Pourriez-vous me clarifier en quoi ma situation personnelle influence ma capacité à accomplir les tâches requises pour ce poste ? » Cela peut rediriger l’entretien vers des considérations professionnelles, ou révéler plus clairement les préjugés du recruteur.

  • Le recours à l’humour : une méthode plus douce qui permet de dédramatiser la situation, d’éviter de répondre à la question et de souligner, mine de rien, qu’on n’est pas dupe sur l’illégalité de la question. Par exemple, en réponse à la question, prévoyez-vous d’avoir des enfants : « Arrêtez, j’ai l’impression d’être avec ma mère, c’est elle qui vous a demandé de me poser la question ? »

  • La réponse naturelle : répondre de façon directe et succincte sans trop plonger dans des détails personnels, ce qui peut efficacement recentrer la discussion sur des sujets professionnels.

  • Le fait de rassurer le recruteur : si ce dernier semble préoccupé par un aspect de votre vie privée, vous pouvez clarifier ses attentes et répondre ainsi directement à son sujet de préoccupation. Par exemple, en réponse à une question sur le lieu de vie : « Je me doute que si vous me demandez où j’habite c’est parce que ce poste nécessite d’être sur site de manière stricte de 9h à 17h30. Sachez que c’est une plage horaire classique qui ne me pose aucun problème et que je pourrai assurer sans difficultés. »

En définitive, Marie-Sophie propose une perspective plus nuancée sur les faux pas en entretien, suggérant qu’ils ne sont pas nécessairement le fruit d’intentions malveillantes. « Souvent, les recruteurs, guidés par une liste de critères standard, posent des questions sans réaliser leur caractère potentiellement discriminatoire, explique-t-elle. Il est par exemple courant de voir un recruteur demander aux candidats où ils habitent, par simple habitude ou pour faire du “small talk”, sans savoir que cela peut constituer une infraction légale. » Une approche qui souligne l’importance d’une meilleure formation pour les recruteurs.

Partir : quand battre en retraite est la meilleure attaque

Pour Roseline Laloupe, en revanche, il est souvent inutile d’essayer de changer les perceptions profondément enracinées dans le cadre limité d’un entretien. « Transformer les préjugés n’est pas l’affaire d’une demi-heure. Ces idées se modifient au fil du temps, au gré des expériences et des interactions personnelles, plutôt que lors d’un rapide échange professionnel », explique-t-elle. Aussi, face à une discrimination flagrante, il peut être judicieux de simplement quitter l’entretien. « Si la discrimination est évidente et basée sur des critères illégaux, pourquoi perdre votre temps ? Couper court à l’entretien vous permet de concentrer vos efforts là où vous serez apprécié à votre juste valeur », conseille-t-elle. Cette démarche, bien que radicale, permet de préserver son intégrité personnelle et de réorienter son énergie vers des employeurs plus méritants.

Elle encourage également à chercher activement des environnements qui pratiquent ce qu’ils prêchent en termes de diversité et d’inclusion. « Il ne suffit pas de lire ce qu’une entreprise prétend faire ; il faut creuser et voir comment ils agissent réellement au quotidien. » Et pour ceux qui se heurtent constamment à des murs discriminatoires, elle propose des mesures encore plus audacieuses : lancer sa propre entreprise ou même changer de pays. « Créer votre propre environnement de travail peut être une réponse puissante à la discrimination systémique. Parfois, changer de décor peut ouvrir des portes dans des lieux où la diversité est vraiment embrassée et pas juste tolérée » affirme-t-elle, incitant à une forme d’activisme entrepreneurial. « C’est en établissant vos propres entreprises, où vous fixerez vos règles et cultiverez une culture d’inclusion authentique, que vous pourrez combattre efficacement la discrimination.* »

La bataille contre la discrimination à l’embauche est un véritable Sisyphe des temps modernes, où chaque avancée semble suivie d’un recul. Malgré des lois toujours plus strictes et des mesures visant à renforcer l’équité et la diversité, les barrières invisibles demeurent, dissimulées derrière des pratiques subtiles et profondément ancrées dans le tissu du marché du travail. Pourtant, se rappeler que les candidats d’aujourd’hui sont les recruteurs de demain offre une lueur d’espoir. Finalement, chaque entretien est une chance de façonner un avenir professionnel plus inclusif, en utilisant chaque expérience pour transformer les normes, une interaction à la fois.

Les prénoms ont été modifiés.


Article rédigé par Sarah Torné et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.