« Tu viens plus aux afterworks ? » : et si on arrêtait la pression implicite ?

12. 6. 2023

4 min.

« Tu viens plus aux afterworks ? » : et si on arrêtait la pression implicite ?
autor
Sandra Fillaudeau Lab expert

Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso

TRIBUNE - Vie pro, vie perso, équilibre, frontières à placer ou à effacer... Comment fait-on, en tant qu'individu ou qu'entreprise, pour garantir le bonheur et la réalisation de soi, au travail comme à la maison ? C'est le questionnement perpétuel de notre experte du Lab, Sandra Fillaudeau, créatrice du podcast Les Équilibristes et de la plateforme de conseil “Conscious Cultures”. Chaque mois, pour Welcome to the Jungle, elle nous livre son regard juste et mesuré sur un épisode de nos vies de travailleur·ses.

C’est devenu rituel. Chaque année, il y a deux périodes particulièrement intenses en afterworking, networking, team building, et autres activités en « ing » qui sont autant d’injonctions/opportunités qui brouillent les précieuses frontières entre vie pro et vie perso : le retour des beaux jours et les adieux avant les vacances estivales, et la période de Noël et Nouvel An. C’est le « / » entre injonctions et opportunités qui est important ici : on peut bien sûr prendre plaisir à ces activités, y voir beaucoup d’intérêt pour sa carrière et pour sa vie sociale plus largement. Mais on peut aussi y voir une injonction implicite pesante, une norme à laquelle il faut se plier, sous peine de s’exclure ou d’être exclu·e.

« Pour « réussir », il faut participer, ça fait partie du package »

Flashback : il y a quelques années, je multipliais les déplacements professionnels, partout dans le monde, et mon poste impliquait pas mal de dîners et d’activités de networking. J’avais beau aimer les soirées à échanger de manière plus informelle avec mes collègues étrangers, apprendre à mieux les connaître et construire des relations solides qui m’aidaient ensuite dans mes missions au bureau, il arrivait toujours un moment où je saturais de ces soirées. « We’ll sleep when we’re dead » (On dormira quand on sera morts, ndlr.) disaient mes collègues en grimpant dans un taxi pour aller continuer la soirée dans un autre lieu. « J’ai bien envie de sleep maintenant » moi je pensais, après de longues journées sur des salons ou à animer des formations.

Pourquoi ça me semble problématique ? et pourquoi en parler maintenant ?

Parce que la période que nous vivons depuis la pandémie est une gigantesque invitation à repenser nos modes de fonctionnement automatiques, et à se demander « quel est l’impact, même non-intentionnel, de nos modus operandi ? », « qui s’y sent inclus·e, et est-ce bien ce que nous souhaitons ? ».

Le networking, en particulier sous forme d’afterwork, est un exercice aussi bénéfique qu’excluant, de fait, pour tout un tas de personnes. Il exclut celles et ceux qui ne peuvent pas participer, qui ont des responsabilités en dehors du travail (je pense aux aidants, aux parents). Il exclut également celles et ceux qui ne souhaitent tout simplement pas participer à ces moments d’hyper sociabilisation, parce que leur caractère est plus introverti ou parce qu’ils ne souhaitent pas mélanger leur vie personnelle à leur vie professionnelle, ne souhaitent pas créer d’amitié au bureau, etc. Mais il y a aussi ceux pour qui ces moments « festifs » ont déjà dérapé, et qui ne souhaitent pas renouveler l’expérience…

A ce sujet, le droit est clair : en novembre 2022, la Cour de Cassation a jugé abusif le licenciement d’un salarié qui refusait de participer aux séminaires et apéros de fin d’année, trop alcoolisés, humiliants et intrusifs à son goût. La justice lui a donné raison. Sans aller jusqu’à ce type d’extrême, il faut bien avoir en tête que ces activités d’afterwork, pas obligatoires mais fortement “recommandées”, mettent une pression implicite importante : pour « réussir », il faut participer, ça fait partie du package.

Alors, à quoi devrait-on prêter attention, que l’on soit leader ou membre d’équipe ?

Un événement réussi, c’est un événement qui propose une cohérence entre l’objectif, la typologie de participants et le format. Il faut donc bien réfléchir à :

  • - L’objectif – quelle est l’intention dans le fait de réunir les gens en dehors des horaires classiques de travail ? Des études prouvent que pendant des événements type networking, les individus ont tendance à rester avec les personnes qu’ils connaissent déjà, ou à aller vers des personnes qui leur ressemblent. Donc, si l’intention est de créer des interactions nouvelles entre membres d’équipes, il faudra chercher d’autres solutions, ou vraiment bien penser l’événement pour « forcer » ces interactions.

  • - L’équipe – connaissez-vous bien votre équipe ? Leur avez-vous demandé quel format leur plairait pour ce moment plus convivial et détendu que vous avez envie de proposer ? Savez-vous ce qui est possible pour eux en termes d’organisation personnelle ? Ne pas présupposer et poser ouvertement la question est toujours un bon point de départ. Ça évite de se tromper, en toute bonne foi, et de prendre des décisions à la place des salarié·es.

  • - Au choix des activités, du lieu, des sujets de discussion – je me souviendrai toujours de l’interview de Clara Gaymard, aux côtés d’Aude de Thuin pour les Mardis de l’ESSEC, qui partageait son expérience pendant ses longs déplacements, seule femme au milieu d’hommes, subissant la Coupe du monde de foot et des sujets de conversation qui ne l’intéressaient pas le soir au dîner. « Ce sentiment de gêne qu’on peut avoir pendant ces à-côtés du travail – pendant le travail, ça va, mais c’est pendant les cafés qu’on prend, le déjeuner qu’on prend, les voyages qu’on fait, où on se dit ‘mais qu’est-ce que je fous là ? Je serais tellement mieux chez moi, cette conversation ne m’intéresse pas, ils parlent entre eux de choses qui ne me concernent pas. C’est un facteur très important qui pousse certaines femmes à se dire : “j’ai envie d’exercer le métier qu’ils exercent, mais pas de vivre la vie qu’ils vivent” ».

  • - À la pression implicite – « Ça serait bien que tu passes à cette soirée, même pas longtemps ! » Pour certaines personnes, c’est un non catégorique, que l’entreprise doit pouvoir accueillir. (Une étude finlandaise a d’ailleurs prouvé que les “séparateurs”, celles et ceux qui séparent davantage le travail du “non travail” dans leur vie, étaient aussi ceux qui présentaient la meilleure gestion du stress et la meilleure forme physique et psychologique !)

Avec l’individualisation des rythmes de travail permise par le télétravail, il y a une pratique intelligente qui s’est développée : celle de mentionner dans les mails « J’envoie ce mail maintenant parce que ça m’arrange, mais je n’attends pas de réponse de votre part, répondez-moi quand c’est un bon moment pour vous. » Ce type de précaution se transpose assez facilement dans les contextes d’afterwork : « Ceci est une invitation, en aucun cas une convocation. Et si ce format ne vous convient pas, n’hésitez pas à en proposer d’autres. La conversation est ouverte. » L’intention est claire : vous êtes les bienvenu·es, et nous saurons aussi accueillir votre « non », sans conséquence. Nous vous faisons confiance.

La vraie leçon de la période, c’est celle des limites – tenir compte du perso dans le pro veut aussi dire interroger et respecter les limites de chacun·e et être très intentionnel·le dans ce qui est proposé « en dehors » des horaires classiques de travail.

Et se rappeler que souvent, quand on a le courage de dire : « j’adore travailler avec vous, mais le soir, c’est mon temps personnel, et j’en ai besoin », on autorise les autres à en faire de même. Toujours ces histoires de role models… On a besoin de courageux·ses qui connaissent leurs besoins et savent les exprimer, au service de la performance collective. Et on a besoin des conditions qui leur permettent de s’exprimer.

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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