« J’ai choisi de vivre sans argent pendant deux ans » Quentin, ex-ingénieur

25. 11. 2021

6 min.

« J’ai choisi de vivre sans argent pendant deux ans » Quentin, ex-ingénieur
autor
Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

Quand on tape « vivre sans » dans la barre de recherche Google, s’affiche divers organes du corps humain comme la rate ou la vésicule biliaire, tout de suite suivi par le pass sanitaire, actualité oblige… D’autres, plus idéalistes, interrogent le moteur de recherche sur la possibilité d’une vie sans argent. Une utopie ? “La tendresse” de Bourvil (1963) débutait bien par l’affirmation suivante : « On peut vivre sans richesse, presque sans le sou… » Alors, faut-il prendre au pied de la lettre cette jolie rengaine ? Est-il réellement possible de se passer presque ou totalement de nos précieux deniers, d’un compte en banque ou d’une modeste tirelire ? Nous avons rencontré Quentin, un jeune homme de 28 ans, diplômé d’école d’ingénieur qui a vécu pendant deux ans et demi et par périodes, sans argent. Renonçant en partie au travail, il témoigne des raisons qui l’ont conduit à choisir ce mode de vie et des difficultés qu’il implique.

Crise de sens à la sortie des études

A priori, rien ne prédestinait Quentin à vivre sa vie délesté du moindre kopeck. Après un brillant parcours d’élève ingénieur au Conservatoire National des Arts et Métiers, le jeune homme obtient son diplôme avec une spécialité en construction. Dès lors, « travailler dans le béton », comme il l’explique, aurait pu lui permettre de bien gagner sa vie. Mais Quentin s’aperçoit rapidement que ce travail ne lui plaît pas : « À l’école, je n’avais rien appris de concret et cette position de ne rien connaître, tout en étant bombardé à un poste à responsabilités, où tu dois donner des ordres et faire comme si tu y connaissais quelque chose, me dérangeait. » Il estime que le travail qu’il exerce est inutile à la société et ne sert qu’à faire tourner l’économie.

Entré à l’origine dans la construction par l’envie de bâtir, Quentin est désillusionné par le constat qu’aujourd’hui personne ne construit rien, pas même les ingénieurs. Très vite, il comprend qu’il n’échappera pas à la règle. Le jeune homme sait qu’il n’a pas sa place ici et ne peut mener la vie qu’il désire. Un ras-le-bol qui le pousse à trouver d’autres alternatives. « Dans ma tête je me disais que comme je n’avais pas envie de travailler, il fallait que j’apprenne à vivre sans argent. » Militant écologiste et très peu dépensier, le jeune homme verse la plupart de ses revenus à des associations. Le manque d’éthique environnementale de son secteur d’activité le convainc finalement de le quitter : « J’avais une rentrée d’argent mais je n’avais pas ou très peu de sorties. Je me suis dit que je n’allais pas continuer à gâcher mon temps pour rien. Dès que j’ai fini mes études et mon alternance, j’ai voulu voyager sans argent. »

Road trip à travers les Alpes

Sitôt ses études terminées, Quentin disparaît dans la nature. De Grenoble, il décide de traverser les Alpes « sans argent, sans ressource et sans projet. » Une aventure au parfum d’apprentissage pour celui qui admet qu’il n’avait encore aucune connaissance propice à la débrouille. « Mon objectif, c’était de me nourrir avec des plantes sauvages. Mais en automne, c’était assez compliqué pour en trouver. » Pourtant, l’ex-étudiant ne flanche pas et parvient à franchir les cols, atteindre l’Italie, la Slovénie et la Croatie. À mesure qu’il s’enfonce dans les Balkans, les problèmes d’approvisionnement s’intensifient : « Je ne trouvais rien à manger, j’ai eu beaucoup de mal à trouver de l’eau potable. Quand je suis rentré en France, j’ai fini aux urgences car je n’avais pas suffisamment mangé pendant une longue période tout en faisant beaucoup d’efforts physiques. »

Il continue de s’interroger sur ses capacités à vivre sans argent et expérimente, seul ou à plusieurs, comme lors d’un voyage aux États-Unis où il ne dépense que cinquante euros en trois mois (hors billets d’avion). Là-bas, il rencontre un autre pèlerin, Marvin, qui le convertit à l’itinérance et le convainc d’une possibilité de vie sans argent. Musicien itinérant, son nouveau mentor lui apprend les rudiments de la débrouille, notamment comment faire de la récup’ alimentaire, soit trouver des commerçants prêts à l’aider ou faire le tour des poubelles alimentaires des commerces. Ce dernier vit depuis cinq ans sans jamais stocker d’argent et au besoin, joue quelques notes de guitare pour avoir un peu de monnaie.

Un an sans argent et une crise de foie

Après cette initiation, Quentin part en mission humanitaire en Amérique du Sud. Encore une fois, dès que sa mission est achevée, il se remet au stop et parcourt le continent une année durant. Si le voyage est un thème récurrent des aventures sans argent, c’est aussi qu’il est beaucoup plus facile de vivre de cette façon en se déplaçant : « C’est facile de trouver des ressources alimentaires sur ta route, tu rencontre des personnes qui peuvent t’aider, sans compter que tu croises quantité de lieux où squatter une nuit. »

Les limites de ce mode de vie apparaissent une nouvelle fois. Attaqué par une crise de foie, le baroudeur tordu de douleur s’écroule sur le bas-côté d’une route en Colombie. Quentin reprend son souffle : « Des gens se sont arrêtés en me voyant, une dame m’a donné des médicaments. J’étais un peu méfiant, mais j’ai pris le médicament et ça a tout de suite calmé la douleur. Une autre voiture s’est arrêtée, on m’a emmené à l’hôpital. » En convalescence, le Français passe deux semaines alité au milieu d’une ferme où, une fois rétabli, il réalise des petits travaux pour remercier les habitants pour leur hospitalité. De ce voyage, il garde en tête que « les gens sont plus solidaires dans les pays pauvres. »

Les difficultés inhérentes à la sédentarité

De retour en France, Quentin poursuit sa quête, en ne dépensant que le strict nécessaire. Employé un temps, il achète un camion aménagé qu’il stationne sur le parking de son nouveau boulot. Une période « un peu étrange ». Car si Quentin gagne un salaire, il ne dépense rien, se lave à la rivière et se remet comme toujours à la récup’ alimentaire pour se nourrir. Mais la sédentarité a aussi ses écueils. « Lorsque tu restes sur le même lieu, la récup’ alimentaire, si tu la fais régulièrement au même endroit, c’est plus compliqué car tu peux avoir des soucis avec la police ou avec les gérants de magasin. Pour trouver un squat où te poser, si tu y restes longtemps tu risques d’être découvert. Et puis, tu t’ennuies un peu, parce que ce n’est pas évident de trouver des occupations qui ne coûtent rien. »

Alors l’idéaliste fait des concessions et réutilise de la monnaie. Il a d’ailleurs rouvert un compte en banque et arrêté les combines, conscient qu’il n’allait pas pouvoir vivre sans argent éternellement. Pas enclin à poursuivre des petits boulots dans le bâtiment pour le reste de ses jours, il se demande s’il ne doit pas mettre de l’argent de côté pour s’acheter un bout de terrain.

Refaire société ensemble à Eotopia

La solution vient d’ailleurs. Il y a un an, Quentin entend parler d’un endroit qui prône des valeurs proches des siennes : Eotopia. Ce tiers lieu de Saône-et-Loire, imaginé par Benjamin Lesage, autre baroudeur qui a raconté son expérience dans un livre Sans un sou en poche, (Éd. Arthaud), repose sur le principe de l’économie du don. Ici, l’argent n’a pas totalement disparu, mais il se fait rare. La formule est généreuse, pour cent euros, trois mois de logement sont garantis pour les sept résidents permanents de cet espace de trois hectares, composé d’une bâtisse principale et d’habitations individuelles.

À Eotopia, la vie est plus simple. Le travail collectif permet de développer une certaine autonomie et de se recréer une communauté. Toutes les personnes qui viennent ici sont accueillies, nourries et logées. Le concept, emprunté au mouvement Rainbow (un mouvement alternatif venu des États-Unis des années 1970, ndlr), repose sur une boîte à don dans laquelle chacun donne de l’argent quand il en a envie. S’il n’y a aucune obligation de participation financière, c’est le même principe qui régit les travaux du quotidien et d’entretien du potager collectif.

« Chacun donne le temps de travail qu’il a envie. Cette organisation permet à des gens sans argent de vivre parmi nous. L’hiver dernier, une personne ne donnait jamais d’argent pour le projet, mais d’autres compensaient et c’était ok pour le collectif. » Le lieu n’a pas vocation à se développer ni à atteindre l’autonomie totale, Eotopia se définit avant tout comme un lieu qui place l’humain, le collectif et le vivre ensemble au centre de ses considérations.

Reconversion professionnelle à l’horizon

Sur cette terre d’asile, Quentin se prépare à un nouveau départ professionnel. À 28 ans, il a assez voyagé pour comprendre ses envies et définir ce qui faisait sens dans sa vie. Depuis que l’ex-ingénieur espère devenir illustrateur pour livre d’enfant, il s’astreint même à quatre heures de dessin par jour et envisage d’ouvrir un atelier. Regagner de l’argent ne lui pose pas de problème tant que cela couvre ses besoins primaires et s’accorde avec son éthique. « Est-ce que j’ai envie aujourd’hui de vivre sans argent ? Pas forcément, car j’ai l’impression que je peux facilement en gagner et me faire plaisir en même temps. Mais il est hors de question de bosser dans une grande boîte où tout l’argent part à des actionnaires. »

Quitte à retrouver du sens à travers son travail ? « Je suis sûr que certaines personnes trouvent du sens à leur travail, mais la plupart des salariés sont perdus dans leurs vies et ne trouvent du sens qu’en dehors de la sphère professionnelle. » Pour Quentin, mettre du sens dans sa vie peut tout aussi bien passer par le fait d’être passionné par quelque chose, son boulot, mais éventuellement autre chose qui nous pousse à aller de l’avant. Alors peut-on vivre sans argent ? Il sourit : « Je conçois qu’on puisse être très heureux et vivre sans argent toute sa vie, mais cela demande de sacrifier une partie de son confort. »

Photo par Thomas Descamps, article édité par Romane Ganneval

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