« Bosser pendant 6 mois, puis partir 2 semaines en vacances, c'est absurde ! »

21. 9. 2021

5 min.

« Bosser pendant 6 mois, puis partir 2 semaines en vacances, c'est absurde ! »
autori
Albert MoukheiberLab expert

Doctor in neuroscience, clinical psychologist and author

Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Renfermer ses pieds dans des chaussures à lacets, boutonner une chemise repassée jusqu’au dernier bouton, ranger ses mèches blondies dans un chignon de danseuse, troquer son panier en osier pour un attaché case… Plus la peine de se voiler la face, l’été est bel bien derrière nous et avec, ses promesses d’évasion et de liberté. Les salariés reprennent leur course effrénée entremêlée de moments de travail, de socialisation, et de repos. Oui, de nos jours, même le repos est programmé, chronométré, rationalisé. Pourtant, chaque année c’est la même rengaine : à peine a-t-on poussé les portes de son bureau que l’envie d’ailleurs resurgit. Doit-on comprendre que trois semaines de vacances ne suffisent plus à recharger nos batteries ? Et si on avait tout faux en alternant période d’activité intense et trêve estivale ? Albert Moukheiber, docteur en neurosciences, psychologue clinicien et expert du Lab by Welcome to the Jungle, nous explique pourquoi le blues de la rentrée n’est que la conséquence d’un rythme social déconnecté de la nature.

Les salariés disent ressentir une grande déprime au moment de la rentrée. Faut-il s’en inquiéter ou, au contraire, l’accepter ?

Albert Moukheiber : Tout le monde se plaint de la rentrée, même si cela n’est pas vraiment quantifié. En tant que psychologue clinicien, je n’observe pas plus de déprime, de burn out, ni plus de troubles anxieux à ce moment particulier de l’année. Mais sans aller jusqu’à la dépression, c’est peut-être une période où l’on se plaint davantage. Est-ce que c’est normal ? Il faudrait pouvoir définir ce qu’est la normalité. Si l’on considère que ce sont des choses que l’on généralise, alors oui, dans ce cas-là, rien d’anormal au coup de mou de la rentrée.

La plainte est plus importante à cette période parce que nous redoutons de renouer avec une certaine routine ? Ou parce que nous ne sommes pas faits pour passer d’un moment dédié au repos à une activité intense ?

C’est un peu plus compliqué. D’abord, il est illusoire de penser qu’on passe d’un moment où l’on ne fait rien à un moment où l’on est très actif : on n’est pas inactif en vacances, bien au contraire ! Comme nous attendons cette trêve pendant des mois, il en découle une certaine pression : je dois faire quelque chose de mes vacances, je dois profiter de chaque minute… Il est très rare qu’une personne vous dise : « Pendant trois semaines, je vais rester chez moi à flâner dans mon appartement, sans programme fixe. » Les vacances ne riment malheureusement pas avec oisiveté ! Même si la pression n’est pas la même que le reste de l’année, il y a toujours cette notion de performance. Vous voulez recharger vos batteries ? Voilà un but, un objectif à atteindre, opposée à cette idée de ne rien faire. Dans ces conditions, pas étonnant que l’on ressente de la fatigue à notre retour au travail.

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Si je suis votre raisonnement, le problème viendrait de la façon dont nous organisons nos vacances ?

En effet, je pense que c’est une très mauvaise idée de penser qu’il faille bosser comme des fous pendant six, neuf mois, puis partir deux semaines au Cambodge pour recharger ses batteries, pour de nouveau s’épuiser au boulot. C’est un peu comme-ci je vous disais que je vais arrêter de manger pendant un mois, puis que j’ingurgiterai dix kilos de nourriture en un seul repas, ou que je ne vais pas dormir pendant trois semaines, puis que je vais passer une semaine au lit… C’est complètement absurde et c’est pourtant ce que nous faisons tous ! Qu’il s’agisse d’être productif toute l’année dans notre travail, ou de nous évader, de nous reposer pendant nos vacances, nous oublions de nous ménager des moments sans objectif, ce qui est pourtant essentiel à notre équilibre.

Les vacances que l’on planifie, que l’on prend plaisir à organiser, c’est tout de même une récompense qui nous aide à tenir lorsqu’on est submergé ou que nos missions professionnelles ne nous plaisent plus…

Depuis la révolution industrielle, nous avons inventé de nouveaux rythmes sociaux qui alternent vacances et travail, mais ça n’a pas toujours été le cas. Prenez les paysans au 19ème siècle, ils devaient s’occuper de leur terre en suivant le rythme du soleil et des saisons. Ils ne labouraient pas tous les jours de 9h à 17h. En hiver, il y avait généralement moins de travail. Aujourd’hui, nous devons nous réveiller, nous habiller, nous rendre dans des bureaux pour accomplir chaque jour le même travail et ce, pendant plus de quarante ans… Pourtant, nous ne sommes pas des robots et nous avons besoin de vide, en dehors des moments sacrés que sont les vacances et les week-ends.

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La répétition n’est pas bonne pour notre équilibre et notre cerveau ?

Disons que notre cerveau est capable de s’adapter à toutes les situations ou presque, mais cela ne veut pas dire que c’est bon pour nous. Pensez aux relations sentimentales toxiques, aux dictatures… L’humain s’en accommode, mais à quel prix ? En revanche, nous voyons bien que ce que nous avons gagné en niveau de vie depuis deux cents ans n’a pas augmenté notre satisfaction de vie. Un salarié français qui gagne trois fois le montant du SMIC, qui a accès à l’eau courante, à l’électricité, qui peut manger à sa faim, se vêtir en suivant les dernières tendances, n’a pas nécessairement plus de satisfaction de vie qu’une personne vivant dans une région où le confort n’est pas le même. Cette observation pose une question fondamentale : pourquoi met-on tant d’efforts à accomplir quelque chose qui ne nous rend pas plus heureux ?

Quel serait le remède alors ? Travailler moins, échelonner nos vacances, avoir plus de moments vacants…

Prenons l’idée de la semaine de quatre jours. Si je suis seul à travailler quatre jours par semaine, alors que la société travaille cinq jours, je vais surement avoir moins de pression à remplir chaque heure de ces trois jours de pause. Plus besoin de culpabiliser de ne rien faire le troisième jour puisque tout le monde sera occupé. Donc, ça peut être une bonne idée. Le but, c’est d’arriver à trouver un rythme qui nous retire cette pression de performance dans le travail ou dans la vie quotidienne, en remplissant toujours plus un emploi du temps déjà surchargé. Après, il n’y a pas de recette magique à ce problème, puisque c’est une question d’approche. Vous voulez faire du yoga, de la méditation ? S’il s’agit de vous recentrer, divaguer, ou de vous détendre, très bien, en revanche, si vous commencez à mettre votre réveil à 5h du matin pour faire une salutation au soleil aux premières lueurs du jour, on retourne dans les mêmes travers. C’est la même chose lorsqu’on lit : il y a la personne qui va feuilleter tranquillement, quand l’autre voudra absolument terminer tel chapitre avant de se coucher.

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Concrètement, comment faire en sorte d’avoir des moments de rien chaque jour ?

Je n’ai jamais dit que c’était simple ! (Rires) Par exemple, à une période, lorsque je rentrais chez moi, je me posais sur le sofa et je ne faisais rien. Au départ, je me disais que c’était complètement ridicule, je regardais les nuages… Maintenant, c’est devenu quelque chose de naturel, je sais que j’ai besoin de prendre une pause vis-à-vis de moi régulièrement. Si vous allonger pour ne rien faire vous effraie, vous pouvez marcher sans but, errer. Après, comme je le disais, le risque, c’est de se dire qu’on va y gagner. C’est le serpent qui se mord la queue et ça ne fonctionne pas. Parce que s’il a été scientifiquement prouvé que le désengagement intentionnel faisait du bien, ça ne résout toujours pas le problème de la façon dont on doit s’y prendre. C’est hyper paradoxal.

Nos vies ne sont-elles pas régies de telle sorte à être toujours plus productives ?

C’est vrai, mais ce n’a pas toujours été le cas et je crois que c’est toujours possible de faire autrement. Je pense qu’il faut commencer dès la prime jeunesse, en disant à nos enfants qu’ils ne sont pas obligés d’être les meilleurs tout le temps. Aujourd’hui, il faut toujours être le premier, mais est-ce que j’ai vraiment besoin de l’être tout le temps, dans tout ce que j’entreprends ? Je peux jouer de la guitare juste pour me détendre, pas forcément pour devenir le nouveau Jimi Hendrix. Après, cette façon de voir les choses peut sembler saugrenue, tant il est ancré en nous qu’être moyen, ce n’est pas suffisant.

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Édité par Manuel Avenel