Les initiatives contre le racisme en entreprise : greenwashing de l’inclusion ?

23. 9. 2020

9 min.

Les initiatives contre le racisme en entreprise : greenwashing de l’inclusion ?
autor
Euphrasie Kalolwa

Rédactrice freelance

Que ce soit au moment de l’entretien d’embauche ou lorsqu’il s’agit de gravir les échelons hiérarchiques d’une entreprise, les personnes issues de la diversité continuent de faire face au racisme au cours de leur carrière. Si cette situation n’est pas neuve au regard des nombreuses études qui ont montré, puis dénoncé, l’existence de discriminations au travail, comment explique-t-on que cette situation perdure ? Enquête.

Le 2 juillet dernier, sept grandes entreprises françaises ont été convoquées par le gouvernement pour une demi-journée de formation. Le thème du jour : la discrimination à l’embauche. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il est toujours nécessaire de rappeler à l’ordre les grandes entreprises françaises sur les questions de discrimination. Et aujourd’hui encore un candidat d’une minorité visible à moins de chances de voir sa candidature retenue, comme l’a confirmé la dernière campagne de testing (pratique consistant à faire constater, afin qu’elle soit sanctionnée, toute forme de discrimination, ndlr) récemment commandée par le gouvernement.

Menée entre novembre 2018 et janvier 2019, cette dernière a permis d’analyser 17 600 candidatures et demandes d’informations - fictives - à 103 grandes sociétés (CAC All tradable), dans 6 régions françaises. À chaque fois : deux profils identiques avec dans un cas un patronyme maghrébin et de l’autre un patronyme d’origine française. Les résultats ont confirmé l’existence d’une discrimination à l’embauche « significative et robuste » en montrant qu’un « CV au nom Maghrébin avait 25 % de chances de moins de recevoir une réponse ».

Après avoir été épinglés comme mauvais élèves : Air France, Accor, Altran, Arkéma, Renault, Rexel et Sopra Steria n’ont pas eu d’autres choix que d’accepter de participer à l’atelier de formation organisé par le gouvernement. Le cabinet Mozaïk RH, spécialisé dans le recrutement des jeunes diplômés issus de la diversité a été choisi pour organiser l’événement et d’après son fondateur Saïd Hammouche l’objectif est de « voir comment on recrute (les jeunes issus de la diversité), comment on évalue correctement ces profils et comment on réussit l’intégration de ces profils dans l’entreprise. »

Cette campagne de testing n’est pas la première à avoir été réalisée à la demande d’un gouvernement. Déjà en 2016, une étude similaire réalisée à la demande de l’ancienne Ministre du Travail Myriam El Khomri, avait montré que la candidature au patronyme maghrébin était retenue dans 36 % des cas, contre 47 % pour les candidatures aux noms d’origine française.

Les engagements des grandes entreprises pour lutter contre les discriminations : de la poudre aux yeux ?

Dans un contexte où nombre de jeunes français issus de la diversité expriment leur malaise en se rassemblant contre les violences policières, crient leur ras-le-bol face au racisme latent, cette démarche gouvernementale semble être une bonne chose. Et pourtant, elle interroge. Que font les grands groupes français pour véritablement mettre fin aux discriminations ?

Le sociologue Jean-François Amadieu ne s’étonne pas des résultats de cette enquête. Il estime que dans le monde de l’entreprise, un candidat d’une minorité visible a en moyenne de 20 à 25 % de chances en moins d’être retenu, surtout s’il postule dans un secteur d’activité où le contact avec la clientèle est important comme dans l’hôtellerie ou la restauration. Mais si ces situations sont loin d’être des cas isolés, elles sont pourtant illégales au regard du Code Pénal qui rappelle que « toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine, […] de leur patronyme, […] de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion déterminée » est une discrimination. Aussi, l’article stipule que l’auteur d’un acte discriminant encourt jusqu’à un an d’emprisonnement et une amende de 3 750 €. L’entreprise en tant qu’entité morale est soumise aux mêmes règles.

Pour se conformer à ce cadre légal, les grandes entreprises françaises se sont officiellement engagées dans la lutte contre les discriminations, signant des chartes et décrochant des labels censés attester de leur bonne foi. C’est d’ailleurs ce qu’elles mettent en avant lorsqu’il s’agit de justifier les mauvais résultats de l’étude. La compagnie aérienne Air France, rappelée à l’ordre par le gouvernement, affirme s’être engagée « pour favoriser l’égalité des chances et accompagner les jeunes vers l’emploi », en formant ses recruteurs « à la prévention des discriminations » et en soumettant ses processus de recrutement à des audits réguliers. Elle n’a pas non plus oublié de mentionner son action en faveur de l’insertion et de la lutte contre l’exclusion, avec à sa participation au Pacte Avec Les Quartiers pour Toutes les Entreprises (les entreprises signataires s’engagent auprès de l’État à mettre en place un programme d’accompagnement pour favoriser l’insertion professionnelle des jeunes issus des quartiers, ndlr). En revanche, le groupe aéronautique préfère rester silencieux lorsqu’il s’agit de détailler ses engagements concrets pour lutter contre les discriminations ou la répartition ethnique du personnel entre les postes techniques et les postes à responsabilité.

La signature de chartes pour la diversité, un greenwashing de l’inclusion

Elle aussi pointée du doigt pour ses mauvais résultats lors de la campagne de testing, la société de conseil en transformation digitale Sopra Steria nie toute forme de discrimination à l’embauche. Par la voix de son PDG, elle conteste les conclusions et la méthodologie de l’étude, arguant que le test a été mené « en dehors du processus de recrutement habituel. » Une position que partage également le groupe Altran, entreprise de conseil en ingénierie qui a choisi de balayer les accusations d’un revers de la main en affirmant que l’entreprise ne peut se permettre de discriminer les jeunes diplômés issus de la diversité, puisqu’elle recrute « sur un marché en pénurie de candidats ». Enfin, le groupe chimique français Arkema souligne l’existence au sein de son entreprise d’une Charte de recrutement basée sur des principes de non-discrimination et refuse « d’accepter le soupçon de discrimination puisqu’il ne reflète pas la réalité ».

Si nombre d’entreprises refusent de reconnaître l’existence d’une discrimination à l’embauche par peur de s’exposer à des poursuites judiciaires, selon Marie Dasylva, fondatrice de l’agence Nkaliworks, spécialisée dans l’accompagnement stratégique des minorités discriminées au travail, c’est surtout l’absence de volonté des dirigeants pour changer le système qui fait que la situation ne s’améliore pas. Ainsi, le recours aux labels et autres engagements se résume à « une tentative de colmatage de la part des entreprises, pour apparaître comme non discriminantes, plus qu’à une réelle volonté ». En d’autres mots, une sorte de greenwashing de l’inclusion…

Dommage, parce que c’est pourtant bien à la « nature systémique » des discriminations qu’il faut s’attaquer si on veut réduire les inégalités, relève le Défenseur des Droits. Publié le 22 juin, le rapport Discriminations et origines : l’urgence d’agir de Jacques Toubon, démontre que les discriminations ne sont pas le résultat de logiques individuelles, de quelques DRH qui refusent d’embaucher des personnes noires ou arabes, mais bien d’un système qui reproduit les inégalités. Et les chantiers sont nombreux : parce qu’au-delà de la discrimination à l’embauche, le racisme subi par les personnes issues des minorités ethniques se manifeste tout au long de la carrière professionnelle.

La discrimination à la promotion : une discrimination moins connue

Lorsqu’il s’agit de grimper les échelons hiérarchiques, nombre de salariés d’appartenance ethnique non européenne se heurtent à un plafond de verre. Selon Momar Nguer, ancien membre du comité exécutif de Total et conseiller de son PDG, Patrick Pouyanné, « s’il reste des réflexes racistes lors des recrutements de jeunes diplômés, c’est surtout quelques années plus tard que le racisme se manifeste. Même si vous êtes très compétent, on vous fait enchaîner des jobs techniques. Très vite vous vous rendez-compte que d’autres collègues qui ont la même ancienneté et les mêmes compétences que vous prennent des postes d’encadrement. Puis, arrive un moment où vous avez 45 ans et vous n’avez jamais dirigé une équipe de plus de dix personnes. Là vous prenez conscience que les postes de direction vous seront définitivement fermés. ». Et s’il est déjà difficile d’obtenir un poste à responsabilités pour un salarié issu de la diversité, il est quasi impossible d’intégrer les comités exécutifs des grandes entreprises françaises.

Pour Momar Nguer, cela s’explique par le « conservatisme ambiant », qui pousse les décideurs « à s’entourer de gens qui leur ressemblent, donc de Blancs, alors même qu’il existe un vivier de personnes Noires qui sortent des meilleures écoles, de Polytechnique, Centrale, des grandes écoles de commerce. » Un réflexe adopté par les décideurs au moment de la sélection, qui se reflète sur les photos des comités exécutifs, mais aussi, dans les conseils d’administration des grands. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : « Selon une étude co-réalisée en 2017 par l’Institut Français des Administrateurs et l’observatoire Ethics & Board, moins de 1 % des administrateurs du CAC 40 et des entreprises du SBF 120 sont des Français d’origine non européenne. Depuis, la situation n’a pas progressé », précise Lætitia Hélouet, coprésidente du Club XXIe siècle, un groupe dédié à la promotion d’une vision positive de la diversité et de l’égalité des chances au sein de la société française.

La Start-up Nation : un « monde de demain » identique au monde d’hier

Les campagnes de testings analysent les grandes entreprises françaises. Pour autant, il ne faut pas croire que les petites entreprises et les start-ups font mieux en matière de discriminations à l’égard des minorités ethniques. Selon le sociologue Jean-François Amadieu, président de l’Observatoire des discriminations, il se pourrait même qu’elles y soient plus élevées.

La taille de la structure n’est pas le seul élément qui fait des start-ups un terrain fertile aux discriminations. C’est l’entre-soi, l’une des composantes du milieu de « la Tech » qui a tendance à amplifier le racisme au sein de ces structures où les personnes racisées font souvent l’objet de blagues douteuses et de harcèlement. À y regarder de plus près, l’uniformité saute aux yeux lorsque l’on regarde le profil des start-uppers : ils sont généralement Blancs et issus de milieux sociaux favorisés et bien souvent ils sortent des mêmes écoles, où ils ont développé une « “bro culture” faite de stéréotypes, de blagues salaces et de beuveries », relève Marie Georges, présidente de l’incubateur Paris Pionnières, « qui exclut de fait les femmes et les minorités du groupe. »

L’État peu enclin à résoudre le problème

Bien que le Ministère du Travail ait fini par reconnaître en février dernier que « des discriminations, volontaires ou non, existaient dans notre pays, y compris au sein des plus grandes entreprises », les mesures prises par le gouvernement laissent perplexe. Tout simplement parce que lorsqu’il s’agit de parler ou de prendre des mesures concrètes pour lutter contre les discriminations raciales au travail, tout le monde marche sur des œufs. Comment une demi-journée de formation pourrait suffire à résoudre les problèmes de discrimination au travail ? En novembre 2017, devant un parterre d’associations, Emmanuel Macron s’était pourtant engagé à « pénaliser les discriminations à l’embauche, mais aussi à poursuivre les opérations de testing et à rendre publics les noms des entreprises délinquantes en la matière. » La campagne de testing a bien eu lieu, mais ses résultats ont été passés sous silence par le gouvernement pendant plus de huit mois. C’est l’équipe de chercheurs mandatés pour conduire l’enquête qui, face au mutisme de l’État, a décidé de les rendre publics. « Les vrais blocages se situent dans la sphère publique, d’où sont souvent issus les patrons des grandes entreprises », explique Thierry Déau, fondateur du fonds d’infrastructure Meridiam et l’un des rares Noirs à avoir été coopté aux très courus dîners du Siècle (Le Siècle est un club d’influence qui regroupe les dirigeants politiques, économiques, culturels et médiatiques français, ndlr). Finalement, sans réelle volonté politique, le problème ne peut être résolu. « L’injonction doit venir des politiques publiques, comme ce fut le cas pour le handicap avec la loi de 2005 ou pour la mixité », souligne la sociologue Laure Bereni.

« Lutter avec ceux pour qui la lutte importe »

Face à l’absence d’une réelle volonté de la part des entreprises et de l’État, diverses associations et agences de coaching se sont organisées pour accompagner les victimes de racisme au travail. En se positionnant comme spécialistes des questions de diversité, elles accompagnent les minorités qui souhaitent entreprendre ou se défendre. C’est le cas par exemple du programme d’aide à l’entrepreneuriat Les Déterminés, de La Fédération Nationale des Maisons des Potes et ou encore de l’agence Nkaliworks, qui soutiennent sur le plan juridique et psychologique les minorités victimes de racisme dans le cadre professionnel.

Marie Dasylva, fondatrice de l’agence Nkaliworks, reconnaît que ce qu’elle fait « s’apparente à ce que fait un urgentiste : on intervient dans l’urgence, on les aide à prendre la parole et à faire face à la déflagration que cette prise de parole entraîne, mais nous ne sommes pas la solution à long terme ». Pour elle, la véritable solution réside dans les actions collectives, qui permettent de mobiliser l’arsenal législatif déjà existant en matière de discrimination et d’instaurer un véritable rapport de forces. « Dans l’histoire française, aucune grande avancée sociale n’a été obtenue grâce au dialogue : c’est en combattant que les femmes ont obtenu le droit de vote et, que les salariés ont obtenu la semaine de 35 heures », rappelle-t-elle.

Se lancer dans bras de fer avec les dirigeants, c’est justement ce que font les femmes de chambre de l’hôtel Ibis de Clichy Batignolles, exclusivement noires, lorsqu’elles manifestent pour obtenir une revalorisation de leur statut et de meilleures conditions de travail. Mais malgré le courage de ces femmes, qui ont réussi à mettre en lumière leur situation précaire, l’enlisement des négociations témoigne du peu de considération de la direction pour ses employées. Et encore une fois, une impasse…

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Photo by WTTJ

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