Le piston : toujours tabou en France ?

20. 11. 2019

8 min.

Le piston : toujours tabou en France ?

Selon LinkedIn, 2 millions de recrutements ont été effectués en France en 2019. Mais on estime que, parmi la totalité des emplois pourvus, seulement 30% des offres ont été diffusées publiquement. Alors si la grande majorité des postes sont pourvus avant même qu’une annonce paraisse, est-ce que le piston y est pour quelque chose ? Dans quel secteur celui-ci est le plus répandu ? Et quelle est la différence entre piston et cooptation ?

Piston et “anti-piston”

Une pratique qui existe depuis toujours

En référence au piston mécanique né en 1857 qui est une pièce qui pousse et appuie, le verbe “pistonner” est un terme français, qui au sens figuré signifie appuyer quelqu’un. “Avoir du piston”, “avoir un piston”, “avoir un coup de piston”, autant d’expressions qui veulent dire « avoir une personne qui nous pousse pour obtenir quelque chose » par son réseau ou par sa fonction dans l’entreprise.

Et ce coup de piston a traversé les âges. Avant la révolution française, il était naturel de travailler avec ses proches, le piston était donc partout mais personne ne l’appelait ainsi. Ensuite, avec l’ère moderne, on a évolué vers un système méritocratique pour tenter d’effacer progressivement le poids du statut donné dès la naissance et laisser leur chance aux plus méritants. On a créé par exemple l’ENA après la seconde guerre mondiale pour aller dans ce sens et atténuer le phénomène de “copinage” qui permettait d’accéder aux postes de la haute administration.

S’il semble donc naturel de vouloir aider ses proches, jusqu’à quel point est-il possible de le faire ? Quand cela peut-il devenir choquant ou inacceptable ? Le piston n’a pas “émergé”, c’est l’anti-piston qui a émergé.

Car, le piston ainsi nommé est devenu, au fil des décennies, une pratique de plus en plus taboue et souterraine qui a fait naître les fantasmes : corruption, emplois fictifs, fraude, incompétents au pouvoir, triche… En 2010, les Français pointaient du doigt certains secteurs et profils qu’ils pensaient dur comme fer être les plus concernés par ce phénomène : les dirigeants des entreprises du CAC 40, le cinéma et l’audiovisuel, les politiques, le luxe, etc.

Cette porte d’entrée privilégiée pour être recruté a une connotation négative aussi bien pour l’employeur accusé de faire du favoritisme, que pour l’employé qui n’a pas eu beaucoup d’efforts à faire pour arriver à ce poste. D’un point de vue RH, le piston, bien qu’encore très répandu, n’a pas la part belle. « Le piston, c’est favoriser le recrutement de quelqu’un parce qu’il connaît quelqu’un. Et cela arrive très régulièrement de recevoir des CV par réseau, de personnes recommandant un ami ou un membre de leur famille. La pratique en tant que telle est discriminante et dangereuse pour l’entreprise car elle pousse à recruter des profils qui viennent d’environnements familiers pour les mauvaises raisons, au détriment de critères objectifs. C’est une pratique peu éthique et contraire aux engagements d’un bon RH. » nous livre Stella W., head of talent.

Et pour autant, aucun cadre légal ne régit cette pratique non-officielle, qu’elle soit employée pour un junior qui entre sur le marché de l’emploi - ce qui est plus souvent le cas aujourd’hui - ou à haut niveau, en propulsant quelqu’un a un très haut poste comme on le faisait beaucoup auparavant.

Une pratique qui existe partout

De la France à l’Italie, en passant par les USA ou encore le Maroc, c’est une pratique internationale.

Il y a 10 ans, la moitié des Français interrogés désignaient eux-mêmes la France comme le “pays du piston” (étude Skyprods de 2010. Chance pour les uns, injustice pour les autres, près de 90% d’entre eux pensaient déjà que le piston primait sur le talent.

Au même moment, chez nos voisins italiens, 30,7% prétendent avoir été embauchés grâce à un ami ou un parent (selon une étude ISFOL. Et ce système de sélection anti-méritocratique a pris de l’ampleur au fil des années. Entre 1972 et 1997, 24,4% des sondés déclaraient y avoir recours pour trouver du travail et en 2003, ils étaient 35,3%.

Aux États-Unis, faire jouer son networking et son entourage est également monnaie courante quand on sait que deux tiers des offres ne sont jamais publiées.

Mais c’est au Maroc que le piston atteint son apogée et représenterait 70,9% des moyens de recherche utilisés pour décrocher un emploi, selon la dernière étude commune réalisée par le Haut Commissariat au plan et la Banque mondiale en 2017. Selon une autre étude menée par les chercheurs Azeddine Akesbi et Salwa Zerhouni, 90% des jeunes Marocains à la recherche d’un emploi croient au pouvoir du piston. C’est dans ce contexte que l’entrepreneur Badr Derouich a créé la garantie “Sans Piston” pour réduire les inégalités dans les process de recrutement, améliorer la qualité de travail et venir à bout de l’augmentation de la population sur-qualifiée à des postes en deçà de leurs compétences.

Le piston, une pratique courante pour mettre un premier pied en entreprise

Eric Ortolland, responsable ressources humaines, nous confirme qu’aujourd’hui : « Le piston est plus restreint aux environnements sans enjeux comme les stages. Dans les années 90, je travaillais dans le monde industriel et chaque printemps j’ouvrais la liste des postes à pourvoir pour les enfants du personnel ! »

« Dans les années 90, je travaillais dans le monde industriel et chaque printemps j’ouvrais la liste des postes à pourvoir pour les enfants du personnel ! » Eric Ortolland, DRH

Si le piston est encore monnaie courante mais « plus rare dans les grandes entreprises » selon Eric, il est aussi moins fréquent sur les postes à responsabilités et niveaux de rémunération importants. Dans ce cas, le seul lien affectif ne peut justifier l’embauche, les compétences et références étant essentielles pour intégrer le process de recrutement avec in fine la validation du comité exécutif. On parle donc davantage de piston pour un job d’été ou un premier emploi, moins impliquant pour l’entreprise.

Louis G. nous raconte son entrée dans l’univers des maisons de luxe : « Je devais faire un stage lors de ma 1ère année d’études supérieures et mon père avait une amie qui travaillait pour une grande maison de luxe. On a pris un café ensemble, j’y allais pour qu’elle me parle du digital dans l’univers du luxe et elle m’a finalement proposé un stage d’un mois où j’ai vécu une super expérience en visitant les boutiques, les ateliers de confection et en rencontrant les autres départements de l’entreprise. Ensuite pour mon stage de 2ème année, mon père connaissait la CEO d’une autre grande maison concurrente. Ils allaient poster une offre de stage et j’ai eu la priorité sur le poste. Après mes études, j’ai recontacté ma première maitre de stage qui m’a fait revenir avec beaucoup de facilité dans la maison car elle me connaissait déjà et j’avais acquis une bonne expérience de 6 mois précédemment. Le luxe et la mode sont des milieux relativement fermés et difficiles d’accès, ce coup de pouce m’a permis d’y mettre un pied. »

« Le luxe et la mode sont des milieux relativement fermés et difficiles d’accès, ce coup de pouce m’a permis d’y mettre un pied. » Louis

Si Louis a très bien vécu la situation, le piston met souvent la pression à la personne qui y a recours. En effet, être pistonné engage la réputation de celui qui vous pistonne, souvent un proche de surcroit que vous ne voulez pas décevoir.

Julie L. en témoigne : « J’étais plutôt issue du milieu du spectacle avec tous les aléas des intermittents et j’avais besoin de stabilité financière. Un poste s’ouvrait au sein d’un grand titre de presse et mon frère était persuadé que je pouvais le faire. Ça a été beaucoup de pression car j’ai passé quatre entretiens, mon frère m’a bien préparée. Il y a une vraie pression dès les entretiens et cette pression a continué pendant toute la période d’essai de 4 mois. J’ai su prouver que je savais faire le job et j’ai réussi à être épanouie pendant un moment. Par contre je ne me sentais pas libre de m’exprimer, car je pensais toujours à mon frère en me disant qu’il ne fallait pas faire de vague. J’avais toujours l’impression qu’il fallait en faire plus pour gagner le respect. Et j’avais une forte pression en terme de résultats car le responsable de service lui faisait des retours sur mon travail »

« J’avais toujours l’impression qu’il fallait en faire plus pour gagner le respect. » Julie

Pour point de repère, 23% des Français avouaient avoir déjà utilisé leur statut professionnel pour appuyer la candidature d’un membre de leur famille dans leur entreprise (sondage Opinion-Way.

La cooptation : le “nouveau” piston

La cooptation, un véritable levier d’embauche

Il n’est pas rare d’amalgamer « piston » et « cooptation » alors une petite clarification s’impose.

« La cooptation, contrairement au piston implique de recruter le profil en le comparant avec d’autres candidats à compétences égales. C’est ce qui fait toute la différence. On ne recrute pas un profil parce que X ou Y nous l’a demandé mais parce qu’il a été recommandé et a les compétences requises pour le poste. La cooptation est un moyen pour identifier des profils qualifiés. » explique Stella W.

La cooptation, ou recrutement par recommandation, repose sur l’activation de son réseau professionnel. Soit on a déjà travaillé directement avec la personne qui nous recommande pour le poste, soit pas mais elle connaît notre expertise sur le secteur via un réseau commun. Dans les deux cas elle est sûre de nos compétences et « s’en porte caution » auprès du recruteur.

Contrairement au piston qui est souvent une affaire de lien affectif, la cooptation est une méthode de recrutement plus professionnelle reconnue et valorisée. Selon l’étude Les perspectives de l’emploi cadres, menée par l’Apec en 2018, 64 % des recruteurs estiment que les meilleurs candidats sont ceux issus de la cooptation et 42% ont eu recours à celle-ci pour leurs derniers recrutements. La cooptation permet d’accéder à un nouveau vivier de candidatures très qualitatif qui accède ensuite au processus de recrutement classique. Il s’agit du 3ème moyen le plus efficace pour recruter des profils cadres. En effet, ce type de profil est expert sur son secteur et reconnu par ses pairs, cette légitimité rend plus facile la cooptation que pour des profils plus juniors.

Coopter quelqu’un, un bon moyen de vous valoriser en interne

Lorsqu’une personne recommande quelqu’un, elle met en jeu sa crédibilité, encore plus s’il s’agit de l’entreprise dans laquelle elle travaille. Mais si elle est sûre de son coup, cela peut-être un excellent moyen de se valoriser en interne :

  • En exerçant ce type de parrainage, vous ferez gagner beaucoup de temps aux RH (80% de leur temps est en principe alloué à la pré-sélection des candidats).
  • Vous leur ferez également économiser de l’argent (43 % des candidats recrutés par le biais de la cooptation restent 3 ans en entreprise, contre 14% des candidats issus d’offres d’emploi).
  • Et, cerise sur le gâteau, vous permettrez à l’entreprise de baisser son taux de turnovers.

Pour favoriser la cooptation, certaines entreprises mettent en place des programmes pour rémunérer les collaborateurs apportant des bons profils. Un rapport gagnant-gagnant pour des salariés engagés et une entreprise de confiance.

Les limites de ces pratiques

La préservation de la diversité des profils dans l’entreprise

Des gens qui se ressemblent trop, font partie d’un même cercle, et sont majoritaires dans l’organisation peuvent la déstabiliser. Il est de la responsabilité des entreprises et des salariés de préserver cet équilibre.

Stella nous rappelle que d’un point de vue RH « C’est à l’entreprise, par le biais du recruteur quel qu’il soit, d’intégrer le profil au process de recrutement classique afin de ne pas en faire un candidat pistonné. Il en va de la responsabilité de l’entreprise. »

La préservation de la méritocratie

Ces pratiques « permettent à un candidat d’avoir accès à des postes qui parfois ne sont pas encore publiés. Ainsi deux candidats aux mêmes compétences n’ont pas les mêmes chances d’accès aux meilleurs postes. La méritocratie est donc bafouée car ce n’est pas le plus talentueux qui est recruté mais celui qui bénéficie du meilleur réseau » explique Eric.

« La méritocratie est donc bafouée car ce n’est pas le plus talentueux qui est recruté mais celui qui bénéficie du meilleur réseau » Eric

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Preberané témy