L’art de s’en foutre : ils arrivent à se détacher totalement de leur travail…

29. 7. 2021

7 min.

L’art de s’en foutre : ils arrivent à se détacher totalement de leur travail…
autor
Gabrielle de Loynes

Rédacteur & Photographe

« Vous faites quoi dans la vie ? » Tandis que la majorité des gens se définit par son travail, certains nagent à contre-courant. Loin de la marée humaine qui s’agite et se noie dans le boulot, emportée par le flot des horaires intenses et des vagues de stress, une petite minorité prend le large et garde ses distances. Lucien, Anaïs et Vincent sont de ceux-là. Pour eux, le travail n’est pas - ou plus - une priorité. Pas question de se jeter corps et âme dans les eaux troubles du labeur, ni de se tuer à la tâche. Ils voguent à leurs rythmes, le détachement en bouée de sauvetage. La mer peut tanguer, la houle peut s’agiter, la vague de rush déferler… rien ne les affole. Comment font-ils ? Cela peut-il compromettre l’évolution professionnelle ? Rencontres.

Faut-il ériger la nonchalance en art de vivre ?

Tout donner pour une promotion, faire des heures supplémentaires pour répondre à des objectifs abstraits, stresser en période de rush… Au travail, il faut bien reconnaître que le détachement et la prise de recul présentent quelques avantages pour notre santé physique et mentale…D’ailleurs, depuis les confinements à répétition, nous sommes nombreux à avoir réalisé que l’essentiel ne se trouvait pas forcément au travail. Si la prise de recul reste difficile à maîtriser, certains ont réussi à trouver un équilibre qui leur convient. « Je ne suis pas quelqu’un de stressé, observe Lucien, rédacteur adjoint pour une start-up. J’ai un bon équilibre de vie, je fais du sport, j’ai le temps de voir mes proches. Bref, je n’ai pas la tête dans le guidon. J’ai une disponibilité d’esprit qui m’aide à y voir plus clair au travail et à aborder les choses plus sereinement. » De son côté Vincent, développeur web passionné rapporte les mêmes bénéfices : « Je suis serein. Cette légèreté que je pose sur la vie en général fait que je ne risque jamais de me laisser submerger par des émotions trop négatives. » Quant à Anaïs, journaliste, il n’y a aucun doute, le détachement l’a libérée. « Plus je lâche prise, confie-t-elle, plus j’ai envie de travailler et plus je produis du travail de qualité, c’est un cercle vertueux ! »

Avant eux, les personnages de Gaston Lagaffe, le Big Lebowski (alias « the Dude ») ou encore Homer Simpson incarnaient la nonchalance. Une vie paisible, sans stress, ni tourment. Bref, l’art de s’en foutre à l’état pur. Un modèle dans lequel Anaïs, Lucien et Vincent ne se reconnaissent pas pour autant. Car, si leur démarche peut être perçue par certains comme de la nonchalance, il n’en est rien. « J’ai une conscience professionnelle, réplique Lucien. Je m’investis dans mon travail et je ne pars pas en laissant tout en plan quand il est 18 heures, mais je pose des limites. Et lorsque je quitte le boulot, je ne suis plus disponible. » Pour Vincent, le travail c’est comme le reste, quand il aime il ne compte pas. « Il m’arrive souvent de parler boulot avec mes potes développeurs, ou de bosser un week-end avec eux pour apprendre de nouveaux trucs, admet-il. Je ne vois pas ça comme du travail, je m’éclate. » Anaïs non plus n’est pas moins investie dans son travail, elle a simplement pris une distance qui lui a fait le plus grand bien. « Si on est bien dans ses baskets, ça se ressent dans son travail. Et les résultats sont là », conclut-elle.

Le détachement, pas l’absence d’ambition…

Mais à force de se détacher et de prendre le large, n’est-ce pas courir le risque de ne pas monter dans l’entreprise et de rester à quai à chaque vague de promotions ? Nager à contre-courant conduirait-il à ramer pour une augmentation ? Et ne risque-t-on pas d’être perçu par ses collègues et son manager comme un pirate ou un passager clandestin ? Bref, le détachement est-il incompatible avec l’ambition ? « Non ! », répondent en chœur nos trois témoins. « Bien au contraire ! »

« J’ai remarqué qu’en posant mes limites et en opposant un ‘’non’’ ferme, je me faisais mieux respecter, assure Lucien. Prendre du recul, ce n’est pas une absence d’ambition, mais la capacité à être libre et à se faire respecter. Aujourd’hui, si mon boss m’appelle après 18 heures, il s’empresse de s’excuser. Tandis que d’autres sont systématiquement dérangés et n’obtiennent pas la moindre reconnaissance. Je crois sincèrement que cet équilibre de vie et ce respect que j’impose peuvent me faire monter. Si un jour je deviens manager, j’inculquerai ces valeurs à mon équipe. »

Vincent observe également que sa démarche le rend plus disponible pour se former, progresser et fournir un travail de qualité. Un avis que partage Anaïs. « C’est précisément au moment où j’ai arrêté de me mettre la pression, au moment où mes résistances ont cédé, que j’ai obtenu de nombreuses demandes de clients passionnants, constate-t-elle. Et, paradoxalement, je n’ai jamais aussi bien gagné ma vie. Alors, oui, je pourrais peut-être bosser cinq fois plus et gagner cinq fois plus, mais à quoi bon ? Ce n’est pas mon ambition. Tant que je suis épanouie dans mon travail, que je suis bonne dans ce que je fais et que je m’assure un certain confort financier, tout va bien. »

« L’art de s’en foutre » : les 4 balises de survie

Comment parvenir à prendre le large lorsqu’au travail le temps est à l’orage ? Lucien, Vincent et Anaïs l’ont compris, il suffit de poursuivre sa traversée en posant quelques balises…

Faire passer le plaisir avant tout

Vincent s’est fixé une règle de vie : « Je m’éclate dans mon boulot, je travaille en m’amusant, j’y prends du plaisir ; et quand il n’y a plus de plaisir, j’arrête. » Il le sait, on n’obtiendra pas de lui qu’il accomplisse une tâche qui lui déplaît. « Depuis que je suis gosse, c’est comme ça, souffle-t-il. Je n’y peux rien, c’est inné. » Une tendance que l’on retrouve chez Lucien. « Ce n’est pas de la nonchalance naturelle, assure-t-il. C’est une démarche parfaitement consciente. Je la revendique et j’en suis fier. J’ai développé une ferme volonté de profiter de la vie, de m’imposer et de fixer un cadre à ma vie professionnelle. » Encore étudiant, il quitte les bancs de la fac de droit devant la charge de travail de son futur métier qu’il perçoit déjà. « Je voyais les avocats travailler sans compter leurs heures, se souvient-il. Ça ne m’inspirait rien de bon. Il était hors de question que je mette ma vie entre parenthèses. »

Ne pas faire du travail une priorité

Enfant, Lucien grandit aux côtés d’une maman très stressée par son travail. « J’ai vite décidé de ne pas reproduire cette attitude, affirme-t-il. Que ce soit à l’école, puis dans mes études et au travail, j’ai toujours refusé de m’affoler. Devant une prétendue ‘’urgence’’, je fais systématiquement la balance entre le pour et le contre. En général, je m’aperçois que cette urgence n’en est pas une, que l’enjeu n’est pas crucial et que la tâche peut attendre le lendemain. Il n’y a pas mort d’homme. »

Une histoire qui fait écho avec celle de Vincent. Son père, qui est aussi son « meilleur pote », dirige sa propre entreprise. « Il est de l’ancienne école, décrit-il, c’est un acharné du boulot avec de gros horaires et du stress. Moi, je refuse de faire ça. » Dans la vie, Vincent a ses priorités. Un jour, son chat tombe malade, il faut le conduire chez le vétérinaire. « J’y suis allé sans hésiter, poursuit-il. Il y a des priorités sur le travail, des choses plus importantes dans la vie. C’est non négociable. Un travail, j’en retrouverai un. Mon chat je n’en ai qu’un. »

Poser ses limites

Quand il fait ses premiers pas en entreprise, Lucien impose son style. « Dès les premiers jours, je quittais l’open space le premier, vers 18 heures. Passé cet horaire, je coupais les mails, les notifications et les appels professionnels. Lorsque je recevais un appel de mon boss à 22 heures, je lui répondais simplement que je n’étais pas disponible et que je le serai le lendemain. Les limites se sont naturellement posées ainsi. » Bien sûr, cette démarche n’est pas évidente à accomplir. Elle requiert du courage et de la confiance en soi, deux atouts que Lucien a toujours possédés. « Je me dis simplement qu’on n’a qu’une vie et ce que je constate, c’est qu’en agissant ainsi, on est mieux respecté », conclut-il.

Sur l’échelle du détachement, Vincent se trouve encore un niveau au-dessus. Salarié en CDI, il ne voit aucun inconvénient à agir comme il lui plaît. « J’accomplis avec passion mon boulot, je remplis mes objectifs et je tiens mes délais, affirme-t-il. Mais cela ne va pas m’empêcher de partir à 17 heures 30. » Une attitude qui lui a valu quelques remarques désobligeantes de ses collègues. « Mon n+1 m’a remonté ces rumeurs selon lesquelles ‘’je partais tôt’’ ou ‘’je prenais mon après-midi’’, s’amuse-t-il. J’ai tout de suite répliqué que je faisais bien mon travail, que je ne changerai rien et que c’était à prendre ou à laisser. Il a très bien compris. Je suis comme ça. Quand je négocie mon salaire, c’est ainsi : je fais une proposition et si ça ne convient pas, je m’en vais. »

Se libérer de la culpabilité

Anaïs est de nature engagée, hyperactive et motivée. Alors, forcément, lorsqu’elle devient la plume freelance d’un projet qui lui tient particulièrement à cœur, elle s’investit « corps et âme dans cette aventure ». Pendant quelques mois, elle garde le cap, malgré les différents managériaux. Peu à peu, le travail commence à prendre trop de place dans sa tête et dans sa vie. « J’étais lessivée, épuisée, à force de me battre pour que cette collaboration fonctionne, confie-t-elle. Alors, par la force des choses, j’ai fait une pause. Ce n’est pas du tout dans ma nature, mais j’ai arrêté ma collaboration avec ce client et j’ai pris de la distance avec toute sorte de travail, ou presque. »

Elle se détache, coupe ses notifications téléphoniques, arrête les réponses au garde à vous et enterre sa culpabilité… « Je me suis libérée de nombreuses injonctions, se réjouit-elle. Je n’accepte plus de mission qui ne me plaît pas, je ne culpabilise plus à envoyer une commande à 22 heures si j’ai envie, ou à travailler à des heures qui n’ont rien à voir avec les heures de bureau. Concrètement, je bosse quand j’en ai envie. Si je ne suis pas dans un bon mood ou que je ne me sens pas créative un jour, je m’arrête ! » Et, contre toute attente, ses clients ne s’en plaignent pas. « Bien au contraire, s’exclame-t-elle. Ils ont remarqué un changement, mais de manière positive. Plus j’avance ainsi, plus ils sont satisfaits de mon travail. C’est plus fluide en termes de créativité. »

Alors, on se jette à l’eau ? Et si on apprenait à lâcher un peu du lest et à laisser couler ? Elle est peut-être là la balise qui nous évitera de nous noyer dans le travail, de sombrer en burn-out et laisser s’échapper nos priorités entre les mailles du filet. La vie est courte, elle s’écoule à toute vitesse. Le travail, c’est vrai, c’est important. Mais il faut parfois prendre le large pour sortir du courant ambiant. Et, qui sait, c’est peut-être là, sur le rivage, sereinement assis-e sur votre rocher, que vous vous découvrirez une puissance créative insoupçonnée…

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Photos by Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Gabrielle Predko

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