Prêtre et conseiller numérique du Vatican : rencontre avec Éric Salobir

23. 12. 2021

8 min.

Prêtre et conseiller numérique du Vatican : rencontre avec Éric Salobir
autori
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Anais Koopman

Journaliste indépendante

Lorsque Éric Salobir arrive dans son bureau, tablette sous le bras, en costume, seule la croix clipsée au col de sa chemise nous rappelle que oui, nous sommes bien venu·e·s rencontrer un prêtre… Mais un prêtre pas comme les autres. Nous le retrouvons dans le bureau de la Human Technology Foundation qu’il dirige, au cœur du Couvent Dominicain de l’Annonciation dans le 8ème arrondissement de Paris. C’est aussi sa demeure, lorsqu’il n’est pas en Suisse, en train de déjeuner avec un des grands de la tech, ou de faire la tournée des startups de la Silicon Valley. Une chose est sûre : Éric Salobir, dont la mission, en tant qu’homme de Dieu, est d’insuffler davantage d’humain dans le numérique, a des choses à nous dire… Place à l’échange avec l’auteur de l’ouvrage à succès « Dieu et la Silicon Valley ».

Vous êtes prêtre, conseiller numérique du Vatican, dirigeant de la Human Technology Foundation, fondateur du réseau OPTIC… Alors que nous sommes en pleine semaine de Noël, laquelle de ces casquettes prime ?

En ce moment, si une casquette émerge, c’est plutôt celle de l’humain, qui attend Noël comme tout le monde. C’est une promesse de renouveau, il y a quelque chose de la fraîcheur, qui nous permet à tous·tes, croyants ou pas, de baisser notre garde face à la compétition du quotidien, de nous poser un moment… même au sein de la Silicon Valley, par exemple !

Vous êtes au croisement de deux mondes, la foi et le numérique, qui pourraient paraître complètement antagonistes…

C’est vrai que j’ai différentes cordes à mon arc, mais cela ne m’empêche pas d’être une seule et même personne ! C’est d’ailleurs l’unité de ma personne qui prime. Il faut se dire que ce n’est pas comme si j’étais prêtre à temps partiel et que j’avais un autre emploi dans le numérique à côté. Cette mission m’a été demandée officiellement : je ne suis ni prêtre, ni conseiller numérique : je suis les deux. Alors, pourquoi choisir ?

Justement, en parlant de « choix », quelle a été votre première vocation : la foi ou le numérique ?

Aucune : dès mon enfance, j’ai eu des appels spirituels, mais aussi des appels d’une dimension technologique. Alors que, collégien, les premiers ordinateurs arrivaient dans les foyers, je passais du club d’informatique aux cours de catéchisme en trouvant déjà un point commun entre ces deux “mondes” : quelque chose de l’ordre du lien et de la co-création.

« Et puis, de fil en aiguille, j’ai animé des formations, des séminaires, des conférences sur le domaine du numérique, fait des allers-retours dans la Silicon Valley… » - Eric Salobir, prêtre et conseiller numérique

Vous avez pourtant choisi des études de commerce, avant de travailler dans une banque… A quel moment vous êtes-vous réellement dit : « je vais rentrer dans les ordres » ?

Travailler dans une banque était très stimulant intellectuellement, mais à un moment, je me suis rendu compte que je me sentais appelé à partager davantage de joie… et même si j’appréciais beaucoup mes collègues et que notre quotidien était loin d’être le bagne, je trouvais qu’on en manquait un peu. Alors, j’ai rencontré les frères dominicains, et j’ai eu un déclic : je me suis dis que si c’était si important, ma vie devait désormais être consacrée à apporter une forme d’espérance aux autres, en les aidant à trouver le sens. Je ne me voyais pas bosser toute la journée en finance pour avoir le droit de partager ma spiritualité le soir en night job.

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En 2000, vous entrez donc dans l’ordre des dominicains, à l’âge de 29 ans. Et le numérique, dans tout ça ?

Depuis mon arrivée, on m’a toujours demandé de m’investir dans le numérique. J’ai toujours été geek, donc ça n’était pas complètement par hasard, mais le fait est que je me suis senti appelé une deuxième fois. Par exemple, deux ans après mon entrée dans l’ordre, on m’a demandé d’organiser une retraite spirituelle en ligne pour le carême, pour permettre à ceux·celles qui ne pouvaient pas se déplacer d’y assister. Cela paraissait fou à l’époque, mais ça à fonctionné. Et puis, de fil en aiguille, j’ai animé des formations, des séminaires, des conférences sur le domaine du numérique, fait des allers-retours dans la Silicon Valley… jusqu’au moment où l’instance de gouvernement de l’ordre m’a demandé de créer un réseau (le réseau OPTIC, qui souhaite placer l’humain au centre des technologies NDLR) et de lever des fonds en créant la Human Technology Foundation, dont j’ai pris la direction.

Pourquoi l’Église vous a-t-elle investi de cette mission ?

À la fois pour contribuer à une technologie et à une société plus éthiques, et aussi du fait de sa neutralité : il n’y a pas de “Vatican Tech”, ce qui donne à l’Église la possibilité d’être un acteur neutre qui peut inviter au dialogue de manière totalement désintéressée, là où toute institution politique ou entreprise aura naturellement des intérêts économiques.

Entre les messes que vous célébrez et toutes vos activités “publiques”, arrivez-vous à garder des moments pour vous recueillir ?

C’est un challenge quotidien ! J’ai tellement de deadlines, je peux vite me laisser embarquer par quelque chose et ne pas être à l’écoute des autres, ou de moi-même… C’est pour ça que j’essaye chaque matin d’avoir du temps pour moi, puis être à l’écoute des autres ensuite. C’est bien de se nourrir des autres, or il faut aussi prendre le temps de bâtir sa propre pensée… En ce moment ça ne marche pas trop (rires), mais ma technique est la suivante : capitaliser sur l’esprit frais du matin pour lire, écrire, préparer des articles ou des conférences, et compter sur l’émulation propre aux rencontres, aux réunions en cas de coup de mou, pour me porter et m’enrichir. Je ne vous cache pas que l’unité est toujours à conquérir : certain·e·s sont tiraillé·e·s entre leur famille et leur boulot, d’autres entre leur travail et une passionMe concernant, la tension se trouve entre une vie spirituelle, dans laquelle je suis censé être capable de me poser, et une vie très active avec beaucoup de déplacements, de rencontres passionnantes…

« C’est lorsqu’on ne comprend pas comment fonctionne réellement un objet connecté qu’on peut se laisser embarquer les yeux fermés » - Eric Salobir, prêtre et conseiller numérique

Comment définissez-vous votre mission dans le numérique ?

Mon expertise réside plutôt dans l’impact de la technologie, que dans la technologie en elle-même. Le numérique est un élément capital dans nos vies aujourd’hui. Il faut le comprendre et accompagner la réflexion de ses acteurs, pour vérifier qu’au niveau social, éthique et humain, on ne laisse pas de mauvaises choses se faire. Pour cela, il faut réussir à avoir une vision à 360 degrés pour éviter les angles morts. Par exemple, nous aimerions éviter qu’un développeur passe à côté du mauvais usage qui pourrait être fait de l’application sur laquelle il travaille. Donc la solution est selon moi de faire travailler des personnes avec des disciplines différentes, mais ensemble. C’est cette approche interdisciplinaire qui nous permettra de saisir l’ensemble de l’enjeu du numérique.

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Concrètement, comment agissez-vous, en tant que conseiller ?

Je ne me positionne jamais spontanément comme un conseiller, car je suis persuadé qu’il y a une dimension de co-création dans ces rencontres. Souvent, les dirigeants d’entreprises - ça peut même être les jeunes entrepreneurs avec qui il m’arrive de regarder un épisode de Black Mirror pour débriefer ensuite -, sont porteurs d’une grande partie de la solution même s’ils n’ont pas toujours l’opportunité, le temps de se poser pour la voir, d’où la nécessité parfois qu’une personne extérieure leur la montre. Je ne prétends pas être LA voix qui sait ce qu’il faut faire, mais plutôt celle qui apporte un autre son de cloche, à travers la spiritualité. Je n’ai donc pas l’impression que je suis venu dispenser un savoir, puisque j’en ressors moi-même toujours enrichi. Tout ce que l’on souhaite, c’est de s’apercevoir au terme de l’échange qu’on a avancé de quelques cases ensemble.

J’imagine que vous menez de nombreux combats pour rendre la tech plus éthique…

Nous traitons en effet une multitude de sujets, mais je dirais qu’un des principaux combats à mener est l’inclusion numérique : faire en sorte que les populations les plus défavorisées au niveau numérique aient non seulement accès à la technologie, mais qu’elles soient aussi à même de bien les utiliser et traitées de façon équitable par les algorithmes. C’est lorsqu’on ne comprend pas comment fonctionne réellement un objet connecté qu’on peut se laisser embarquer les yeux fermés. Cela ne veut pas dire que la technologie en elle-même est mauvaise, mais plutôt qu’un utilisateur averti en vaut deux. Et pour ceux·celles qui sont déjà dans la tech’, on continue de développer une culture de l’éthique et de l’impact sociétal, qui est bien plus difficile à évaluer que l’impact écologique avec la taxe carbone, par exemple. C’est malheureux, car dans le monde de l’entreprise ce qui ne s’évalue pas n’existe pas. Finalement, je ne me bats pas « contre » quelque chose, mais « pour » placer l’humain au cœur du numérique, au lieu de considérer l’Homme comme un seul utilisateur.

« N’oublions pas que le travail est aussi et surtout une source d’humanisation, de dignité, d’utilité sociale, ce par quoi on contribue à l’effort collectif pour une société plus juste, meilleure et ce, quel que soit son métier. Il ne faudrait donc pas que certain·e·s se retrouvent remplacé·e·s par ou contraint·e·s de travailler pour des machines » - Eric Salobir

En quoi le numérique et la spiritualité sont-ils liés ?

On a souvent l’impression que le numérique, et plus particulièrement la Silicon Valley, sont matérialistes, ce qui est vrai, d’une certaine manière, mais il y a aussi cette dimension spirituelle, qui ne passe pas forcément par la religion, mais aussi par la méditation de pleine conscience, le wellness, l’écologie, etc. On sent bien que les gens sont connectés à quelque chose de plus grand, qu’il se passe quelque chose au-delà du visible. Même des patrons de grandes entreprises de la tech ont une dimension spirituelle très forte, sans forcément parler de foi. Ils ont par exemple besoin de se recueillir, de s’isoler dans le désert, se demandent s’ils vont laisser la société dans un meilleur état que dans celui dans lequel on l’a trouvé… Et même dans notre quotidien, on ne se rend pas compte à quel point la technologie est encore pétrie d’une pensée quasiment chamanique ! On a l’impression qu’on a un rapport ultra objectif vis-à-vis de la technologie, or, la plupart du temps, lorsqu’on acquiert un device, ce n’est pas uniquement pour une raison rationnelle ou à cause du marketing ! Même si c’est souvent inconscient, il y a une vraie dimension affective. Il suffit de regarder les jeunes - et les moins jeunes (rires) - avec leur téléphone portable… ! C’est comme une extension d’eux, une voix qui leur délivre l’oracle à la moindre interrogation. Autre exemple, les enceintes connectées à nos alarmes de sécurité me rappellent un peu les dieux Lares qui étaient à l’époque de la Rome Antique les divinités censées veiller sur les foyers… !

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Plus largement, comment percevez-vous le monde du travail d’aujourd’hui ?

J’ai un regard prudent sur le monde professionnel régi par les technologies. Ces dernières peuvent nous conduire à beaucoup de positif, mais j’ai parfois peur qu’elles ne fassent qu’améliorer le sort de ceux·celles qui ont déjà un sort plutôt heureux, et pas celui de ceux·celles dont les emplois sont de plus en plus déshumanisés et qui pourraient être de plus en plus nombreux·ses si on n’y prête pas attention… N’oublions pas que le travail est aussi et surtout une source d’humanisation, de dignité, d’utilité sociale, ce par quoi on contribue à l’effort collectif pour une société plus juste, meilleure et ce, quel que soit son métier. Il ne faudrait donc pas que certain·e·s se retrouvent remplacé·e·s par ou contraint·e·s de travailler pour des machines.

Est-ce que la foi peut nous aider à avoir confiance dans notre parcours professionnel ? Lorsqu’on est perdu·e, en quête de sens ?

On ne se raccroche pas à la foi, ce n’est en rien une bouée qui va nous faire flotter, mais plutôt une boussole qui va nous indiquer une direction, ce fameux « sens ». En revanche, avoir la foi nous engage et peut aussi nous amener à faire des choix douloureux, à refuser un projet vis-à-vis de ses convictions religieuses. Cela ne signifie pas que ceux·celles qui ont la foi ou veulent tout simplement faire des choix éthiques doivent automatiquement fuir les zones dangereuses : plus le domaine est délicat, plus l’engagement est nécessaire si l’on souhaite faire avancer les choses. Dans ces cas-là, la question qui se pose, c’est plutôt pourquoi et comment on fait les choses. En tous cas, la foi peut rendre la position périlleuse : elle peut aussi bien nous porter que nous obliger. Me concernant, elle me pousse à faire en sorte que la technologie soit un moyen de bâtir ensemble une société meilleure pour les humains… et non le contraire.

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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