Les travailleurs du clic, esclaves des temps modernes ?

30. 11. 2018

7 min.

Les travailleurs du clic, esclaves des temps modernes ?

Nettoyer des bases de données, modérer des contenus Facebook, évaluer des applications en ligne, cliquer sur des liens, classer des mots-clés, associer un texte à une image… tel est le quotidien de millions de nouveaux travailleurs dénommés « ouvriers du clic ». Ils sont aujourd’hui quelques millions payés une misère par les grands groupes du web pour effectuer des tâches simples mais souvent ingrates, rébarbatives, répétitives depuis leur ordinateur. Immersion dans le quotidien de ces clickworkers.

La révolution numérique

Bienvenue dans l’ère des plateformes

Le numérique a bousculé le monde du travail. On parle souvent d’Ubérisation de l’économie pour décrire l’émergence de nouveaux acteurs qui débarquent sur un marché, en renversent les codes et “volent” des parts de marché aux acteurs historiques. Cette Ubérisation de l’économie révolutionne les façons de consommer mais aussi de travailler. Comme en attestent les GAFA et autres Uber, Alibaba, Netflix, Airbnb, elle va souvent de pair avec une plateformisation de l’économie. On observe dans ce business croissant des plateformes une nouvelle répartition du travail à l’œuvre ; d’un côté les experts de la tech (ingénieurs, développeurs qualifiés) capables de concevoir une plateforme et des algorithmes pour les firmes de la Silicon Valley et de l’autre, une armada de petites mains au service des géants de l’Internet mondial. C’est cette armée de travailleurs indépendants et sous-traitants payés à la tâche et non au mois qui constitue la gig economy ou l’économie des petits boulots.

L’émergence du digital labour

Pour soutenir la croissance des géants du web, de multiples plateformes de micro-tâches ont vu le jour telles que Clickworker, CrowdFlower ou encore Amazon Mechanical Turk qui emploie des millions de “Turkers” ou ouvriers du clic.

Ces travailleurs d’un nouveau genre ont donné naissance à une catégorie de travailleurs : le “digital labor” ou la main d’œuvre numérique. Ils sont, chaque jour, entre 45 et 90 millions à liker, commenter, classer, trier, noter les données des plateformes digitales. Cette forme de travail ne connaît pas de frontières : elle séduit les étudiants français soucieux d’arrondir leurs fins de mois comme de nombreux travailleurs ultra précaires basés aux USA, en Inde, en Russie ou au Pakistan.

Le périmètre microscopique des travailleurs du clic

Des « tâches d’intelligence humaine »

Ces ouvriers du numérique opèrent dans l’ombre des machines pour transcrire des réunions, traduire des fiches produits, identifier des objets, des visages, des émotions et nourrir les algorithmes. Ils façonnent Internet et vendent, très peu cher, leur “intelligence humaine” ; la capacité à identifier, reconnaître, jauger, juger… choses que les IA ne savent pas encore réaliser.

Le microtasking : le nouveau paradigme des temps modernes ?

Ces travailleurs invisibles du web, également appelés crowdworkers, travaillent pour des plateformes de “micro tâches”. Leur prestation consiste à réaliser sur un temps très court un maximum d’opérations. Les tâches évoquées par l’Organisation International du Travail sont très diverses mais le plus souvent ingrates et répétitives : « l’identification, la transcription et l’annotation des images, la modération du contenu, la collecte et le traitement de données, la transcription audio et vidéo ou la traduction. » Cette organisation scientifique du travail, morcelée, découpée en petites tâches faciles à exécuter pour augmenter la productivité, n’est pas sans rappeler le Taylorisme, le travail à la chaîne et l’industrialisation de la production dénoncée par Charlie Chaplin dans Les temps modernes.

Des forçats du clic ?

Une communauté précaire

La plateformisation du travail questionne les conditions de travail de ces clickworkers toujours plus nombreux. Une étude récente de l’ONU met le jour sur le quotidien éprouvant et le statut très précaire de ces travailleurs de l’ombre. Ces employés sans contrat ni garanties sociales se voient imposer le statut d’auto-entrepreneur. Leurs employeurs ne s’engagent en aucun cas à payer les arrêts maladie, les congés, le matériel requis (ordinateur, accès wifi) et ne garantissent ni protection sociale ni salaire minimum. Ces missions à la tâche, difficiles à quantifier et à réguler, ne sont pour l’heure soumises à aucun contrôle. Les clickworkers travaillent le plus souvent de chez eux, derrière leur ordinateur, à des heures difficiles (43% des répondants travaillent la nuit, 68% entre 20h et 22h parce qu’ils ont une autre activité), prêts à tout pour obtenir un complément de revenu ou un moyen de subsistance. Pour ces travailleurs cachés, anonymisés, pas de protection ni de code du travail dédié.

Une rémunération sommaire

Les travailleurs du clic sont payés à la tâche et gagnent, pour la plupart, moins que le salaire minimum du pays dans lequel ils résident et travaillent. La moyenne est de 3,31$ par heure et monte jusqu’à 4,43$ par heure pour les plus chanceux. Les missions rémunèrent rarement le temps passé à se connecter aux plateformes, à lire et comprendre les énoncés, à comptabiliser… En dépit de ces conditions de travail peu enviables, les plateformes prennent de plus en plus d’importance et 88% des ouvriers du clic déclarent vouloir travailler davantage pour augmenter leur salaire.

Pression psychologique et stress post-traumatique

Les modalités de travail des clickworkers ont de quoi inquiéter. Ces ouvriers du clic sont, pour beaucoup, enchaînés à leur ordinateur, guettant l’apparition de nouvelles offres sur les plateformes de mise en relation. Beaucoup d’entre eux vont jusqu’à se créer des alertes en pleine nuit pour maximiser leurs chances de décrocher une mission sans jamais avoir la certitude qu’ils seront rémunérés puisqu’une tâche inachevée dans les temps est remise sur le marché.

Au-delà de l’extrême disponibilité et réactivité requises pour obtenir une mission, les travailleurs sont régulièrement exposés à des contenus violents ou traumatisants comme des images pédopornographiques, de sang ou de manipulation pour trier ceux qui ne respectent pas les règles des plateformes (vidéos YouTube, contenus divers…). Certains travailleurs expérimentent une véritable souffrance psychologique et peuvent subir une forme de stress post-traumatique. En réalisant des tâches dites « d’intelligence humaines », ces crowdworkers sont confrontés à des conditions de travail quelques fois inhumaines.

Aussi, le micro travail sans régulation est susceptible d’être vécu comme une nouvelle forme d’aliénation à la machine.

La tyrannie de l’évaluation

Dans cette économie de plateforme, l’évaluation est reine. Comme le souligne un article d’Usbek & Rica sur le sujet, « après chaque tâche effectuée, le freelancer est évalué par l’entreprise dont il a été prestataire : la réputation devient un moyen de pression. » Sur la plateforme d’Amazon, les turkers obtiennent des titres en fonction de leur pourcentage de satisfaction ; les « Master’s Level » ont ainsi accès à davantage d’offres, mieux rémunérées.

Le double visage du micro travail

La flexibilité du micro travail

Même si les conditions de travail de ces plateformes sont encore mal régulées, le micro travail fait chaque jour de nouveaux adeptes. Pour répondre à une offre, il suffit généralement d’un ordinateur et d’un accès Internet. Chacun peut travailler d’où il veut, quand il veut et sur ce qu’il veut puisque le panel de tâches proposé chaque jour par les plateformes est très diversifié. Cette flexibilité court-circuite le modèle classique du travail et constitue un avantage non négligeable pour des milliers de travailleurs qui cumulent les activités ou ne peuvent se rendre aisément en ville ou sur un lieu de travail.

Une opportunité pour les travailleurs précaires et les populations marginalisées du monde entier

Dans un contexte où un travailleur sur deux dans le monde n’est pas salarié (selon le rapport publié en mai 2015 par l’OIT), le micro travail pourrait représenter une vraie opportunité pour des économies peu développées ou des pays en difficulté. Ce business de plateformes ne requiert pas une main d’œuvre qualifiée. Ainsi, le micro travail permet de faire appel à des profils de travailleurs précaires, non diplômés et aux profils très hétéroclites qui seraient, sans ces missions, très éloignés de l’emploi. Le microtasking est donc pour certains une question de survie voire d’émancipation. Il peut être un levier de réinsertion pour des personnes en situation de précarité extrême comme les réfugiés ou les femmes isolées. C’est dans cette démarche sociale que Samasource ancre son action ; cette organisation à but non lucratif forme des populations marginalisées de tous les pays à l’utilisation d’ordinateur et au traitement de données. Ces travailleurs du numérique peuvent ainsi effectuer des missions pour de grands groupes et renouer avec l’emploi.

Mais est-ce l’essor d’une nouvelle classe ouvrière mondiale ?

Beaucoup observent avec inquiétude l’expansion du micro travail et l’apparentent à une nouvelle forme d’exploitation. Le chercheur Christian Fuch, de l’université de Westminster, dénonce même « l’exploitation ouvrière. » Pour lui, ce système oppose les nouveaux capitalistes (les géants du web et les plateformes de microtasking) à « un réservoir crowdsourcé de prolétaires connectés. » Les possibles dérives du micro travail, l’aliénation à la machine (l’ordinateur, l’algorithme) et la dépendance aux leaders de la toile, supposent, à son sens, de penser au plus vite une politique de régulation et de protection sociale pour ces nouveaux travailleurs.

Protéger les travailleurs de demain

Vers un code du travail numérique ?

Aujourd’hui, le digital labour opère dans l’ombre et sans code de conduite. Ce travail à la tâche, très éclaté, hétérogène et souvent sous-payé échappe complètement aux contraintes légales, fiscales, morales du droit du travail. Et pour cause ; une régulation mondiale semble très complexe à mettre en œuvre. Gouvernements, syndicats et acteurs du droit du travail sont dépassés par le phénomène et peinent à légiférer à grande échelle.

Retour aux fondamentaux du droit du travail

La chercheuse Tiziana Terranova appelle les opérateurs de plateformes de micro travail à agir contre les conditions de travail délétères via des « grèves digitales » (refuser massivement des missions pour bloquer les sites de micro travail irrespectueux envers leurs travailleurs). L’organisation Internationale du Travail préconise de revenir aux fondamentaux du droit du travail « en appliquant le salaire minimum en vigueur dans le pays » ou en permettant « une représentation syndicale. » Elle enjoint également les entreprises à « couvrir le temps de travail perdu en cas de problème technique » et « d’assurer la possibilité aux travailleurs de décliner des tâches. »

Les géants du web ont encore besoin d’intelligence humaine pour entraîner leurs algorithmes. Ils font quotidiennement appel à des ouvriers du clic pour faire tourner la machinerie complexe de leur plateformes numériques. La réalité du travail de ces millions de crowdworkers se laisse difficilement synthétiser ; levier d’émancipation ou vraie opportunité pour les uns, elle peut être vécue comme une forme d’aliénation voire de labeur avilissant pour les autres. Cette nouvelle façon de travailler questionne profondément le droit du travail et la régulation possible à échelle mondiale. L’enjeu politique et social derrière le micro travail ? Protéger ces millions d’humains cachés dans les machines.

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Illustration par Antonio Uve pour WTTJ

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