Exploration de la face sombre de LinkedIn avec Clément Bérut, pro du troll

29. 10. 2020

10 min.

Exploration de la face sombre de LinkedIn avec Clément Bérut, pro du troll
autori
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Simon Edelson

Journaliste - Welcome to the Jungle

“Réalisateur de films de cul pour Marc Dorcel” et “Directeur Financier Europe” de la multinationale française Areva, ce sont les métiers que Clément Bérut affirme exercer sur LinkedIn. Évidemment, il n’en est rien, il s’agit d’un compte humoristique que vous avez peut-être déjà croisé sur le réseau social, au détour d’un post parodique ou d’un commentaire cinglant.

Dans la “vraie vie”, Clément Bérut est auteur freelance dans l’audiovisuel, ancien chef de produit dans l’industrie du cinéma. Mais ses talents d’auteur, il ne les met pas seulement à profit des commandes qu’on lui passe. Depuis 2012, il s’en sert aussi pour produire du contenu comique sur Internet sous le nom de Babor Lelefan. De l’écriture de simples tweets à la création de vidéos YouTube, il joue avec les codes des réseaux sociaux pour “troller” et créer des contenus parodiques. Mais il y a une plateforme à laquelle Clément a commencé à s’intéresser très récemment : LinkedIn. Et si vous pensiez qu’il était impossible d’y faire de l’humour, détrompez-vous. Dans sa récente vidéo YouTube intitulée LinkedIn : le réseau des gogoles ?, Clément Bérut l’assure : LinkedIn est “le plus drôle des réseaux sociaux”. Oui, oui, vous avez bien lu, “le plus drôle” ! Entretien avec un troll professionnel.

Depuis 2012, tu “trolles” et tu fais de l’humour sur Internet sous le nom de Babor Lelefan. Tu as ton blog, tu es sur Twitter, Facebook, YouTube… mais tu ne t’es intéressé à LinkedIn que très récemment. Pourquoi ?

J’ai toujours eu mon compte LinkedIn, à l’origine c’était un vrai compte pro, sur lequel j’ai toujours utilisé mon vrai nom. Toutes les premières expériences professionnelles que j’affiche sur LinkedIn sont vraies. C’est quand je suis devenu auteur freelance et que j’ai pensé que mon LinkedIn ne me serait plus très utile que j’ai commencé à m’amuser. Sur mon profil, j’ai indiqué être directeur financier chez Areva (une multinationale française spécialisée dans l’énergie, ndlr) et à partir de là, normalement, les gens un peu lucides comprenaient que c’était une blague car le reste de mon CV montre clairement que je ne suis pas qualifié pour ce poste… Pourtant quelqu’un m’a quand même appelé un jour en me disant « C’est louche, mais au cas où : vous êtes vraiment directeur financier d’Areva en Europe ? »

Tu dis aussi que LinkedIn est devenu intéressant quand le réseau a commencé à ressembler à Facebook. Pourquoi ?

J’ai vraiment vu un switch. Quand j’ai créé mon compte LinkedIn, il n’y avait pas ce côté conversationnel avec des commentaires et des likes. Les gens postaient juste « J’ai changé de travail » ou « Je cherche du travail ». Maintenant, on poste du contenu, on fait des petites infographies, on donne son point de vue, on raconte une anecdote de travail intéressante, une histoire personnelle… Les utilisateurs ont compris que c’était un moyen de se vendre auprès des entreprises. Et il y en a plein qui le font très bien !

Et il y a les autres …

Oui, il y a aussi les personnes qui sont à un peu trop à fond, les gourous, ce sont ceux que je parodie, ceux qui se sentent obligés de poster des histoires à faire pleurer dans les chaumières ou des success story faussement inspirantes… Ce sont eux, qui m’énervent au plus haut point. Ceux qui postent des histoires larmoyantes dans le but de dire « regardez-moi, j’ai un grand cœur ! » Mais on s’en fiche ! Ce qui intéresse ce sont vos compétences, pas de savoir que vous aussi vous avez été touché par cette histoire, surement inventée, d’un père qui retrouve la vue après avoir été aveugle pendant 3 ans, par exemple. Car ce sont des choses que j’ai déjà vues sur ce réseau… Après, peut-être que leur technique fonctionne… Dans certaines industries, aux yeux de certains RH qui aiment ces pratiques… Peut-être qu’ils se disent : « Il·elle est très actif sur LinkedIn, c’est bien, il·elle est professionnel. » À vrai dire, je n’en sais rien, mais je n’arrive pas à prendre au sérieux des gens qui se prennent trop au sérieux.

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Peut-être qu’ils se disent : « Il·elle est très actif sur LinkedIn, c’est bien, il·elle est professionnel. » À vrai dire, je n’en sais rien, mais je n’arrive pas à prendre au sérieux des gens qui se prennent trop au sérieux.

Dans ta vidéo YouTube “LinkedIn le réseau des gogoles” tu montres une publication motivationnelle qui compare grossièrement le fonctionnement d’une équipe de bureau à une meute de loup. Penses-tu que ce post inspire vraiment les utilisateurs ?

Là, on est sur une minorité, je pense. Mais il y a quand même des gens qui likent, qui commentent, qui disent “tellement vrai”. La meute de loup est un exemple parmi tant d’autres que je trouve particulièrement ridicule. Comparer son équipe à une meute de loup, en sous entendant qu’on est le loup alpha pour montrer qu’on a un charisme de leader, à quel moment ça peut t’aider dans ta carrière ? Les recruteurs vont vraiment se dire “Cette personne pense comme un loup, je vais la recruter #leader” ? Checknews.fr a même écrit un article pour détricoter cette idée qu’on a pourtant beaucoup vue sur les réseaux, une meute de loup ne fonctionne pas du tout comme ça.

Les recruteurs vont vraiment se dire “Cette personne pense comme un loup, je vais la recruter #leader” ?

Ce qui est risible dans ces publications, c’est qu’elles sont vides et se ressemblent toutes. Elles jouent sur le pathos avec des morales qui enfoncent des portes ouvertes comme “prend soin de tes proches car un jour ils pourraient ne plus être là” ou avec des comparaisons douteuses qui ne révèlent rien de tes compétences, de ta personne, et n’apportent aucun conseil utile. Je me place en tant que juge extérieur. Je ne prétends pas être mètre-étalon du bon goût et je n’aime pas avoir ce rôle-là, mais c’est vrai que lorsqu’il y a des trucs que je trouve trop ridicule, je ne peux pas m’empêcher de faire un petit screenshot et de me moquer (rires).

Mais qui sont les gens qui postent ces publications “bullshit” sur LinkedIn à ton avis ?

Les gens qui m’ajoutent sur LinkedIn, c’est ceux que je fais rire. Du coup, j’ai du mal à identifier ceux dont je me moque… Je n’ai pas vraiment cherché à le savoir d’ailleurs. Ça aurait pu être intéressant, mais ce n’est pas ma came. Ce qui m’intéresse, ce sont les contenus qu’ils postent. Je me moque d’une démarche, pas d’une personne.

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Ces publications “bullshits”, tu penses qu’elles sont monnaies courantes sur LinkedIn ?

Si cette vidéo a particulièrement bien fonctionné par rapport aux autres, c’est que je ne suis pas le seul à avoir observé ce phénomène et que ces publications n’énervaient pas que moi. Après je trouvais ces exemples de publications parce que je les chinais et parce que les gens m’en envoyaient quand ils en trouvaient, mais je suis intimement convaincu que ma vidéo n’est pas représentative du réseau, qu’il y a des personnes qui postent des choses plus sérieuses et intéressantes.

Quelles sont les choses les plus absurdes ou improbables que tu as vu sur le réseau ?

Dans ma vidéo, je montre la publication d’un mec qui raconte une histoire pseudo-inspirante sur LinkedIn et qui affirme dans les commentaires l’avoir écrite lui-même. En une simple recherche sur Google, j’ai retrouvé une publication relatant la même histoire sur un vieux groupe Facebook datant de 2009 et je lui ai fait savoir dans les commentaires. Il a essayé de garder la face, sans succès.

En plus de toutes ces publications “bullshit”, tu montres qu’on trouve aussi des faux comptes d’arnaques sur LinkedIn, comme ceux qu’on a l’habitude de trouver sur des réseaux sociaux “classiques”. Pourquoi ces faux comptes investissent-ils LinkedIn ?

Peut-être qu’ils y ont vu, comme moi, un nouvel Eldorado… Moi, c’est pour me marrer, eux pour arnaquer des gens. J’ai effectivement reçu des messages de faux comptes de femmes qui essaient de t’alpaguer en message privé, qui après te proposent de discuter sur Hangout et tentent de te soutirer de l’argent. C’est bien la preuve que LinkedIn est devenu un réseau comme les autres, alors que c’est censé être un réseau pro !

Est-ce que ce n’est pas justement ce décalage qui rend LinkedIn plus drôle que les autres réseaux sociaux ?

Si, parce que ces contenus n’ont rien à faire sur un réseau professionnel à mon sens ! Sur Instagram, qu’il y ait des faux comptes, ça ne me choque pas. Sur LinkedIn, ça me surprend déjà un peu plus. Ce réseau est une mine d’or pour ceux qui veulent rire. Je rigole plus sur LinkedIn que sur Twitter, Instagram ou Facebook. Sur Facebook, oui il y a des “boomers”, oui il y a plein de contenus nuls, mais au moins les gens ne s’y prennent pas trop au sérieux. Sur LinkedIn il y a cette ambiguïté entre réseau social et outil professionnel. Du coup, certains ne savent pas quel comportement adopter… ou alors ils pensent savoir, mais ils se trompent.

Ton autre cible sur LinkedIn, c’est les gens un peu trop naïfs ?

Effectivement (rires)

Tu postes des offres d’emploi au second degré pour faire rire les gens qui te suivent. Mais parfois, certains tombent dans le panneau. Par exemple, tu as posté une annonce où tu disais rechercher un codeur pour bosser avec toi sur l’application « Sodo Me » pour « ubériser les trous de balle » et une dame t’as répondu le plus sérieusement du monde.

Oui elle m’a envoyé un message pour me dire qu’elle était intéressée par mon “projet”. Qu’y puis-je ? Ces gens n’ont rien à perdre techniquement, donc ils tentent.

Donc on espère que c’est un message généré par un algorithme ?

Ce n’est pas un robot, parce qu’elle a nommé le projet en question. Mais je pense qu’elle copie-colle toujours le même message qu’elle adapte très vaguement en fonction de l’interlocuteur.

Est-ce que t’as été surpris de la naïveté des gens sur LinkedIn ? Ou c’est quelque chose que tu voyais déjà sur les autres réseaux sociaux ?

La naïveté est partout. Mon fonds de commerce en tant que troll, ça a toujours été de miser sur la naïveté des gens. Pour ce qui est de LinkedIn, les gens tombent dans le piège car je pousse légèrement le curseur en m’inspirant de publications qui existent déjà. C’est ça la différence. Je me base sur des publications déjà assez ridicules… disons 70 % ridicules. Dans mon écriture, je m’arrange pour que ma publication soit à 90% ridicule, de sorte que quelqu’un qui a un minimum de lucidité se dise : « Ça c’est du troll ! Je sais que c’est du second degré ! » Mais quelqu’un qui lit en diagonale ou qui ne fait pas attention peut tomber dans le panneau. Je ne vais pas dire que ce que je fais est d’une grande subtilité, mais c’est un travail d’équilibriste pour qu’une majorité d’utilisateurs comprennent et rentrent dans mon jeu, et qu’une minorité tombe dans le panneau, ce qui suscite des réactions marrantes. C’est ça mon job. En tout cas, c’est ce que je fais depuis toujours, jouer sur cette limite.

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Tu n’as pas l’impression qu’en amenant le second degré sur LinkedIn, un réseau qui est censé être sérieux et professionnel, tu as créé un bug dans la matrice ?

Peut-être un petit bug. D’ailleurs, ça a intéressé pas mal de gens, je reçois beaucoup de demandes d’ajout. J’ai même l’impression d’avoir aidé des utilisateurs à avoir un peu plus de recul et à ne pas gober tout ce qui se dit sur ce réseau. Mais je ne suis ni le premier ni le dernier à troller sur LinkedIn à mon avis.

Sur ton profil LinkedIn il est écrit que tu es “réalisateur de films de cul chez Marc Dorcel”, tu peux nous expliquer ?

Avec le compte Twitter de Babor Lelefan, j’avais demandé à Dorcel pour combien de retweets ils étaient prêts à me laisser réaliser une scène dans leur prochain film. La réponse ? “Pour 20 000 retweets”. En 4 heures ce score était atteint ! Pas de temps à perdre, je m’attelais à l’écriture de mon premier et seul film porno : Intrompable. Évidemment, cette expérience ne fait pas de moi un “réalisateur de films de cul” mais ça me faisait rire de le mettre sur mon profil LinkedIn… sans me douter des conséquences que ça allait avoir. Suite à ça, des hommes qui voulaient réellement travailler dans l’industrie du X ont commencé à m’envoyer des messages. À l’époque je n’avais vraiment pas une photo de profil de mec sérieux. Je portais un faux nez, des lunettes et une moustache en plastique. Personne ne devrait faire confiance à un mec qui a une photo de profil pareil ! Au bout de quelques mois, j’ai fini par faire une vidéo YouTube sur le sujet que j’ai subtilement titrée : LinkedIn : je fais passer des castings coquins.

Évidemment, cette expérience ne fait pas de moi un “réalisateur de films de cul” mais ça me faisait rire de le mettre sur mon profil LinkedIn…

Avec tout ce que tu as observé sur LinkedIn, tu penses réellement que c’est le réseau social des “gogoles” comme tu le dis dans le titre de ta vidéo ?

Le titre est volontairement “putaclic” pour YouTube (rires). Blague à part, je pense que quand on est dans des métiers traditionnels, LinkedIn peut vraiment être utile, et je ne dis pas ça uniquement pour tamiser mes propos. C’est un réseau comme tous les autres, où l’on peut voir des choses risibles, mais il y a aussi une vraie utilité. Par contre, je ne paierai jamais LinkedIn Premium, plutôt mourir (rires). L’avantage de ce réseau, c’est que les profils sont bien référencés sur Google. Quand on tape un nom et prénom dans un moteur de recherche, c’est souvent le profil LinkedIn qui ressort en premier. On peut aussi y mettre son portfolio donc c’est super pour les graphistes ou même ceux qui écrivent des articles. Après, si c’est pour poster des messages de motivation bidons…

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Tu penses que ces contenus décrédibilisent LinkedIn ?

Ça ne décrédibilise pas le réseau, ça décrédibilise les gens qui les postent. C’est comme si tu disais qu’une mauvaise vidéo YouTube décrédibilise YouTube. Non, ça décrédibilise uniquement le propriétaire de la chaîne en question. Sauf si vraiment un réseau se met à avoir uniquement des mauvais contenus. Mais là, ce n’est pas le cas.

Faire du troll sur LinkedIn ne t’a jamais causé du tort dans ta carrière professionnelle ?

Aujourd’hui, en tant qu’auteur “humour”, cette page ne me desserre pas du tout. Elle fait presque partie de mon CV. Puis, pour trouver du travail, je ne passe pas vraiment par LinkedIn. L’audiovisuel est un petit milieu, quand on est un auteur sérieux qui rend les projets dans les délais, on se fait un petit nom et les gens pensent à nous appeler.

Sous le nom de Babor tu as réalisé beaucoup de projets personnels, tes tweets, tes contenus vidéos parodiques, etc. Récemment tu as même sorti ton deuxième long-métrage Impionçable sur YouTube, qui fait suite à ton premier succès Irregardable. Quels sont tes projets pour la suite ?

Pour ma carrière ? J’aimerais pouvoir vivre de mes contenus. Écrire une série, écrire un film avec du budget, sur le même ton que mes contenus actuels. Avec toujours cet humour étrange, absurde, même si j’ai conscience que ce n’est pas au goût de tout le monde. Le vrai problème pour l’instant c’est de trouver un mécène qui veuille bien financer mes projets.

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Photo by Thomas Decamps for WTTJ

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