“Civilisation du cocon” : et si on n’osait plus retourner au bureau ?

12. 5. 2021

6 min.

“Civilisation du cocon” : et si on n’osait plus retourner au bureau ?
autori
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Cécile Fournier

Journaliste indépendante

[Article initialement publié le 12 mai 2021, mis à jour le 28 janvier 2022]

La série Netflix a remplacé le blockbuster sur écran géant, la visio s’est substituée à la réu de visu, on mijote des bons petits plats aux potes proches plutôt que de traîner dans les bars… Bref, depuis plusieurs mois déjà, notre “chez nous” est devenu le cœur des opérations. Oui : parce que Covid, parce que confinement(s), parce que couvre-feu puis incitations au télétravail… Mais et si, au fond, cette obligation nous convenait bien ? Depuis une quarantaine d’années, ce besoin de cocooning, ce repli sur soi infuserait dans toute notre société. C’est le constat du journaliste Vincent Cocquebert, dans son ouvrage « La civilisation du cocon » (Ed. Arkhê, mars 2021), qui pointe du doigt un des responsables : la peur du risque. Un isolationnisme volontaire qui, aussi confortable soit-il, n’est pas sans conséquence sur notre rapport au travail et à l’entreprise.

Le 9 juin prochain (l’interview se déroule en mars 2021 NDLR), le télétravail pourra être allégé. Parviendra-t-on à abandonner notre “cocon douillet” pour retourner au bureau ?

Ça ne va pas être évident. Après le premier confinement, des personnes avaient déjà eu du mal à quitter la petite forteresse qu’elles s’étaient créée. C’est ce qui s’appelle le syndrome de la cabane, la peur de se confronter à l’extérieur. Cette tendance au repli n’aidera pas les managers à donner envie à leurs équipes de partager un projet commun, des valeurs communes et les inciter à revenir. Déjà, ils multiplient en visio des moments de convivialité informelle pour que tout le monde ait l’impression de faire partie du collectif, au risque que les salarié·e·s ne se désolidarisent et finissent par se désinvestir.

Certain·e·s ont profité de ces derniers mois pour aller s’installer temporairement dans des lieux paradisiaques avec leurs ordis… Ces télétravailleurs du voyage sont-ils les seul·e·s à être sortis de leur cocon ?

En réalité, non. Ils sont certes allés ailleurs, mais ce n’était pas dans le but d’aller à la rencontre d’une altérité. C’est pour parler avec les mêmes personnes qu’habituellement en visio depuis un “chez moi” délocalisé dans un joli décor.

« Tout peut être domicilié à la maison : que ce soit la culture, les loisirs ou les relations sociales. Le travail allait finir quoi qu’il arrive à l’être aussi » - Vincent Cocquebert, journaliste

Mais tout le monde ne peut pas bosser de chez lui et n’a donc pas accès à cette “bulle” que vous évoquez dans votre livre…

Ce fantasme - partagé par tous - de pouvoir rester dans son petit îlot domestique est effectivement inégalitaire. Seules les personnes qui ont le capital économique et culturel, les plus stables et les plus élevés socialement, vont pouvoir le réaliser. Nous ne sommes pas non plus égaux face au risque. On l’a bien vu pendant le premier confinement notamment. Ceux qui continuaient à sortir pour travailler étaient plus exposés au virus que les autres. Cela montre qu’on sous-traite la gestion des risques aux catégories les plus précaires économiquement.

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Avant même le premier confinement, l’idée d’être en télétravail séduisait de plus en plus de salarié·e·s. Ce mouvement n’était-il pas inéluctable ?

Tout à fait. Tout peut être domicilié à la maison : que ce soit la culture, les loisirs ou les relations sociales. Le travail allait finir quoi qu’il arrive à l’être aussi.

Vous expliquez d’ailleurs avoir commencé à vous intéresser à ce phénomène de repli sur soi bien avant la pandémie… De quand date-t-il ?

Cela a commencé dans les années 80. D’un côté, on se rend alors compte que la modernité crée de nouveaux risques, de nouveaux périls environnementaux et industriels. De l’autre, les catégories populaires n’ont pas accès à cette promesse de réussite, augurée par cette décennie dite néolibérale. Se sentant exclues de cette réussite collective, elles vont investir davantage le foyer. La tendance s’est renforcée et a fini par infuser l’ensemble de la population. Cela a touché les CSP + du fait de l’avènement du numérique. Plus besoin d’aller au cinéma, au théâtre, dans des bars… tout est à portée de main. Avant la crise de la Covid-19, Netflix doublait ses bénéfices dès le premier trimestre et l’usage des plateformes de streaming commençait déjà à concurrencer l’audience des films sortis en salles, comme d’ailleurs les sorties en règle générale. L’expression populaire “Netflix and chill” illustre parfaitement cette nouvelle tendance au sédentarisme domestique cool. C’est l’idée qu’il était désormais plus valorisant de passer le week-end à regarder une série que de sortir en boîte avec des amis.

On est donc mieux chez nous, seul·e·s ou en famille, qu’à l’extérieur. Qu’est-ce qui explique ce repli ?

En partie, la peur. Pourtant notre monde actuel n’a jamais été aussi sûr. Mais nous sommes dans une période historique inédite. C’est la première fois qu’on nous dit que le futur va être plus dur, qu’il s’annonce économiquement plus compliqué et que nous allons assister à un désastre environnemental. Le mythe du progrès de dire que demain sera toujours mieux, n’existe plus. On a du mal à se projeter dans un futur désirable. Ainsi, cela donne davantage envie d’investir le présent, d’investir dans ses proches. La famille devient un cocon, une citadelle de laquelle les jeunes, au-delà de l’aspect économique, ont du mal à partir. La famille n’est plus au service de la société pour éduquer des citoyens et des travailleurs, mais elle sert davantage comme une base de repli.

« Le management sera peut-être plus maternant. Il va devoir intégrer ce nouvel esprit et cette idée globale que notre époque est plus fragile » - Vincent Cocquebert, journaliste

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Vous expliquez que l’éducation actuelle tend à ne pas valoriser la prise de risque. L’enfant, élevé dans une bulle, est surprotégé. Quel genre d’adultes et de salarié·e·s cela donne-t-il plus tard ?

Des individus qui manquent d’initiative, de confiance en eux, qui ont besoin de mentor. Ils sont très dépendants des retours que peuvent leur faire leurs managers. S’ils ne sont pas validés, ils peuvent même développer de l’anxiété.

Les managers vont devoir les bichonner…

Effectivement. Le management sera peut-être plus maternant. Il va devoir intégrer ce nouvel esprit et cette idée globale que notre époque est plus fragile. Nous ne sommes plus dans la gagne à tout prix. On devra prendre en compte davantage les minorités, se montrer plus inclusif. L’entreprise fera du sur-mesure avec chacun, du “comme à la maison”. Si elle ne prend pas ce tournant, elle risque de voir un fort taux de renouvellement de ses équipes.

L’entreprise apparaît plus “tendre” qu’avant.

C’est l’aspect positif. Il n’existe plus, semble-t-il, ce qu’a appelé Jean-Pierre Le Goff, la “barbarie douce”. D’un côté on prônait l’autonomie, la responsabilité et l’autogestion, et d’un autre, on astreignait les salariés à des contraintes infernales.

Nous en avons fini, écrivez-vous, avec la quête de la vie intense promise par l’ère de la modernité. Nous serions désormais dans une quête de “soi”, une quête de douceur et de voyage intérieur. Comment l’entreprise peut-elle répondre à cela ?

Elle ne sert plus uniquement à nous donner un salaire. On attend de notre entreprise qu’elle participe à notre épanouissement, à notre bien-être. Elle développe cette idée même de cocon en surinvestissant dans les domaines de la santé. Ainsi on voit apparaître des lieux pour faire des siestes, l’employé qui fait du sport est valorisé etc. Des entreprises comme Casper, aux États-Unis, ou Crazy inc., au Japon, vont jusqu’à rémunérer les salariés qui acceptent de comptabiliser leurs heures de sommeil et dorment au moins six heures par nuit.

« L’entrepreneur n’est plus, dans l’imaginaire collectif, une figure de courage, de panache et de créativité » - Vincent Cocquebert, journaliste

Est-ce une approche qui porte ses fruits ?

Oui, cela a développé l’idée que quelqu’un de sain est plus productif. Une étude Google a montré que les équipes les plus performantes n’étaient pas celles avec le plus haut niveau d’expertise, le plus haut niveau d’investissement personnel ou la meilleure entente entre ses membres, mais celles qui se sentaient en sécurité psychiquement.

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L’entreprise est-elle capable d’offrir cette sécurité psychique ?

Oui, mais elle doit le faire au service de la transformation, que cela serve la productivité, que cela crée des idées… Il ne faudrait pas que ce soit uniquement un lieu où le salarié se sente bien, en sécurité, et que cela reste stérile.

Ce repli sur soi ne fait pas prendre beaucoup de risques.

C’est ce qu’on peut craindre, en effet. Le principe de précaution, autrement dit imaginer des risques avant de prendre une décision, devient notre unique boussole. Cela amène à de la frilosité permanente, même au sein des entreprises. Un bon projet apparaît comme étant d’abord un projet sûr.

Dans ce contexte, l’image de l’entrepreneur·se, aventurier·e· et intrépide fait-elle toujours rêver ?

Non… Elle est même un peu dévalorisée ! L’entrepreneur n’est plus, dans l’imaginaire collectif, une figure de courage, de panache et de créativité.

Quel serait donc le modèle de réussite aujourd’hui ?

Quelqu’un qui parvient à accorder valeurs économiques avec un modèle de développement plus éthique, plus inclusif. Quelqu’un qui va prendre en considération l’idée de sécurité en ne détériorant pas la planète, en s’occupant des autres.

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Photos Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Clémence Lesacq

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