« En grand groupe comme en startup, on a en commun des gens à faire grandir »

31 mars 2021

8min

« En grand groupe comme en startup, on a en commun  des gens à faire grandir »
auteur.e
Cindy Valeine

Rédactrice

contributeur.e

Depuis longtemps, les individus s’intéressent aux modes managériaux des grandes entreprises et des startups. Comme le noir et le blanc, on les a souvent opposés, mais existe-t-il de grandes différences ? Pas selon Bénédicte Tilloy qui, après 27 ans de carrière à la SNCF, à la fois en tant que membre du Comex, DRH et dirigeante du transilien, a décidé de changer radicalement de casquette pour devenir salariée dans une startup. Avec humour et sans aucune langue de bois, elle retrace cette drôle d’immersion dans son livre La Team (Le jour où j’ai quitté mon Comex pour une startup)

Si on vous avait dit un jour que vous auriez été membre du Comex et DRH à la SNCF, puis associée dans une startup, et aujourd’hui auteure du livre La Team, qu’est-ce que vous auriez répondu ?

Bénédicte Tilloy : Je me serais sans doute dit « bien ouej Bénédicte ! » (rires), mais aussi que le destin est facétieux. Déjà, en rentrant à la SNCF, je ne pensais pas faire la carrière que j’ai faite. Les postes que j’ai occupés étaient le plus souvent confiés à des hommes plutôt qu’à des femmes, et même si je me suis déjà demandé si je n’étais pas la femme « quota » à certains moments, j’étais assez fière d’être la première à exercer ces missions. Pour ce qui est du livre, je crois que j’ai toujours aimé dessiner et écrire et c’était l’occasion de le faire, même si un livre ce n’est pas la même chose qu’aimer écrire. Il faut aller au bout du projet car il y a un moment où il faut les pondre ces 200 pages ! Et ça, ça demande de l’assiduité et beaucoup d’opiniâtreté.

En écrivant votre livre La Team (Le jour où j’ai quitté mon Comex pour une startup), quel message vouliez-vous transmettre et à qui spécifiquement ?

B.T. : Le premier message s’adresse aux gens de ma génération. Et plus précisément, aux femmes de ma génération. Si je le dis de manière très triviale : il y a toujours des places pour les gens qui osent ! Et c’était aussi un petit clin d’œil à mes anciens collègues de la SNCF qui, parfois, ont le sentiment qu’avoir fait toute leur carrière à la SNCF ne donne pas de valeur à leur profil en dehors. Ensuite, c’est aussi un message adressé à la fois aux startuppeurs et aux grands groupes, pour les faire travailler ensemble. Les grands groupes ont tendance à considérer les startups comme le Graal. Alors oui, il y a des choses formidables au sein des startups, mais il y a aussi des choses qui marchent moins bien : la diversité, les process… De l’autre côté, les startups pourraient aussi parfois faire preuve d’humilité et s’apercevoir que les processus compliqués dans les grands groupes existent parce qu’il y a des risques à couvrir, et qu’à cette échelle ça suppose de la compliance, de la conformité et oui, ce n’est pas marrant, mais c’est indispensable de s’en préoccuper. On a tendance à faire des learning expedition des grands groupe vers les startups mais on pourrait tout aussi bien faire l’inverse : c’est-à-dire permettre à des startuppers d’aller s’immerger dans des grandes entreprises pour comprendre un certain nombre de mécanisme, de passage à l’échelle, qui certes sont compliqués, mais qui ont de la valeur. En bref, ces deux modèles mériteraient l’hybridation plutôt que de chercher à se copier.

Le métier de RH en startup et en grand groupe a-t-il encore quelque chose en commun ?

B.T. : De toute façon, dès qu’on a la responsabilité d’humains, il y a quelque chose en commun. Le risque dans un grand groupe est de cantonner la personne dans les compétences initiales du premier poste qu’on lui a confié et avoir du mal à la faire sortir de la filière à laquelle elle appartient même si des opportunités sont proposées. Alors qu’à l’inverse, quand on arrive dans une startup, il n’y a pas les moyens d’avoir des spécialistes de tous les sujets. Finalement, on va dire que dans le grand groupe il faut être chef d’orchestre avec des gens qui jouent chacun d’un instrument tandis qu’en startup, on a beaucoup d’hommes orchestre. Forcément, on n’a pas les mêmes responsabilités quand on est RH d’une grande ou d’une petite structure, d’un grand groupe ou d’une startup, mais on a en commun des gens à faire grandir. Et si les gens ne grandissent pas, la boîte ne grandit pas.

Dans votre livre, vous expliquez que la vie des entrepreneurs vous fascinait depuis longtemps et que vous ressentiez le besoin de rebooster votre carrière. On parle beaucoup de reconversion pour donner du sens au travail : est-ce que c’est ce que vous avez fait finalement ?

B.T. : Honnêtement, je n’ai jamais douté du sens de mon travail car lorsqu’on travaille à la SNCF, on bosse pour le service public. En revanche, je crois que j’étais usée. Le fait de travailler toujours sur les mêmes sujets, ça avait un impact sur mon acuité et ma capacité d’innovation. J’avais besoin de rafraîchir mon regard et mes techniques, de tout rebooter.

Vous êtes passée dans Debout citoyenne, sur scène vous avez dit quelque chose d’assez extraordinaire, je cite : « Le fait d’accepter un poste, pour rester au pouvoir, me priverait d’impact et c’est la raison pour laquelle je suis partie ». Comment peut-on rester au pouvoir et ne plus avoir d’impact au sein d’une entreprise ? Comment est-ce possible ?

B.T. : Ce qu’il se passe dans un grand groupe, c’est qu’on s’habitue à une certaine forme d’inertie : les personnes ayant fait toute leur carrière au sein de ce groupe ou qui y ont été dirigeants, restent. En revanche, on ne leur confie plus de missions très intéressantes ou très stratégiques. Bien sûr, ils gardent leur titre et leur salaire, mais personne n’est dupe : ce qu’ils font n’a plus la même importance. Et ça je trouve que c’est terrible, c’est comme si on donnait à voir l’obsolescence des gens finalement. J’ai réalisé que je n’étais pas à l’abri que cette situation m’arrive, que je risquais de perdre mon enthousiasme, devenir amère et, in fine, perdre de l’impact. On a de l’impact quand on a de l’enthousiasme. Je me connais, je sais que si j’avais été amené à avoir des responsabilités moindres, tout en restant au pouvoir, alors je l’aurais très mal vécu. Certaines personnes ne l’ont pas compris, et se sont dits ; « Mais quelle mouche l’a piquée ? Qu’est-ce qui lui prend ? Elle a 56 ans et elle se barre mais elle est dingue ! Personne ne l’attend ! »

Justement en rejoignant la Team, vous avez rejoint une équipe de millenials, comment cela vous a marqué ?

B.T. : D’abord, ce qui m’a beaucoup plu c’était de faire partie de ce collectif, d’entendre leur histoire, de me familiariser avec leur vocabulaire. Et puis, j’étais leur confidente sur des sujets importants pour eux, notamment sur les sujets de la vie quotidienne concernant les jeunes femmes. Elles m’ont demandé beaucoup de conseils, ça m’a beaucoup touché d’avoir cette confiance, de pouvoir échanger avec elles sur des sujets qui leur tenaient à cœur, sur l’égalité professionnelle notamment. Certaines avaient l’impression de s’épuiser au travail et de n’avoir aucun retour, ça aussi on en parlait. Le monde startup est un monde très guerrier, qui met en valeur des comportements très masculins, très virils. Quand on est une jeune femme et qu’on n’a pas d’autres expériences du travail, on est pris parfois dans des situations qu’on ne parvient pas à analyser. Au final, rejoindre une startup m’a donné un rôle d’écoute, de coaching et d’accompagnement.

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Dans le chapitre intitulé « L’égalité professionnelle reste un combat » vous exposez les problèmes de sexisme, de mixité et de diversité retrouvés au sein des startups. Quelles pratiques pourraient être empruntées aux grands groupes pour répondre à ces problèmes ?

B.T. : Le grand groupe a compris que c’était un enjeu business. Et même s’il peut d’ailleurs considérer que la mixité et la diversité ne sont que du business, dans tous les cas, il s’en occupe. Aujourd’hui, il existe de multiples politiques d’inclusion, de diversité et d’égalité clairement établies dans les grands groupes, qui visent à vérifier, par exemple, qu’à tous les niveaux de responsabilités il y a des viviers avec suffisamment de femmes pour qu’elles puissent accéder à certains postes. Des objectifs sont fixés et mesurés. Dans une startup, cela n’est pas le cas. Par ailleurs, Anthony Babkine, le président de Diversidays, dit que 80 % des startup n’ont pas de politique RH. Donc quand on n’a pas de politique RH, on n’a pas de politique de mixité, on n’a pas de politique de diversité et on n’a pas conscience que cela pose un problème tant en termes de représentation qu’en termes d’efficacité et de performance.

Parmi les grandes différences startup/grand groupe, il y a le dialogue social. Vous décrivez d’ailleurs dans votre livre votre étonnement face au dialogue social en startup que vous qualifiez de « touchant et mignon ». Quels sont les grands écueils en dialogue social que vous avez observés dans les startups ?

B.T. : J’ai assisté à la création d’un CSE, et j’ai vu émerger très vite les questions difficiles auxquelles on n’a pas envie de répondre : « Pourquoi le salaire entre hommes et femmes n’est pas le même ? », « Pourquoi on a donné le poste à machin et pas à machine ? » Ça devient d’autant plus embêtant de répondre à ces questions quand il n’y a pas de politique RH et on a tendance à la reporter à la fois suivante. J’ai présidé le CSE à la SNCF, je connais toutes les façons de rater un dialogue social, tant côté direction que côté syndicats. J’en avais d’ailleurs une vision très cynique. En arrivant en startup, j’ai été plutôt bluffée par les côtés chouettes de la naïveté, mais j’ai observé aussi les mêmes écueils et les mêmes risques d’échecs. Quand on s’aperçoit qu’effectivement les filles sont moins bien payées que les garçons, c’est pas marrant. Décider qu’on va augmenter tous les salaires des filles, c’est enquiquinant quoi ! Évidemment, ce n’est pas un long fleuve tranquille le dialogue social. C’est donner la possibilité à des gens qui veulent des explications à des injustices dont ils pensent avoir été victimes et qu’on leur donne les réponses satisfaisantes. Il faut donc beaucoup d’écoute pour être capable de faire ça.

Cela fait deux ans que vous avez quitté la Team. Quand vous parlez de votre départ, on pourrait croire à une rupture amoureuse, vous dites : « J’avais projeté trop de rêves sur ce qui n’était finalement qu’une amourette professionnelle, et la réalité têtue avait repris ses droits. La vérité crue : comme dans les histoires d’amour finissantes, je n’avais plus rien à leur dire. » Quelle était cette vérité dont vous parlez ?

B.T. : Ce que j’ai beaucoup regretté c’était de ne pas pouvoir transmettre ma capacité à diriger et à embarquer les équipes. Je les voyais parfois ne pas bien s’y prendre et j’avais envie de le faire à leur place mais évidemment ce n’était pas possible. À un moment donné, diriger à côté ça ne marche pas, donc je me suis dit qu’il fallait que je m’en aille. Je n’étais pas triste pour autant, j’étais déjà partie de la SNCF après 27 ans de bons et loyaux services, donc j’étais préparée à ça. Ce qui était étonnant c’est que je ne m’en suis jamais voulu d’avoir quitté la SNCF, alors que j’ai regretté de ne pas avoir su trouver les façons d’être vraiment utile à La Team, quand je l’ai quittée. En même temps, les cycles d’une petite entreprise ne sont pas les cycles d’un grand groupe. Dans les grands groupes, on a toujours beaucoup de temps pour rencontrer des gens, dans les petites boîtes il y a un petit côté feu de paille, ça démarre vite mais ça peut s’arrêter vite aussi.

Pour finir, si vous aviez des conseils à donner à des dirigeants et DRH qui désirent changer d’écosystème ou de structure, que leur diriez-vous ?

B.T. : Je pense qu’il faut qu’ils aient envie d’apprendre, et acceptent de faire le deuil de leur statut. Il ne faut pas penser qu’on va évangéliser les autres avec ce que l’on sait. Il faut faire preuve de confiance en soi et en même temps se dire qu’on va apprendre des choses et on en apprendra plus qu’on va en transmettre. C’est important de se dire ça, sinon on est déçus.

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