Comment décider malgré l'incertitude ?

24 mars 2020 - mis à jour le 14 sept. 2023

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Comment décider malgré l'incertitude ?
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À l’aube d’un choix stratégique, il est normal que le doute vous habite. Les auteures du livre « Décider ça se travaille ! », Marine Balansard et Marine de Cherisey, vous donnent les clés pour prendre les meilleures décisions sous pression.

L’incertitude est toujours inconfortable pour les entrepreneurs et les dirigeants. Elle est pourtant un élément constitutif de toutes les décisions, même hors contexte de crise. « La plupart des décisions devraient intervenir lorsque vous avez obtenu environ 70 % des informations que vous souhaitez. Si vous attendez d’en recevoir 90 %, dans la plupart des cas cela signifie que vous êtes lent à décider », professait Jeff Bezos en 2017, dans une Lettre aux actionnaires. Comment les crises internes – vagues de licenciements, harcèlement… – et externes – Covid-19, guerre en Ukraine… – impactent-elles les mécanismes de décision ? Quels nouveaux éléments considérer pour décider quand la situation est incertaine ?

Marine Balansard et Marine de Cherisey ont travaillé pendant plus de 15 ans au sein de banques d’investissement, royaumes de la prise de décision en contexte instable. Elles en ont retiré de nombreux enseignements, réunis dans un livre : Décider ça se travaille ! (éd. Eyrolles). Nous les avons rencontrées.

Théâtre de nombreuses crises, le monde du travail contemporain se prête-t-il à des décisions éclairées ?

  • Marine Balansard - On prend des milliers de décisions par jour, dans un contexte habituel et en mode automatique. En général, ça marche. La particularité aujourd’hui, c’est que l’environnement est instable. Et le cerveau n’a pas nécessairement pris en compte cette modification. Il continue de fonctionner comme d’habitude. La difficulté c’est de sortir de cette pensée automatique. Daniel Kahneman, prix Nobel d’Économie, a théorisé le fait qu’on a une pensée automatique intuitive qui marche très bien en temps normal, mais qui devient défaillante lorsqu’on est face à une situation plus complexe ou inédite. Cela demande plus de vigilance et de basculer dans un système de « petites décisions », d’expérimentations, pour voir si ça fonctionne.

En temps normal, quels sont les éléments constitutifs d’une « bonne décision » ?

  • Marine de Cherisey - Déjà, il faut bannir l’utilisation du terme « bonne décision », trop binaire et qui a une connotation moralisatrice, mais parler plutôt de « décision réussie ». Ce qui marche pour savoir si la décision est réussie ou non, c’est la qualité de son application. Le propre d’une décision réussie, c’est une décision qui a atteint son objectif. Il faut donc prendre en considération l’adhésion, la compréhension d’une telle décision et l’engagement des équipes dans la mise en place. Ensuite, la décision n’est pas qu’un travail de la pensée et de l’analyse, mais ça embarque toutes les ressources de la personne incluant les émotions et le corps, qui sont des leviers pour bien comprendre la situation, en nous donnant des clés de lecture sur ce qui nous touche et donc sur le bien-fondé ou pas d’une décision. C’est un des facteurs de la réussite des décisions : ne pas laisser une ressource de côté, ne pas oublier notamment corps et émotions. C’est là où il y a une vraie différence aujourd’hui. Ces deux ressources sont fragilisées car nous sommes dans une situation éprouvante. Mettre de la clarté dans ce qu’il se passe, et raisonner via la seule pensée analytique est très énergivore. L’un des premiers conseils que l’on pourrait donner serait, encore plus que d’habitude, de réserver la prise de décision aux matins, moment où notre cerveau est le plus à même de réfléchir avec clarté. Pour tout le reste, le mécanisme de la prise d’une décision réussie est le même, mais tout est exacerbé.

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Dans une prise de décision réussie, le collectif joue-t-il un rôle pertinent en temps de crise ?

  • Marine B. - En matière d’exemple de décision collective non réussie, on peut prendre le cas de la crise de la Baie des Cochons. Kennedy venait d’être élu président et il s’est retrouvé face à une situation de crise intense (Castro venait de prendre le pouvoir). Ce cas est souvent analysé comme la pire décision de Kennedy mais surtout comme un exemple d’intelligence collective qui n’a pas du tout fonctionné. Pour plusieurs raisons : le jeune frère de Kennedy, Robert, indiquait à chacun des participants de ne pas trop contrarier le président, ou de donner des opinions contraires aux siennes, même si cela pouvait permettre d’éclairer le débat. Ils ont donc décidé de débarquer dans des conditions terribles (marécages), les avions qui devaient venir en soutien ont oublié le décalage horaire avec Cuba et sont arrivés trop tard… C’était une succession d’erreurs catastrophiques. Persuadés d’agir au nom du bien de tous, ils n’avaient pas pris en compte ou beaucoup trop minimisé les multiples risques. Dans les contextes de crise, il faut une grande maîtrise pour faire émerger l’intelligence collective. Et cela réclame de travailler en petits groupes et de stimuler la diversité des points de vue, ne pas intégrer uniquement les chefs de département, par exemple, et privilégier la prise d’informations depuis les équipes sur le terrain, en laissant une place à la contradiction.

Quels outils conseillez-vous pour prendre des décisions éclairées ?

  • Marine B. - Elle peut paraître basique, mais la matrice d’Eisenhower est un outil extrêmement pertinent. Elle permet de lister les éléments urgents et importants. Par exemple : assurer la sécurité des collaborateurs c’est urgent et important. Préparer le rapport de gestion pour l’assemblée générale est important mais moins urgent (sauf la veille). Le décideur va être bon s’il parvient à s’occuper de l’important mais moins urgent. La matrice est d’autant plus pertinente dans l’urgence, elle est facile à utiliser et permet de mettre de la clarté dans le brouillard.

  • Marine de C. - J’ajouterais l’outil utilisé par Jeff Bezos : la jauge à regrets. Au lieu de rester dans l’urgence de la situation, il se pose la question : « dans 20 ans si je regarde la situation d’aujourd’hui, qu’est-ce que je regretterai d’avoir fait / de ne pas avoir fait ? » Une question simple qui permet de hiérarchiser les décisions et de se décentrer.

Les décisions en période de crise sont-elles révélatrices de la capacité d’un dirigeant ?

  • Marine de C. - La crise fait émerger des leaders et des très bons décideurs. L’expérience joue un rôle primordial aussi. Par exemple dans le secteur bancaire, il y a eu tellement de crises par le passé que beaucoup de gens ont senti que ça allait mal se passer et ont plutôt anticipé. Au-delà de l’expérience, les bons décideurs sont aussi ceux capables d’accepter un changement de paradigme et de ne pas rester sur leurs certitudes. C’est une vraie qualité pour le décideur, qui lui permet de gagner un temps considérable.

  • Marine B. - L’humain est la première ressource pour réduire l’incertitude, il est capable d’innovation et de créativité, ce qui lui permet de décider en temps de crise. Le décideur se révèle aussi dans sa capacité à emmener son équipe à travers l’inattendu, en encadrant tout en laissant de l’autonomie dans les décisions.


Article mis à jour par Mathias Dugas Oliver et Ariane Picoche, photo par Thomas Decamps pour WTTJ

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