La période d'essai serait-elle la pire ennemie de votre process de recrutement ?

30 mars 2023

5min

La période d'essai serait-elle la pire ennemie de votre process de recrutement ?
auteur.e
Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

contributeur.e.s

Imaginez un marché du recrutement où la période d’essai serait purement et simplement supprimée. Une utopie ? En réalité, certaines entreprises ont déjà testé le dispositif. Mais est-ce toujours pour le meilleur ? On fait le (contre)point.

Saviez-vous que la période d’essai ne répond à aucune obligation légale dans le secteur privé ? L’article L1221-19 du Code du travail précise juste que « le contrat de travail à durée indéterminée peut comporter une période d’essai ». Sur le papier, n’importe quelle entreprise peut donc la supprimer. C’est ainsi qu’en mars 2021, Saur (distributeur d’eau potable en France et à l’international) a été le premier à y mettre fin pour tous ses nouveaux entrants, de l’apprenti au cadre. Une mesure qui était loin d’être anecdotique puisque rien que dans l’Hexagone, le groupe a embauché plus de 2 000 personnes l’an dernier.

Quelles motivations et avantages peuvent ainsi conduire une structure à sauter le pas, de laisser de côté cette période de « test » réciproque censée renforcer (ou pas) chaque partie prenante dans son choix ? N’y a-t-il pas plus à perdre qu’à gagner du côté de l’entreprise ?

Supprimer la période d’essai, cet avantage collaborateur dans l’ère du temps

1. Une réponse au marché du recrutement post-Covid

Entre les départs, mobilités et difficultés à attirer de nouveaux talents, 2021 a été une année compliquée pour les recruteurs. Pour 37 % des entreprises, cette problématique quant à la disponibilité et la qualification des talents est devenue leur frein majeur de productivité, comme le révèle le baromètre annuel Syntec Conseil 2022. À tel point que 84 % d’entre elles jugent ces difficultés de recrutement préoccupantes pour l’avenir de leur structure.

En supprimant la période d’essai, les entreprises tentent ainsi de prendre une longueur d’avance sur les autres. La démarche a notamment valu à Saur, via son DRH Xavier Savigny, de remporter le Prix de l’innovation RH de 2021. Surtout, les talents sont au rendez-vous puisque le groupe a enregistré une augmentation du nombre de ses candidatures. « Si je devais convaincre d’autres DRH, je dirais que la période d’essai est une barricade qui empêche d’avoir les bons candidats tout de suite », affirme Aneta Kowalska, Directrice recrutement de la structure.

2. Des avantages de poids pour les futurs collaborateurs

À bien des égards, proposer à ses collaborateurs de supprimer leur période d’essai peut représenter une aubaine, tant elle répond à certaines de leurs préoccupations et aspirations grandissantes, en lien avec la redéfinition de leur rapport à l’entreprise et leur employeur :

  • Tisser un lien de confiance immédiat : tout comme l’ESN Shodo qui a elle-aussi supprimé la période d’essai (les deux seuls exemples français portés à notre connaissance pour l’heure), le groupe Saur part du principe que la confiance doit être octroyée immédiatement aux recrues. « Nous voulions leur offrir tout de suite une opportunité sans faire un essai supplémentaire », explique encore Aneta Kowalska.
  • Éviter une source de stress : la période d’essai soumet les nouveaux arrivants à une forte pression. Elle peut être extrêmement longue pour les profils cadre (4 mois renouvelables), soit 8 mois passés dans l’incertitude. « Nous voulions donner une chance égale à toutes nos recrues, peu importe leur niveau de qualification, pour qu’elles s’intègrent au mieux », soutient à ce propos Aneta Kowalska.
  • Lutter contre la précarité économique : en démissionnant pour un nouvel emploi, certaines recrues peuvent être amenées à déménager. Dans ce cas de figure, la période d’essai peut constituer un obstacle pour louer ou emprunter. De l’avis de Laetitia Vitaud, experte du Lab WTTJ et spécialiste du futur du travail, il s’agit ici d’un point central dans l’argumentaire en faveur de la suppression de la période d’essai. « On ne mesure pas à quel point la question du logement est devenue problématique tant en raison des prix que des conditions d’accès imposées par les banques et bailleurs », souligne-t-elle.

3. Une responsabilisation dans les recrutements

La période d’essai permet à l’employeur d’évaluer les compétences et soft skills de son nouveau collaborateur. Pour autant, elle ne peut s’envisager comme une ultime étape du processus de recrutement. « Qu’il s’agisse de grands groupes ou de startups, je rencontre encore beaucoup d’entreprises qui se disent qu’une erreur de recrutement n’est pas si grave que cela puisqu’il y a toujours la période d’essai pour rectifier », remarque Léo Bernard qui lutte contre la pratique au quotidien.

Ces structures font alors porter sur les salariés le poids de leurs propres défaillances en matière de recrutement : elles ne savent pas toujours quels sont leurs besoins précis, ne parviennent pas à évaluer correctement les candidats, ou se servent de la période d’essai pour diminuer leurs effectifs quand l’économie est branlante. Le groupe Saur a justement vu dans la suppression de la période d’essai l’opportunité de sacraliser l’acte de recrutement. « On ne prend pas quelqu’un par dépit, c’est un vrai acte managérial », confie Aneta Kowalska. Charge aux principaux intéressés de « bien » recruter, et ce qui plus est, sans rallonger le processus.

Supprimer la période d’essai, et quid du droit à l’erreur ?

Pour l’instant, la suppression de la période d’essai est un épiphénomène dans le paysage hexagonal. Gage de flexibilité, elle demeure une période de transition au cours de laquelle l’entreprise comme le nouveau collaborateur vont être amenés à confirmer ou non leurs aspirations et considérations personnelles. « Comme dans une relation amoureuse, les deux parties doivent apprendre à se connaître », souligne Laetitia Vitaud.

Parer certains aléas du processus de recrutement pour l’entreprise

L’entreprise d’une part, vérifie l’adéquation de sa nouvelle recrue avec les compétences recherchées sur le poste, mais aussi son adaptation à son environnement et à l’organisation du travail, ou encore son adéquation à la culture d’entreprise. Mais le processus de recrutement est loin d’être gagnant à tous les coups. « On n’est jamais sûrs de trouver de bons talents dès le début. L’exercice de l’entretien n’est pas une science exacte, un candidat peut révéler quelques surprises », confie notamment Emilie Giunti, Gestionnaire RH au sein de l’entreprise de cybersécurité I-TRACING.

Or, il faut bien admettre que le CDI en France est un contrat très engageant pour les employeurs, à l’inverse des États-Unis où les salariés sont dans une forme de période d’essai permanente. « Il y a une nécessité pour les entreprises d’avoir ce tampon de flexibilité d’autant que le processus de recrutement comporte de nombreux biais », relève Laetitia Vitaud. En effet, certaines études ont démontré qu’ils sont tels que recruter à l’aveugle reviendrait quasiment au même… ! Bref, rien ne semble faire le poids face à 6 mois d’immersion dans l’entreprise.

Maintenir une protection légale en cas de rupture pour le collaborateur

Même chose côté candidats. Si près de 19 % des CDI ont été rompus lors de la période d’essai en 2019 selon la Dares, les salariés en sont à 61% à l’initiative. « Avec la période d’essai, un candidat est libre de partir à tout moment s’il ne matche pas avec culture d’entreprise ou les missions, sans préavis », précise Emilie Giunti. La contrepartie étant qu’il ne touchera alors pas le chômage. À l’inverse, dans le cadre d’une démission sans période d’essai, la recrue devra respecter son préavis et ne touchera pas non plus le chômage (à moins de trouver un terrain d’entente avec l’entreprise).

Puisqu’il est avant tout question d’engagement, « pourquoi ne pas remettre en question le contrat de travail tous les ans comme le suggère Laurent Choain de Mazars », avance Léo Bernard. Le concept ? Asseoir le collaborateur et le manager à la même table et poser deux questions : es-tu satisfait de ton année ? Et penses-tu que l’année prochaine vaille le coup d’être vécue ensemble ? Beaucoup de gens n’osent pas quitter un CDI. Cela leur permettrait de le rompre plus facilement via un soutien à la recherche d’un nouvel emploi, ou si cela n’aboutit pas, une rupture conventionnelle. Ou alors les aider à se réengager via une nouvelle feuille de route pour les mois à venir. Autre scénario possible : établir une clause permettant au collaborateur de quitter l’entreprise sans préavis durant les trois premiers mois de la collaboration.

Que l’on soit pour ou contre la période d’essai, force est de constater que sa suppression n’est pas encore en passe de faire des émules. Mais instaurée dans les règles de l’art, en laissant notamment à la nouvelle recrue l’opportunité de pouvoir bénéficier d’un cadre légal opportun, elle peut se révéler un atout non négligeable pour votre marque employeur. Alors prêt·e à l’essai ?

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.