Sang, larmes et tragédies familiales : enquête sur les grandes successions

16 nov. 2022

9min

Sang, larmes et tragédies familiales : enquête sur les grandes successions
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

Un père, des enfants, un empire à transmettre. À l’image de la série américaine éponyme de HBO, le dernier ouvrage de Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider, Successions (Ed. Albin Michel), nous plonge dans les secrets de transmissions du capitalisme français. À travers douze récits familiaux - de la toute puissance du patriarche Bolloré aux rebondissements de l’héritage Bouygues en passant par l’organisation millimétrée de la famille Mulliez - les deux grandes reporters du Monde livrent une enquête où passions, haines, amours et choix éducationnels dictent les devenirs d’empires nationaux.

Vous sous-titrez votre ouvrage Successions par un triptyque sans concession : « l’argent, le sang, les larmes ». Pourquoi un tel choix ?

  • Raphaëlle Bacqué : Parce que nous avons tout de suite compris que ces histoires de successions n’étaient pas de simples affaires de droits mais avant tout des affaires de sentiments, de passions humaines, d’entente ou de mésentente au sein des familles. C’est l’aspect shakespearien des successions, mais il existe ! On a bien vu que dans de très grandes familles, dont des milliers d’emplois, des entreprises et une réussite financière dépendent, finalement le problème de la succession se réduit très souvent à un problème d’harmonie ou de dysharmonie familiale. Il y a quelque chose d’irrationnel qui se joue à ce moment-là, comme chaque famille peut le connaître lors d’une succession, mais décuplé par le milieu dans lequel ça se passe.

  • Vanessa Schneider : En évoquant le sang et les larmes, on voulait insister sur l’aspect émotionnel, car il y a très souvent des déchirures profondes et très douloureuses. Ce qui nous a frappé dans la plupart des familles c’est qu’il y a vraiment tous les éléments de la tragédie grecque : les amours déçus, l’œdipe, les déchirements, les guerres fratricides… et tout cela crée beaucoup de souffrances.

Avant de parler business, stratégie ou concurrence, ce qu’on pourrait attendre d’un livre qui s’intitule Successions, vous parlez donc avant tout d’histoires de familles… Vous écrivez d’ailleurs en introduction que ce sont des récits universels !

  • VS : L’aspect business, les chiffres, tout le monde les connaît. Ils sont accessibles et c’est là-dessus que les entreprises communiquent. En revanche, elles sont très frileuses quand il s’agit de parler des gens derrière ces chiffres. Ce sont des personnes qui se cachent beaucoup, qui n’ont pas envie que l’on sache qui ils sont, comment ils vivent, quels sont leurs secrets de famille… Et nous, c’est ça qui nous intéressait.

  • RB : D’ailleurs, on s’est rendues compte de ce côté universel en enquêtant mais aussi lors des retours de nos lecteurs. En fait, se plonger dans ces familles, ça nous renvoie forcément à nous-mêmes. On peut lire ces récits à plusieurs niveaux : par curiosité pour la vie des autres (leurs réussites ou échecs d’éducation, les maniement psychologiques etc.) mais aussi par réflexion sur soi-même.

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J’imagine que le point commun à toutes ces familles à été la difficulté de les approcher et les convaincre de vous laisser entrer dans leur intimité ?

  • VS : C’est vrai qu’ils n’ont pas l’habitude et qu’ils n’aiment pas ça ! Ce sont des gens très puissants, qui se protègent énormément, ont beaucoup de conseillers en communication, d’avocats… Mais nous, nous avons fait comme pour toutes nos enquêtes journalistiques. Nous avons demandé à les voir, ils nous ont dit “non” ou n’ont pas répondu pendant plusieurs mois. En parallèle, nous avons donc commencé notre enquête avec les collaborateurs et cadres en interne, avec les gens qui ont travaillé avec eux par le passé, les gens qui les conseillent etc. Généralement, ils étaient très informés de qui l’on voyait et à qui l’on parlait ! Donc la grande majorité a finalement accepté de nous voir et de jouer le jeu.

  • RB : En fait, il n’y a pas meilleur observateur et analyste que les hauts cadres dans l’entreprise ! Parce que eux, évidemment, ils SAVENT. Ils voient passer les héritiers, souvent ils les forment. Donc on a eu beaucoup d’informations depuis l’intérieur même de l’entreprise…

Vous évoquez les nombreux conseillers en communication de ces hommes puissants, et dans le livre vous exposez par exemple la scène où les trois frères Decaux vous accueillent dans une mise en scène tirée au cordeau. Comment démêle-t-on le story telling de la vérité ?

  • RB : Évidemment on les écoute, mais on ne les prend pas toujours au mot ! On vérifie, on a nos propres sources… Mais en fait leur propre récit, la manière dont ils se voient, est en soi intéressant ! Même la mise en scène des trois frères Decaux était très frappante : malgré eux, on voyait à la fois leur entente réelle et leur inégalité.

  • VS : On voyait qu’il y avait deux dominants et un qui parlait moins, qui était plus effacé… ça se voyait.

Les patrons et héritiers que vous décrivez sont pour la plupart des acharnés de travail. Et en France plus qu’ailleurs, on a tendance à voir ces familles richissimes d’un mauvais œil, du fait qu’elles héritent et gagnent des montants si indécents de père en fils etc. Mais quand on lit vos récits, on se pose cette question de la méritocratie : certes ils héritent, mais ils vivent dans le travail constant, non ?

  • RB : C’est une des préoccupations principales de celui qui transmet : apprendre à ces héritiers à travailler. Il pourrait avoir des héritiers qui veulent simplement jouir de leur fortune…

  • VS : C’est l’angoisse de faire des “fils à papa”, comme disait Jean-Claude Decaux, qui était d’ailleurs dur avec ses enfants. Ces héritiers vivent dans un luxe inouï par rapport au commun des mortels mais les parents ont tenu à ce qu’ils travaillent bien à l’école, aient des diplômes et un rapport à l’argent souvent finalement “sain”, mérité.

En fait, il y a deux cas de figures d’entreprises : celles dont les patrons sont les fondateurs, ce sont donc des gens qui ont travaillé comme des fous pour monter leur empire : des Bernard Arnault, des Pinault… Et puis il y a les familles qui sont des familles d’héritiers depuis parfois sept ou huit générations. Et là dans ces familles il y a de tout : des enfants et neveux qui travaillent activement dans l’entreprise, et d’autres cousins qui se contentent de leurs dividendes…

  • RB : Mais ce qui est sûr, c’est que choisir un héritier qui n’est pas travailleur, c’est la certitude de courir à la catastrophe. C’est le problème des Lagardère, souvent montrés en contre-exemple ! Le père Jean-Luc a fondé l’entreprise, mais son fils unique n’a pas su assumer la suite…

On voit d’ailleurs que parfois, chez les Gallimard ou les Bouygues par exemple, ce n’est pas l’héritier favori naturel qui reprend finalement le flambeau mais un autre enfant, l’outsider qui a travaillé comme un dingue pour être à la hauteur…

  • VS : Oui, c’est ceux qu’on n’avait pas vu venir. Ils n’avaient pas été formés pour être les successeurs, et ils avaient d’ailleurs des vies plutôt dilettantes étant jeunes. Mais à partir du moment où ils ont été confrontés à la possibilité de poursuivre la dynastie, ils se sont comme transcendés pour prouver qu’ils étaient à même d’être des grands chefs d’entreprise.

  • RB : Le travail rétablit une forme d’égalité finalement. Car on le voit chez tous ces héritiers : ça n’a pas vraiment d’importance d’avoir des diplômes, puisqu’ils peuvent se former à l’intérieur de l’entreprise. Par contre, ne pas être travailleur, ça ne marche pas. C’est impossible.

  • VS : Souvent les héritiers font un long parcours à l’intérieur de l’entreprise, ils n’arrivent pas au sommet directement. Ça a un double tranchant : on les regarde comme privilégiés, donc ils doivent encore plus faire leurs preuves et asseoir leur légitimité par rapport aux cadres de l’entreprise, qui eux ont souvent fait de brillantes études et s’investissent corps et âmes dans l’entreprise.

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Ces patrons qui travaillent tant, profitent-ils également de leur vie personnelle ou ne vivent-ils que pour leur empire professionnel ?

  • RB : Oui, ils profitent ! Ils vivent dans un luxe incroyable… Par contre ils vivent ce luxe dans une espèce d’endogamie balisée, et ce pour deux raisons. Tout d’abord pour des problèmes de sécurité, et ensuite parce que leur fortune les distingue, donc ils se méfient des amitiés insincères, de la mésalliance… C’est pour cela qu’ils vivent dans les mêmes cercles, partent au même endroit en vacances, que les enfants vont dans les mêmes établissements scolaires etc.

  • VS : Comme tout chef d’entreprise en week-end ou en vacances, ils se soucient de leur business et doivent répondre à des appels c’est sûr, mais il ne faut pas penser qu’ils ne font que travailler et les plaindre ! Ils profitent de très beaux lieux, ont de magnifiques résidences…

Parmi les grands patrons que vous évoquez, beaucoup semblent ne pas vouloir passer la main, même à des âges parfois avancés : Bernard Arnault fait modifier les statuts de LVMH pour gouverner jusqu’à 80 ans, Vincent Bolloré faisait mine en février 2022 de laisser la gouvernance à ses enfants alors qu’il continue à tout manœuvrer, et jusqu’à peut-être l’exemple extrême de Jérôme Seydoux, qui dit clairement qu’il faut mourir sur scène et qui “tue” symboliquement tous les potentiels successeurs qu’il fait monter à ses côtés…

  • VS : Ca c’est quelque chose qu’on a vraiment observé : l’ambivalence de ces grands patrons qui veulent sincèrement transmettre - car ils savent qu’ils sont mortels, et qu’une transmission mal préparée peut aboutir à une catastrophe pour l’entreprise - et qui en même temps ne veulent pas lâcher complètement ! Car s’arrêter, ça veut dire la mort.

  • RB : En fait c’est dur de lâcher le pouvoir ! C’est ce que raconte François Pinault : lui qui a pourtant fait une succession parfaite, hyper organisée, qui fait le choix de lâcher le pouvoir à son fils à seulement 66 ans… Au bout du compte, il le supportera très mal et fera une dépression. Il raconte la fin des appels téléphoniques, la fin d’un entourage de courtisanerie, le rythme qui se calme soudainement, c’est très difficile pour lui… Et toute la force du duo que forment aujourd’hui le père et le fils, c’est que le fils a finalement aidé le père a mieux vivre cette retraite, l’a consulté sur tous les grands recrutements et lui a laissé une part très importante dans l’entreprise : la collection d’arts, le mécénat, les vignobles… Il lui a redonné une utilité sociale, finalement.

Certains patrons ont fait de grandes écoles, d’autres sont de véritables autodidactes : reproduisent-ils forcément leur propre éducation avec leurs enfants ?

  • VS : Oui, la plupart reproduisent leur propre schéma, avec cette idée que si ça a marché pour eux ça marchera pour leurs héritiers. Par exemple, quelqu’un comme Jean-Claude Decaux, qui est un débrouillard qui a tout appris sur le terrain, a balancé ses enfants sur le terrain en leur disant : « Moi j’avais mon pot de colle et mon scooter, donc vous allez faire pareil ! » Après, il y a des contre-exemples : François Pinault qui n’avait pas fait d’école a pourtant poussé son fils François-Henri à faire HEC, alors que ce dernier n’en avait pas envie… Mais s’il l’a fait c’est parce que lui avait souffert d’une forme de mépris social, et qu’il avait le sentiment que sa réussite aurait été plus simple et plus rapide s’il avait fait une école. Par contre, ce qui réunit tous les héritiers c’est qu’ils baignent dans le quotidien et la culture de l’entreprise dès le plus jeune âge. Il y a une forme de préparation, ils connaissent les enjeux, tous les produits etc.

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Sur l’éducation, on a cet exemple très fort de Bernard Arnault, qui, tous les soirs, vient donner et corriger les devoirs de mathématiques de son fils entre deux réunions…

  • RB : C’est le seul patron qu’on a vu faire ça ! La plupart délèguent cette tâche à leur épouse ou à des répétiteurs… Lui venait s’occuper très attentivement et systématiquement de l’éducation de ses enfants. Mais Bernard Arnault a une vraie religion du diplôme, il a été élevé comme ça et encore une fois on reproduit l’éducation que l’on a reçue. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si, quand son grand-père qui lui a appris la rigueur du travail décède, le jeune Bernard Arnault dépose ses bulletins de classe dans le cercueil en guise d’hommage !

Finalement, y a-t-il une recette de la succession idéale ?

  • VS : Il n’y a pas vraiment “une” recette, mais plusieurs éléments importants. On a constaté l’importance du tempo : ne pas passer la main ni trop tôt ni trop tard. Il y a l’éducation au sens large également, c’est-à-dire la formation mais aussi le rapport à l’argent, qui est clé. Il y a aussi l’équilibre psychologique de l’héritier. Si vous avez des enfants qui ont vraiment de grosses failles - parce qu’ils ont vécu des divorces très dures comme Arnaud Lagardère par exemple - c’est très compliqué… Enfin, il y a le fait d’assurer un travail d’entente. Parce qu’il faut quand même, si on choisit un enfant parmi les autres, éviter au maximum les blessures, les vexations, les rancœurs… Donc il faut travailler à restaurer constamment les liens de la famille. C’est l’exemple quasi industriel des Mulliez sur des centaines de cousins, mais c’est aussi ce que fait Bernard Arnault avec ses cinq enfants nés de deux femmes différentes.

Est-ce plus facile quand on a un seul enfant ou plusieurs ?

  • RB : Le problème c’est que lorsqu’il y a un seul enfant, si ça ne fonctionne pas il n’y a pas d’alternative et il faudra trouver une solution ailleurs… D’autre part, on voit avec les Lagardère ou les Bettencourt que l’entente parent/enfant ne va pas forcément avec le fait d’être enfant unique. Il peut justement y avoir de la compétition, une rivalité…

  • VS : Il faut bien comprendre que la succession peut apparaître comme un “cadeau empoisonné” pour celui qui n’en voulait pas. On en connaît l’exemple ultime, toujours avec les Lagardère, avec un fils qui semble s’employer à défaire peu à peu l’empire paternel…

  • VS : Fondamentalement, je pense que Arnaud Lagardère n’avait pas envie de ça, de cette vie. Il a été très meurtri dans son enfance par l’absence de sa mère et par un père très écrasant… Il n’avait pas la force ni l’envie de reprendre cette entreprise. L’expression “cadeau empoisonné” est ici très juste : c’est à la fois un cadeau incroyable, ces richesses et ce confort de vie, mais en même temps ça donne énormément de pression, on se doit d’être à la hauteur…

  • RB : Le problème d’un Arnaud Lagardère, c’est qu’il aurait pu décider de laisser la main à un Directeur général et de rester Président du conseil de surveillance par exemple. Mais non, il décide d’endosser le costume alors qu’il n’est ni prêt ni désireux de le faire. Et c’est parce qu’il ne réussit pas à s’échapper de ce rôle qu’il va s’avérer être un héritier catastrophique…

Plus largement, que ce soit pour ces grandes familles comme pour le commun des mortels, notre carrière n’est-elle pas le fruit d’une construction familiale, de compétition entre frères et sœurs, de besoin de reconnaissance… ? Ainsi, l’écriture de ces récits vous a-t-elle questionné sur votre propre rapport au travail ?

  • RB : Ha oui, ça nous renvoie à nous-mêmes, c’est évident ! Sur la manière dont on a été éduqué, notre rapport à l’argent, au succès, aux valeurs qu’on nous a partagées, au fait d’avoir été assez aimé ou non…

  • VS : Personnellement, travailler sur ce sujet m’a confortée dans le fait que le vrai luxe dans le travail c’est de pouvoir choisir. Que ce n’est pas d’aller chercher un haut salaire mais de pouvoir choisir ce que l’on aime. C’est le vrai, vrai luxe. Et moi c’est ce que je dis à mes enfants : faites un métier que vous aimez, pour lequel vous êtes contents de vous lever tous les matins. Quel qu’il soit. Il y a tellement de gens qui souffrent au travail…

Photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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