Missions irréalistes, process absurdes : et si vous écoutiez votre bon sens ?

01 juin 2022

6min

Missions irréalistes, process absurdes : et si vous écoutiez votre bon sens ?
auteur.e
Barbara Azais

Journaliste freelance

Il nous arrive d’avoir des idées brillantes et novatrices, capables de révolutionner notre façon de travailler, sans pour autant oser les proposer. Du fait qu’elles sortent du cadre de la fiche de poste, nous redoutons de nous mettre notre hiérarchie à dos et continuons donc à suivre des protocoles et des procédures que nous estimons parfois inadaptés. Le « travail prescrit » ne tient pas compte des aléas et des imprévus qui ponctuent la réalité, ce que les scientifiques du travail nomment le « travail réel ». Deux composantes du travail qui nous sont indispensables, mais qu’il est nécessaire (et déculpabilisant) de connaître pour avoir une plus juste perception de son poste. Et surtout, pour se réapproprier son libre-arbitre et incarner son pouvoir décisionnel au travail. Car saviez-vous que votre intelligence et votre bon sens prévalent sur les protocoles et les procédures ?

Qu’est-ce qu’une prescription ? Dans le milieu professionnel, elle concerne les missions, les fonctions et les tâches qui incombent officiellement à une personne. C’est-à-dire les règles de savoir-faire et savoir-être à respecter, les objectifs à atteindre, les consignes et les procédures prescrites par sa fiche de poste : ce que l’on appelle le travail prescrit. Mais comme beaucoup ont pu s’en apercevoir au cours de leur carrière, telle qu’elle est conçue, cette « feuille de route » est loin d’être réaliste et ne tient pas compte des différents aléas et imprévus possibles dans la réalité (panne, absence d’un.e collègue, retard de livraison, accident, intempéries…). Ce qui peut donner lieu à des contraintes inattendues et impacter le bien-être ainsi que la santé physique et mentale au travail. Notamment lorsque l’on constate notre incapacité à répondre minutieusement à toutes les directives imposées, ce qui est d’autant plus culpabilisant chez les personnes perfectionnistes qui utilisent ce repère comme jugement de valeur.

Pourtant, les sciences du travail, notamment la psychodynamique, l’ergonomie et la sociologie du travail reconnaissent qu’un emploi se compose de deux dimensions distinctes : le travail prescrit et le travail réel. Beaucoup plus complexe à définir, le travail réel englobe la réalité de l’environnement de travail d’une personne, la situation dans laquelle elle se trouve, le matériel dont elle dispose, les personnes qui l’entourent ou encore les imprévus auxquels elle fait face. Autant d’aléas que la fiche de poste ne peut prévoir et qui requiert l’intelligence humaine. « Si on suit les prescriptions, on ne peut pas exécuter les tâches qui nous sont demandées. C’est vrai dans tous les métiers », explique Stéphane Le Lay, chercheur en sociologie et en psychodynamique du travail (HDR).

Transgresser les règles peut sauver des vies

Surveillante dans un lycée, Mounira connaît bien cet écart entre la prescription du travail et la réalité du poste : « On nous dit par exemple qu’en dehors des grilles de l’établissement, ce que font les élèves ne nous regarde plus. Mais lorsqu’une bagarre éclate devant le portail, on ne peut pas fermer les yeux et ne pas intervenir, ça peut être dangereux. » Braver le travail prescrit est souvent inévitable face au danger. « Même dans le nucléaire où sont rédigés de gros livrets pour réagir face à tel ou tel problème, il est parfois préférable de ne pas suivre les protocoles », confirme Stéphane Le Lay. En témoigne l’expérience de Masao Yoshida, ancien directeur de la centrale de Fukushima, qui a sauvé le Japon en s’écartant des recommandations et des protocoles.

Alors que quatre centrales sont touchées par un violent tsunami en mars 2011, trois réacteurs entrent en fusion. Sans électricité, il devient impossible de les refroidir. Pendant cinq jours interminables, les employés de Fukushima redoublent d’ingéniosité pour limiter les dégâts. Masao Yoshida finit par désobéir aux ordres de la direction de Tepco et utilise l’eau laissée sur place par le tsunami pour refroidir les réacteurs. À cet instant, plongé au cœur d’une situation inédite et bien réelle, il fait abstraction des bonnes pratiques et permet d’éviter au Japon une catastrophe nucléaire sans doute pire que celle de Tchernobyl. « Sans sa détermination, la catastrophe aurait pu être pire », a reconnu en 2013 Naoto Kan, premier ministre au moment de la catastrophe.

L’exploit du commandant US Airways Chesley Sullenberger, dit Sully, qui a transgressé les directives et amerri sur le fleuve Hudson en 2009, confirme la prévalence de l’intelligence humaine sur la fiche de poste. Après avoir perdu ses deux moteurs et demandé à atterrir en urgence sur la piste la plus proche, Sully a estimé que la réalité de la situation ne lui donnait pas assez de temps pour gagner la terre ferme. Il a alors fait le pari risqué de désobéir aux ordres et d’amerrir son Airbus A320 à la hauteur de Manhattan. Les 155 personnes à bord ont toutes été secourues en 17 minutes. Un long procès a par la suite donné raison au commandant, qui n’aurait pas pu rejoindre l’aéroport voisin de Teterboro, dans le New Jersey. Comme disait Theodore Roosevelt : « Quand on vous demande si vous êtes capable de faire un travail, répondez : ‘bien sûr, je peux !’ Puis débrouillez-vous pour y arriver. »

L’intelligence pratique remplace la fiche de poste

« À partir du moment où le travail réel prend des libertés par rapport au travail prescrit, on appelle ça ‘la triche’, analyse Stéphane Le Lay. Les gens sont obligés de tricher face aux prescriptions sinon ils ne peuvent pas travailler. Or pour pouvoir tricher dans son travail (faire face aux imprévus, à une panne, etc), ils vont déployer une forme spécifique d’intelligence appelée “l’intelligence pratique” pour contourner le problème. » Autrement dit, faire appel à leur bon sens. Car la non-maîtrise du réel nous invite à faire preuve de créativité, d’ingéniosité, de réactivité et de débrouillardise, à mettre notre intelligence au service d’une situation inédite pour apporter des solutions. Aussi détaillée soit la fiche de poste, nous sommes en permanence contraint d’improviser, voire de ruser, pour arriver à nos fins au travail. Les protocoles pré-établis ne peuvent se substituer aux ressources intellectuelles humaines.

Pourtant, l’écart entre le travail prescrit et le travail réel peut engendrer de la souffrance. « Quand on s’engage dans une activité, quelle qu’elle soit, la première expérience que l’on fait c’est l’échec. Le monde se révèle à nous à travers l’échec », explique Stéphane Le Lay. Donc quand une situation nous échappe et que nous expérimentons la non-maîtrise du réel, comme lors d’un retard à une réunion importante par exemple, nous ressentons potentiellement de l’anxiété, de la peur ou encore des doutes. « C’est ce que l’on appelle de la souffrance normale. Il s’agit de tous les vécus subjectifs plus ou moins désagréables que l’on ressent quand on n’arrive pas à faire une activité ». « Normale », car nous sommes toutes et tous confrontés à ces émotions désagréables passagères. « Elle est normale car elle n’est pas pathogène. » Et la meilleure façon de transformer cette souffrance, c’est encore d’utiliser son intelligence pratique pour identifier des solutions et rebondir.

L’intelligence émotionnelle au cœur du travail

Parfois, cette intelligence pratique fait appel aux qualités de cœur, surtout dans les métiers d’entraide et d’accompagnement. On parle alors d’intelligence émotionnelle.

Veilleuse de nuit dans une maison d’accueil spécialisée (Mas) pour personnes autistes, Julie n’imagine pas s’en tenir seulement à sa fiche de poste. « On a beau avoir un planning et des missions à respecter, les résidants sont parfois en crise, ou fatigués. On doit composer avec leurs émotions », explique-t-elle. Les domaines du médical et du médico-social notamment, sont ponctués d’imprévus et nécessitent de s’adapter en permanence. Julie se souvient notamment d’une nuit où l’un des résidants était en crise.

« Normalement on les emmène en salle d’isolement pour qu’ils ne se fassent pas de mal. C’est la procédure habituelle. Mais il pleurait, alors j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Ma collègue et moi l’avons fait asseoir sur un canapé et nous avons discuté. Il était contrarié que sa mère ne vienne pas le chercher pour le week-end. Il ne s’est pas rendormi, mais il s’est calmé. » Voilà un autre cas qui montre bien que la fiche de poste ne mentionne pas les qualités humaines à déployer dans certaines situations. Elle ne prend pas non plus en compte les enjeux relationnels, l’engagement émotionnel, la mobilisation et/ou les limites humaines (fatigue, mal être, dépression, burn out…). Le travail prescrit n’est rien d’autre qu’un cadre de référence, quand le travail réel lui, est authentique. Mais les deux sont complémentaires. Le tout est de réduire au maximum l’écart entre eux et de trouver l’équilibre.

La bonne nouvelle, c’est qu’on peut espérer une plus grande flexibilité de la part des entreprises face au travail prescrit, notamment après la crise sanitaire qui les a justement obligées à s’adapter elles-mêmes aux aléas et aux imprévus de la vie. Contraintes de réinventer leur façon de travailler et de faire confiance à leurs salariés, beaucoup ont compris qu’innover avait du bon et que pour faire face à la situation, elles pouvaient s’en remettre au bon sens de leurs collaborateurs. Bien sûr, toutes n’ont pas pris le pas à la même vitesse, mais on peut espérer une plus grande sensibilisation à cette problématique…

Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamp pour WTTJ

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