“@Balance ton/ta…” : trois ans après leur création, quel bilan pour ces comptes ?

27 nov. 2023

5min

“@Balance ton/ta…” : trois ans après leur création, quel bilan pour ces comptes ?
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

contributeur.e.s

Ils ont fait souffler des tempêtes fébriles dans les Comex de nombreuses entreprises. Trois ans après la création de comptes Instagram comme @balancetonagency (296k followers) et @balancetastartup (198k followers), qui souhaitaient dénoncer les pratiques de violences en entreprise, quel bilan peut-on dresser de leurs actions ? Éléments de réponse avec l’avocate parisienne qui a été leur premier soutien : Elise Fabing, spécialisée en droit du travail et experte du Lab de Welcome to the Jungle.

Trois ans après le buzz médiatique autour de la naissance des comptes @Balance, et de leur action de vigie aussi saluée que critiquée, il semblerait que plus personne n’en parle…

Elise Fabing : On ne parle pas très souvent de leur bilan, vous avez raison. Mais il est clair que pour les entreprises c’est encore une vraie crainte aujourd’hui de se retrouver nommer sur un des comptes @Balance. Je le vois à travers de nombreux dossiers. Surtout, s’il y a une chose qui a réellement changé pour le mieux, c’est le rapport de la presse et la sensibilisation de l’opinion publique aux violences au travail. Avant 2020, on parlait peu de ces sujets. Quand la presse parlait du « travail », elle parlait emploi ou économie, mais jamais de ces histoires personnelles et individuelles de gens qui souffrent au travail ! Aujourd’hui, il y a une vraie sensibilité, ce qui permet de faire sortir des sujets de la sphère très confidentielle du tribunal judiciaire.
J’ai l’impression aussi que depuis, les jeunes se sont emparés de ces questions de droit du travail : avant, il y avait une grande méconnaissance, aujourd’hui les jeunes s’intéressent, s’informent, et n’acceptent plus d’être maltraités.

Pensez-vous, pour autant, que le rapport de force se soit vraiment inversé entre les entreprises et les jeunes au travail ?

E.F. : Non. La subordination économique est une logique de puissance tellement intense, qu’il me paraît compliqué de la renverser totalement. Par contre, ça donne quand même de petites armes aux jeunes, qui sont davantage conscients des conséquences que peuvent avoir les violences au travail, sur leur santé mentale comme sur leur corps. On voit de plus en plus d’articles sur la prévention du burn-out, sur les managers toxiques etc.
Moi-même, je suis également beaucoup plus sollicitée par des clients qui, avant, n’auraient jamais franchi le pas d’aller consulter un avocat dans le cadre du travail. C’est comme s’il y avait moins de « tabou », comme si c’était moins associé à un échec personnel. Il y a désormais une compréhension que les violences au travail sont quelque chose de systémique. L’avantage aussi, c’est que les gens viennent me voir plus tôt en cas de maltraitance : avant les mouvements @Balance, ceux qui entraient dans mon bureau étaient déjà complètement au bout du rouleau.

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« Il y a désormais une compréhension que les violences au travail sont quelque chose de systémique. » - Elise Fabing, avocate en droit du travail

Vous avez été l’« avocate officielle » des comptes @Balance, en animant notamment chaque semaine des lives sur Balance ton agency (BTA) pour conseiller juridiquement les salariés en détresse. Est-ce que vous continuez à travailler ensemble ?

E.F. : Je reste très proche et nous discutons régulièrement, mais j’ai arrêté de faire les lives car nous avions fini par faire le tour de beaucoup de thématiques. Par contre, les enregistrements sont toujours en ligne et je continue à répondre aux questions des internautes concernant tel ou tel épisode.
Là où je suis un peu déçue, c’est que nous n’ayons pas réussi à avoir un vrai pouvoir de lobbying politique, malgré nos tentatives collectives. Lors des dernières présidentielles, il y a eu de vraies propositions de réformes dans certains programmes, concernant la souffrance au travail. Mais les choses sont loin d’avoir avancé finalement…

Vous me racontiez, lors de notre première rencontre, que les lives que vous animiez recevaient beaucoup de demandes sur deux sujets en particulier : la négociation de départ et le harcèlement managérial. Ces deux thèmes sont-ils encore la priorité des salariés qui vous contactent aujourd’hui ?

E.F. : Personnellement, j’ai de plus en plus de dossiers concernant la discrimination sexiste. Et je suis heureuse de cette libération de la parole ! Les femmes osent enfin parler des injustices salariales par rapport à leurs collègues masculins, ou des remarques sexistes dont elles sont les victimes par exemple. Dans ce cadre, j’ai énormément de cas de discriminations liées à la maternité. Récemment, j’ai par exemple eu la cadre dirigeante d’une start-up qui a vu l’annonce de sa troisième grossesse être très mal reçue. On lui a notamment demandé si c’était « voulu » ou si c’était une « surprise ». Mais le pire a été avant son retour de congé maternité, alors qu’elle était jusque-là en full remote en Bretagne, l’entreprise a annoncé que le télétravail était désormais interdit. Les cas comme ça sont tellement fréquents…
Heureusement, si avant les femmes se taisaient et serraient les dents avant de quitter une entreprise, désormais elles parlent. D’ailleurs, c’est le sujet de mon prochain livre : le prix du silence des femmes pendant leur carrière.

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« Les femmes osent enfin parler des injustices salariales par rapport à leurs collègues masculins. » - Elise Fabing, avocate en droit du travail

Il y a un an, Balance ton agency (BTA) célébrait sa première victoire aux Prud’hommes, suite à la condamnation de l’agence de publicité Braaxe pour des faits de harcèlement sexuel. Cette condamnation a-t-elle été suivie d’autres, ou est-ce rester un cas d’école en ce qui concerne les dénonciations via les réseaux sociaux ?

E.F. : Il y a évidemment eu d’autres victoires. Mais en général, cela s’est traduit par des transactions dans le silence, entre l’entreprise et le/la plaignant(e). Avec des clauses de confidentialité qui m’imposent le silence.
L’affaire Braaxe est bien sûr emblématique : ça a été l’une des premières agences à être épinglée sur un tel compte, et c’était l’ancien employeur d’Anne Boistard, qui tient le compte BTA. C’est un dossier assez dingue d’ambiance pornographique au sein d’une agence, avec un sentiment d’impunité extrêmement fort côté direction. Je n’avais jamais vu ça… C’est donc une très belle victoire, qui permet de faire avancer notre jurisprudence, qui reste pour le moment assez sexiste et patriarcale. Encore aujourd’hui, avec la notion d’ « attitude ambiguë », si la salariée ne dit pas clairement « non », qu’elle participe au jeu de drague parce qu’elle se sent contrainte ou qu’elle se sent obligée de rire aux blagues, alors la qualification de « harcèlement sexuel » n’est pas retenue. Or, c’est complètement nier le lien de subordination économique et d’emprise entre une salariée et son employeur !

Dans votre cabinet, 80 % des affaires se terminent donc à l’amiable, dans le silence et avec un chèque de départ pour l’employé·e… Mais est-ce vraiment ce qu’on peut espérer de mieux ?

E.F. : Non, évidemment ! C’est tout le problème. Si nous avions une justice sociale qui fonctionne, ça ne passerait pas par des transactions. Mais actuellement, quand je défends quelqu’un, je ne défends pas une cause mais un salarié. Et quand mes client·e·s viennent me voir, ils ont besoin de rapidement tourner la page avec une compensation financière pour avancer. C’est aujourd’hui la « moins pire » des solutions.

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« Il y a des boîtes hyper saines, avec de bonnes politiques RH, et il suffit qu’il y ait un seul élément perturbateur qu’on ne sait pas gérer pour que ça dégénère… » - Elise Fabing, avocate en droit du travail

Outre les premiers comptes sur les dérives en start-up et dans les agences de comm, il semblerait qu’aucun secteur n’ait été inquiété par l’émergence de nouveaux comptes @Balance. Comment l’expliquez-vous ? N’y a-t-il pas d’autres secteurs où les harcèlements sont légion ?

E.F. : Si. La finance et les cabinets de conseil en sont un bon exemple, mais ils sont beaucoup trop puissants, je pense que personne ne s’y risque. Quand on voit, avec Anne Boistard, les cyberharcèlements que nous avons subis pour avoir dénoncé certaines entreprises, je n’ose même pas imaginer les conséquences si on s’attaquait à des milieux disposant d’encore plus d’argent.
Après, il faut vraiment comprendre que les violences sont multisectorielles. Et parfois, il suffit d’un caillou dans la chaussure. Il y a des boîtes hyper saines, avec de bonnes politiques RH, mais il suffit qu’il y ait un seul élément perturbateur qu’on ne sache pas gérer pour que ça dégénère…

Serait-il donc souhaitable qu’il y ait davantage de comptes pour alerter, dénoncer et chercher à faire condamner les harceleurs et les entreprises qui tolèrent ces pratiques ? Ces comptes anonymes sont plutôt un aveu d’échec, non ?

E.F. : Oui, tout à fait. Balance n’est pas une solution. C’est un cri de révolte des plus faibles. L’avocate que je suis adorerait que ces comptes n’aient pas à exister. J’aimerais que la justice fonctionne, que les salariés puissent être convenablement indemnisés et que les patrons prennent conscience, eux-mêmes, lorsque quelque chose ne va pas dans leur entreprise. Mieux, qu’ils prennent des dispositions pour régler ces problématiques. Et j’adorerais que la presse ait les moyens de faire des enquêtes approfondies sur les boîtes maltraitantes. Mais en attendant…

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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