BADASS : Non, il n’y a pas de “bon moment” pour faire un enfant

18 mar 2021

7 min

BADASS : Non, il n’y a pas de “bon moment” pour faire un enfant
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Lucile QuilletLab expert

Journaliste, conférencière et autrice spécialiste de la vie professionnelle des femmes

BADASS - Vous vous sentez illégitimes, désemparées, impostrices ou juste « pas assez » au travail ? Mesdames, vous êtes (tristement) loin d’être seules. Dans cette série, notre experte du Lab et autrice du livre de coaching Libre de prendre le pouvoir sur ma carrière Lucile Quillet décortique pour vous comment sortir de la posture de la “bonne élève” qui arrange tout le monde (sauf elle), et enfin rayonner, asseoir votre valeur et obtenir ce que vous méritez vraiment.

C’est une question aux allures d’équation impossible : quand est-ce le bon moment de faire un enfant ? Pendant ses études, certainement pas. En apprentissage ou alternance, non plus. En période d’essai, dangereux. Tout juste embauchée, ça fait guet-apens. Quand notre carrière s’apprête à décoller, c’est le mauvais message à envoyer. Quand elle décolle, c’est impossible, il faut battre le fer tant qu’il est chaud : pas le temps, trop de stress. Quand on devient freelance, c’est inconscient : on se met dans la position de variable d’ajustement éternelle. Mieux vaut attendre d’être bien stabilisée. Oui mais après, on ne pourra plus tenir le rythme. Et quand on crée sa propre entreprise ? Il faut “choisir ses priorités” tout de même. Bref, ce n’est jamais le bon moment. Mais en fait, qu’est-ce que le “bon moment” ?

Le “bon moment”… pour les autres

Le “bon moment”, c’est déjà, avant tout, celui où l’on ne risque pas de se faire virer pour avoir osé procréer (le niveau Adibou de la discrimination en entreprise). Ça veut dire parfois de revoir ses plans de vie : sur Instagram, une femme me racontait comment elle avait repris la pilule le temps de sa période d’essai de huit mois. Huit mois. Ajoutez les mois voire années qu’il faut parfois pour tomber enceinte, plus les neufs mois de grossesse. Dans un planning stressé par la pression sociale et l’horloge biologique, huit mois, en fait, c’est beaucoup.

Une fois qu’on est “sécurisée”, le “bon moment” nous apparaît trop souvent comme celui qui dérangera le moins notre entreprise (sur-responsabilisation des femmes au profit des autres, chapitre 36). Ce sont tous les “Comment mon employeur va le prendre ?”, “Vont-ils m’en vouloir ?”, “Je vais les mettre dans le pétrin”, “Je ne peux pas leur faire ça”. Une personne (un homme, pour le dire plus simplement) qui prend une année sabbatique pour faire un tour du monde en voilier se poserait bien moins de questions. À raison.

La mère, ce Judas de l’entreprise

Le pire est sans doute que nous nous mettons en empathie pour ceux qui n’en font pas preuve dans la plupart des cas. Je me souviens que quand une amie a appris qu’elle était enceinte deux semaines avant de signer un nouveau contrat de travail, je lui dis de ne surtout rien dire. Mais elle répétait que « quand même, par transparence, il faut prévenir. » Comme si elle vendait un panier de fruits (ses compétences) avec une pomme pourrie dedans. Comment ce devoir de “transparence” est-il plus important que sa propre sécurité financière (et celle de son nouveau-né) ? Comment “ne pas mettre l’entreprise dans le pétrin” serait-il plus condamnable que de s’y mettre elle ?

Spoiler : heureusement, son futur patron l’a félicitée et embauchée (et voilà l’Humanité sauvée).

N’empêche, pourquoi seize semaines de congé maternité nous semblent être une trahison quand une jambe cassée au ski, un burn out ou les mille autres raisons d’une absence longue sont excusées par un brave “C’est la vie !” ? La différence, c’est que l’on choisit. C’est un peu comme si les femmes n’honoraient pas la chance qui leur a été donnée de travailler pour se (re)mettre dans des histoires de couches et de torchons. « Ça veut travailler, mais voilà que ça fait des enfants… Faut savoir ! » Ici se rejoue l’éternel conflit d’intérêt qui oppose parentalité et vie pro, deux notions antagonistes qui ont toujours du mal à faire de la place à l’autre, surtout quand il s’agit des femmes.

« Je croyais qu’elle avait de l’ambition »

Car le “bon moment” exige aussi de pouvoir être plus disponible. C’est assez rationnel et lucide d’admettre qu’on ne pourra plus improviser de grosses sessions au bureau jusqu’à 22h. Mais le problème, c’est d’être la seule à anticiper ça dans son couple. Cette charge supplémentaire semble “naturellement” attribuée aux femmes. On a intégré cette idée à force d’entendre toutes ces petites phrases-avertissements insidieuses : « Elle est enceinte ? Mais je croyais qu’elle était ambitieuse », « Dommage, elle était bien partie », « On ne va plus pouvoir compter sur elle alors. »

Là où la parentalité conforte les hommes dans une stature de responsabilité, elle est un deuxième job pour les femmes (iceberg des charges mentales et domestiques droit devant). Ainsi, 41% des femmes cadres déclarent avoir réduit leur temps de travail ou modifié leurs horaires pour s’occuper de leurs enfants d’après l’Insee.

Pour qui ne veut cesser d’évoluer, le bon moment n’existe pas. C’est comme essayer d’arrêter de jouer à un jeu où vous savez que vous pouvez gagner encore plus gros à chaque tour. Il y aura toujours l’augmentation, la promotion, l’échelon d’après, allant souvent de pair avec un temps dédié au travail plus important. C’est dire si le chemin classique de la “réussite”, suivant une courbe exponentielle, est formaté pour des gens déchargés de leurs devoirs domestiques.

La maternité n’est pas un frein, le sexisme oui

Le problème, ce n’est pas de devenir mère (si l’on en a envie et que l’on peut, évidemment). C’est de prêter allégeance aux exigences du “bon moment” et se soumettre à cette charge mentale énorme, qui prend la forme d’un exercice d’équilibriste de l’extrême : on marche sur le fil de l’horloge biologique, on tient dans chaque main une injonction contradictoire (“reproduis-toi” dans l’une, “sois la working girl parfaite” dans l’autre), son envie d’enfant sur la tête, et les flammes de la potentielle colère de notre employeur sous les jambes. Et roule ma poule.

Le “bon moment” exige de nous de se plier à toutes ces idées reçues, se sur-responsabiliser, s’adapter, la jouer serré dans un jeu aux règles injustes, de déranger le moins possible les autres. Cerise sur la gâteau : le bon moment nous dit que tout dépend de nous pour ne pas nous prendre un boomerang dans la figure, qu’il faut juste “bien calculer”.

Plutôt que de nous adapter, établir des stratégies et prendre sur nous, pourquoi ne pas demander à la société de faire que n’importe quel moment soit un potentiel bon moment. Car il n’y a pas de “bon moment”, mais uniquement des solutions. Super, mais lesquelles ?

  • 1. On parle avec son/sa partenaire

Oui, être parent nécessite du temps, un temps qui sera pris sur les habituels loisirs, nuits et/ou gros horaires de boulot. Ça semble si évident que beaucoup de couples n’en parlent pas. Jusqu’au jour où le «je peux pas, tu sais bien, j’ai ma réunion à 19h, je n’y peux rien » prononcé par votre conjoint transforme tout votre agenda hebdomadaire en mauvais épisode de Desperate Housewives (option Lynette).

Ça vaut le coup de se faire un petit quiz déminage de la conciliation vie privée / vie pro pour entamer la discussion, poser ses limites et penser les solutions à deux : Comment imagines-tu concilier ta vie de parent et ta carrière ? Quels horaires ne pourrais-tu pas accepter ? Serais-tu prêt à embaucher une garde d’enfant ? Pourras-tu aller chercher l’enfant à la crèche la moitié de la semaine ? Envisages-tu de prendre un congé paternité d’un mois ? … Qu’importe le deal que vous passez : l’important est de ne pas être, par fatalité, la variable d’ajustement. Toutes les angoisses et problèmes que vous anticipez parfois seule doivent être remis sur la table commune.

  • 2. On photographie sa situation pro

Il n’y a pas de “bon moment” pour qu’un employeur discriminant ne vous discrimine pas : ça n’est pas de votre ressort. En revanche, vous pouvez vous protéger. En période d’essai, annoncer votre grossesse ne vous protègera pas : l’employeur peut ne pas poursuivre votre contrat, officiellement pour d’autres motifs (et ce sera à vous de prouver aux Prud’hommes qu’il s’agit en réalité de discrimination). Pensez à votre sécurité d’abord. Ne dites rien, et gardez des preuves de vos résultats, au cas où.

Le CDI, lui, vous protège d’un licenciement. Pas des discriminations et autres mises au placard potentielles. Récoltez des preuves écrites de votre niveau de responsabilités, de vos résultats (mails, signature de mails, échanges et bilans de réunion), pour avoir une photographie de votre niveau de poste. En cas de rétrogradation de responsabilités, vous aurez un comparatif explicite.

  • 3. On ne s’excuse pas

Au moment de l’annoncer à votre N+1, il est capital de ne pas vous excuser. La grossesse n’est pas une faute professionnelle : c’est la vie. Vous n’avez pas failli à votre devoir. Vous n’avez pas à culpabiliser. Même si l’entreprise est en pleine période de rush. Ce n’est pas à vous de gérer.

Les problèmes d’organisation que votre absence générera sont du ressort de votre manager : il est payé pour organiser et réorganiser, laissez-le donc faire. Vous pouvez lui souffler un ou deux noms pour vous remplacer (histoire de maîtriser qui arrive sur votre terrain), mais en vrai, c’est une faveur que vous lui faites.

Plus vous l’annoncez tôt, plus il est possible d’anticiper et organiser. Mais si cela tombe pile au moment où l’on distribue de gros clients, taisez-vous, prenez le gros client, votre remplaçant•e le gardera au chaud pour vous à votre retour de congé mat’.

  • 4. On démine le terrain avec son•sa chef•fe

Ne vous étranglez pas mais nombre de femmes voient leur carrière ralentie car les autres ont voulu “bien faire”. Pour de vrai. Parce qu’ils compatissent avec vos nuits inexistantes, vos hormones en “royal rumble”, et votre charge domestique “naturellement” (oh Lord) décuplée, ils vous “épargnent” les gros dossiers, les mises en avant, les présentations orales etc. Évidemment, le problème, c’est qu’ils pensent à votre place, au lieu de vous demander votre avis.

Pour lutter contre ces malentendus et “bonnes intentions”, reprenez la main sur le storytelling. Clarifiez avec votre chef ce que vous voulez pour votre carrière, avant et après le congé maternité, que ce soit un aménagement de votre temps de travail ou briguer le poste de chef de région qui s’ouvre à Guadalajara. C’est à vous de définir vos ambitions, de dire de quoi vous avez besoin, où en est votre motivation, de quoi vous vous sentez capable ou non, pendant combien de temps et de dézinguer tous les potentiels pré-supposés maladroits que les autres auront à votre place.

Le bon moment, c’est celui qui est bon pour nous, même s’il est mauvais pour les autres. Tant pis pour eux, tant mieux pour tous. Si les femmes faisaient des enfants quand elles le voulaient sans s’excuser, sans stratégie, nous nous rendrions toutes service. L’entreprise apprendrait à aménager ses standards pour laisser une meilleure place à la parentalité, celle-ci ne serait plus incompatible avec la “réussite” professionnelle. Les hommes aussi en bénéficieraient pour mieux s’impliquer dans la vie de leur famille. Vous l’avez compris : à force d’égoïsme individuel féminin, la société le sera sans doute un peu moins.

Photo by WTTJ

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