Vous haïssez votre job ? "Neurchi de flexibilisation du marché du travail" aussi

14 oct 2020

10 min

Vous haïssez votre job ? "Neurchi de flexibilisation du marché du travail" aussi
autor
Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

Aujourd’hui, il n’y a plus que trois raisons d’aller sur Facebook. La première : se rappeler de la date d’anniversaire de notre ami d’enfance qui nous fait une scène si on a le malheur de l’oublier. La deuxième : suivre les commentaires et les blagues vaseuses publiées par notre oncle complotiste. Et la dernière, et non des moindres : suivre les « neurchis » (chineurs, en verlan). Ces groupes Facebook qui réunissent une communauté autour d’un thème donné, du plus classique « neurchi de commentaires », au plus pointu « Neurchi de mèmes sur template inadapté ». Les membres y échangent mèmes et témoignages et s’y joue une quête infinie à la meilleure vanne. Parmi plus de 1 000 groupes recensés par le master groupe « neurchi de neurchi » (oui, c’est très méta), il y a « Neurchi de flexibilisation du marché du travail », A.K.A, NdFlex, qui rassemble la plus importante communauté en France. Sur cette page, on rit des attitudes de ses collègues, de la “start-up nation”, des codes professionnels absurdes, et même des injustices les plus courantes qui règnent dans le monde du travail.

Mais au-delà de l’humour et des sarcasmes, nous avonns voulu en savoir plus sur leur vision du travail. Rencontre avec Adam (en visio depuis Dublin) et Eloi, administrateurs du groupe, ainsi qu’Adrien et Gary, modérateurs. Le rendez-vous est fixé chez Adrien. Ambiance : chemises et dessous de verre obligatoires. Pas si flex’ ?

En un an seulement, “Neurchi de flexibilisation du marché du travail” s’est bâti une communauté de plus de 110 000 membres, pouvez-vous me raconter la genèse de ce projet ?

Adrien : À l’origine, c’est Paul qui a monté le groupe. À l’époque, il était en stage dans le cadre de son école de commerce et travaillait sur des sujets stratosphériques comme “les fonds propres des banques”, alors qu’il n’y connaissait rien. Plus fou encore, son boss n’avait pas peur de le présenter aux clients comme un “expert du sujet”, alors qu’il était complètement perdu.

Adam : En dehors de ces missions impossibles, il tournait souvent en rond. Et il s’est rendu compte qu’il n’était pas seul. De nombreux cabinets de consulting et de conseil demandent à leurs employés… de ne rien faire, de faire du présentéisme, en somme.

Gary : Le cheminement est assez logique : « Je m’ennuie au boulot, le monde du travail ne me plaît pas, du coup, je vais en faire des mèmes pour passer le temps. »

Adrien : Les trois premiers mois, le groupe “Neurchi de flexibilisation du marché du travail” était assez intimiste, on publiait juste des mèmes pour rire en petit comité. Et puis, ça a décollé assez naturellement. Après, et au-delà de l’aspect comique, je pense qu’on observait déjà à l’époque cette tendance à dire que “le monde du travail se flexibilisait”, ce qui avait le don de nous énerver…

Justement, pourquoi vous-êtes vous attaqués au terme “flexibilisation” avec ce groupe “Neurchi de flexibilisation du marché du travail”?

Gary : C’est un terme souvent utilisé à tort aujourd’hui pour décrire un monde du travail qui serait “de plus en plus cool”, alors que ce n’est pas forcément le cas. Simplement, les entreprises utilisent plus d’anglicismes et alpaguent les salariés avec des babyfoots, mais en réalité, c’est juste moyen de nous faire accepter des “bullshit jobs”.

Quand on lit les témoignages publiés sur le groupe, on a l’impression que plus le monde du travail se “flexibilise” plus il se précarise…

Gary : Complètement. On le voit bien avec les captures d’écran des freelances dont les entreprises n’hésitent pas à proposer d’être “payés en visibilité”, ou sur les offres de stage qui affichent une liste de missions impossibles qui pourraient être divisées en plusieurs postes en CDI… Dès le début du groupe, en janvier 2019, il y avait des personnes de tous bords politiques, mais tout le monde s’accordait à dire que, globalement, le “bullshit” avait totalement inondé le monde du travail.

Adrien : L’aspect positif de tout ça c’est que ce groupe “Neurchi de flexibilisation du marché du travail” libère la parole. Il permet aux salariés de poster leur témoignage et de recevoir des messages de soutien. Que ce soit parce que leur patron est un vrai con, qu’ils font des tafs qui n’ont aucun sens ou qu’ils aient l’impression de faire tapisserie… Ils ne sont plus seuls.

De votre côté, comment vivez-vous ce monde du travail ? À quoi ressemble le “parcours type” des administrateurs et modérateurs du groupe ?

Adrien : Alors là je pense qu’on va bien se marrer… Eloi est en stage chez L’oréal, Gary est dans la commercialisation d’archives dans l’audiovisuel, Adam vend des produits software, Paul, le créateur du groupe, est en Master, et moi je suis consultant… Parmi les autres modérateurs, il y en a certains qui sont encore étudiants, d’autres consultants, il y a une graphiste, une ingénieure en développement durable et un autre qui bossait dans une boîte du CAC40, mais qui vient de démissionner…

Eloi : En fait, dans l’équipe, il y a un fort vivier “école de commerce”, surtout de l’ESCP. Après, on a ajouté des modérateurs parmi les membres qui postaient le plus sur le groupe.

Donc vous avez tous des postes plutôt prometteurs dans de belles boîtes ! Les personnes qui suivent “NdFlex” ont des profils assez similaires au vôtre, non ?

Gary: Oui de toute façon, c’est un peu la population type des groupes “neurchi” : urbains, plutôt éduqués, avec un job plutôt sympa ou qu’on définirait en tout cas de “qualifié”. Mais sur NdFlex, on a quand même réussi à avoir plus de diversité. Souvent, il suffit qu’un mème soit plus spécialisé sur un secteur pour que ça rameute des salariés qui y travaillent. À un moment, un mème partagé par un intermittent du spectacle sur le groupe “Neurchi de flexibilisation du marché du travail” a pas mal tourné sur Facebook, et dans la semaine, on a toute une vague d’intermittents qui nous ont rejoints. Idem pour le secteur de la restauration, du graphisme, de la fonction publique, etc.

Il y a un truc qui réunit tout le monde sur ce groupe, ce sont les personnages que vous avez inventés, des profils types que l’on retrouve en entreprise. Ils sont quasi systématiquement utilisés dans les mèmes. Il y a d’abord “Fabieng” (à prononcer avec un accent du sud, ndlr), ou “Fabienneg”, le/la boss. Comment le/la décririez-vous ?

Adrien : Pour moi, “Fabieng” a 40 ou 50 ans, ce n’est pas LE big boss, mais un manager intermédiaire. Malgré le fait que sa carrière ne soit pas exceptionnelle, il s’est quand même retrouvé à gérer une petite équipe. Ce qui fait sa particularité, c’est qu’il aime avoir des gens sous sa responsabilité, son “petit stagiaire” qui va chercher son café, plutôt qu’à penser au bien-être de son équipe.

« Pour moi, “Fabieng” a 40 ou 50 ans, ce n’est pas LE big boss, mais un manager intermédiaire », Adrien, modérateur de la page Facebook NdFlex

Gary : C’est un peu le cliché du manager “à la française”. Le mec n’est pas là parce qu’il est qualifié pour le poste, mais parce qu’il est dans la boîte depuis un bout de temps et qu’il a léché les bottes des bonnes personnes. Du coup, il cumule toutes les erreurs qu’un manager peut faire : il est adepte du présentéisme, il est tout le temps sur le dos des salariés, manque de respect et de reconnaissance envers ses équipes, etc. Après, il est à l’image des managers que chacun a eus. Tout le monde a son Fabieng.

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En dessous de “Fabieng”, il y a son N-1, “Corenting”, ou “Corentinneg”. J’ai l’impression que c’est le personnage auquel pas mal de personnes s’identifient dans le groupe “Neurchi de flexibilisation du marché du travail”. Qui est-il ?

Eloi : Souvent, dans les mèmes, Corenting est un stagiaire, mais ce n’est pas toujours le cas ! Il doit juste être N-1 d’un Fabieng, et un… N+ rien.

Gary : Il est peut-être N+1 du poisson rouge de la boîte, et encore !

Il est prêt à tout pour réussir ou il se révolte un peu ?

Eloi : Disons qu’il n’a pas beaucoup de leviers pour agir s’il veut se révolter.

Gary : Ça se trouve, dans 10 ans, Corenting deviendra le nouveau Fabieng ! De mon point de vue, je n’ai pas l’impression qu’il ait une grande conscience sociale. Il subit. Il n’a pas le temps de faire la révolution… il a des slides PowerPoint à aligner.

Enfin, il y a un nouveau personnage depuis quelque temps, “Dave le dév’”…

Adrien : Lui, je pense que c’est un très bon personnage. Aujourd’hui, les développeurs sont les stars du marché du travail. Toutes les entreprises cherchent à en recruter, mais il y a une pénurie de candidats. Du coup, ils sont très bien payés et certains profitent de la situation pour se comporter comme des princesses en entreprise. Sans que personne n’ose leur dire quoi que ce soit. Du coup, c’est un personnage assez représentatif d’un “nouveau” rapport de force en entreprise.

Est-ce que vous pensez qu’on est tous de potentiels Fabiengs ? Que Corenting subit en silence car il sait qu’un jour “son heure viendra” et qu’il se transformera en Fabieng ?

Eloi : On ne naît pas Fabieng, on le devient ! Je pense que c’est dur de ne pas devenir comme lui, car on est vite écrasé par le poids du système… Même si on a des rêves de liberté et d’émancipation, quand on passe manager, on redevient une brique dans le mur, il faut faire tourner son équipe et sa boîte, donc il y a des chances de se transformer en “Fabieng”, sans forcément s’en rendre compte.

Adrien : Je crois que je l’ai déjà été quand j’ai eu un stagiaire. Bon, je pense que j’étais quand même un peu plus cool…

Gary : Pas sûr, vu les postes anonymes qu’il a mis sur le groupe… (rires)

Adrien : Non mais quand il est parti, il m’a dit avoir apprécié son stage. Par contre, il y a une fois où j’ai dû le reprendre sur son travail, je lui ai un peu crié dessus et après je me suis dit : « Ça y est, je suis un Fabieng », que vient-il de se passer ? Pour autant, je pense que notre génération essayera de faire les choses différemment en terme de management.

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Sur le groupe, l’humour donne le ton, mais cela n’empêche pas certaines publications d’aborder de vrais problèmes : management toxique, licenciement abusif, surcharge de travail, etc. Toutes ces dérives, viennent-elles d’émerger ou étaient-elles déjà bien installées sans que personne n’ose les dénoncer ?

Adam : Je pense qu’aujourd’hui, Internet nous permet d’échanger beaucoup plus sur ce que l’on vit au travail. Cela a permis d’éveiller les consciences sur plein de problèmes, et plus particulièrement sur le management toxique. Heureusement, il y a quand même des entreprises qui réagissent et tentent de faire du vrai, bon management.

Adrien : Les dérives étaient certainement déjà présentes quand nos grands-parents bossaient, mais au moins, ils vivaient dans une époque prospère où ils étaient augmentés plus régulièrement et où ils pouvaient trouver un job plus facilement. À travail égal, ils vivaient mieux et toléraient peut-être plus facilement les dérives.

Eloi : Aussi, je pense qu’ils n’avaient pas la même conception du travail. Alors qu’aujourd’hui on valorise le fait de trouver du sens dans son travail, je pense que la désillusion est d’autant plus forte quand celui-ci nous déçoit. Je ne suis pas sûr que nos parents ou nos grands-parents construisaient autant leur identité autour de leur job. Puisqu’ils le romançaient certainement moins, alors ils prenaient plus de recul quand celui-ci ne leur plaisait pas.

Pourquoi est-il plus facile de parler de ces dérives sur NdFlex, à plus de 100k personnes, qu’au sein même de son entreprise ?

Gary : C’est encore tabou de dire qu’on a un mal-être au travail. Finalement, ça peut donner l’impression qu’on est faible et donc on se ferme des portes.

Vraiment ?

Gary : Je le pense vraiment. Mais il y a aussi le fait qu’on est rarement entendus quand on décide d’en parler à son entreprise. Au mieux, le manager pourra nous soulager un peu, mais le gros du mal-être ne va pas disparaître. S’il s’agit d’un problème plus global, l’entreprise ne va pas tout revoir juste pour quelques salariés. J’ai travaillé dans des boîtes où on était des dizaines à expliquer à la hiérarchie que ça ne fonctionnait pas, qu’on était sous pression, qu’il fallait revoir notre organisation et pourtant rien ne changeait.

Adrien : Encore une fois, il y a aussi cet écart générationnel. On entend souvent dire dans le monde du travail que les jeunes “n’en branlent pas une” et qu’ils passent leur temps à se plaindre. Nos retours ne seraient pas pris au sérieux.

Adam : Après, j’ai le sentiment que la parole commence à se libérer. Des personnes qui ont fait des burn-out ou des dépressions prennent les choses en main et se font suivre par des professionnels de la santé, en parlent autour d’eux.

Et vous, est-ce que vous avez la volonté de changer les choses plus profondément ?

Gary : Non, ce n’est pas vraiment le but. On est là pour rire et servir de catharsis aux personnes qui en ont ras-le-bol. On est une soupape de décompression, pas un syndicat. Même s’il y a quand même de l’entraide sur le groupe…

Adrien : Oui, quand quelqu’un livre un témoignage sur une histoire scandaleuse qui lui est arrivée au travail, il y a souvent des membres sérieux et calés en droit du travail qui proposent de les aider. Mais bon, nous on est plutôt là pour déconner !

Gary : C’est vrai qu’en partageant sur un groupe où l’on est aussi nombreux, forcément, ça “sensibilise”. Même si certains ne sont là que pour rire, finalement, ils sont aussi alertés.

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En fin de compte, qui est le vrai responsable de ce mal-être dans le monde du travail ?

Eloi : Pour moi, les vrais fautifs sont ceux qui vendent du rêve sur LinkedIn, les gourous de la positivité et tous ces entrepreneurs qui vantent leur “success story”. S’il n’y avait pas de promesses dorées, il n’y aurait pas autant de désillusions. Peut-être qu’on détesterait un peu moins notre boulot aussi. En plus, ce sont eux qui nous assurent que “nous sommes maîtres de notre réussite”, alors que ce n’est pas forcément le cas dans le monde du travail. Les compétences et l’implication ne garantissent pas toujours une récompense. Dans les faits, plein de paramètres qui ne dépendent pas de nous s’ajoutent et influencent notre carrière. Tout n’est pas logique, ni uniquement jugé sur le mérite.

Adrien : Pour moi, c’est la faute des boomers ! (rires)

Gary : Je dirais aussi qu’on est tous responsables de cette situation. On est devenus plus individualiste : on ne pense pas à se rassembler pour traiter les problèmes que l’on rencontre. Par exemple, il y a peu de gens qui pensent à se syndiquer, ils n’ont certainement pas conscience du fait que d’autres sont dans des situations similaires et qu’ils pourraient joindre leurs forces. C’est aussi ça que permet NdFlex.

« Pour moi, les vrais fautifs sont ceux qui vendent du rêve sur LinkedIn, les gourous de la positivité et tous ces entrepreneurs qui vantent leur “success story” », Eloi, administrateur de la page Facebook NdFlex

Quelle est la suite pour NdFlex ?

Eloi : On s’est récemment étendus à d’autres réseaux, Instagram, Twitter et LinkedIn. Cela nous permet de parler du même sujet mais sous d’autres formes ! Facebook reste notre QG, car c’est là qu’on peut avoir le plus d’interactions avec la communauté, mais c’est aussi assez risqué car Facebook ferme certains groupes sans que l’on sache vraiment pourquoi. Après, on a quelques projets en tête mais ça reste secret pour le moment…

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Photo d’illustration by WTTJ

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