Pourquoi tant de femmes brillantes quittent les entreprises

08 mar 2022 - actualizado el 01 mar 2022

7 min

Pourquoi tant de femmes brillantes quittent les entreprises
autores
Laetitia VitaudLab expert

Autora y conferenciante sobre el futuro del trabajo

Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

En France, de nombreuses femmes qui occupent des postes de pouvoir dans les organisations démissionnent avant d’atteindre le sommet. Pourquoi ces femmes qui incarnent la réussite professionnelle lâchent-elles l’éponge alors qu’elles ont travaillé dur pour arriver si haut ? Parfois, c’est l’arrivée d’un enfant qui provoque la décision de partir. Parfois, c’est seulement une forme d’usure ou une envie d’autre chose. Mais ces départs apparemment librement choisis ralentissent sérieusement les progrès vers l’égalité femmes-hommes dans les organisations.

Ce que les Américain·e·s appelle l’ « opting out » n’est pas un phénomène spécifiquement français. Aux États-Unis, par exemple, cela fait longtemps que l’on s’interroge sur les raisons qui poussent ces femmes diplômées à qui tout réussit à « rentrer à la maison ». Certaines d’entre elles deviennent des Alpha moms et mettent toute leur ambition personnelle au service de l’éducation de leurs enfants.
Ancienne avocate d’affaires dans les cabinets anglo-saxons les plus prestigieux, Céline Alix connaît bien le sujet. Elle a abandonné sa carrière pour fonder sa propre entreprise de traduction juridique. Elle a longtemps vécu l’arrêt de sa profession d’avocate comme une sorte d’échec personnel. Mais en se penchant sur ce phénomène, elle s’est rendue compte qu’on pouvait voir les choses autrement. C’est le sujet de son livre Merci mais non merci, sorti chez Payot en février 2021.

Pour écrire ce livre, Céline Alix a interviewé des dizaines de femmes aux carrières les plus prestigieuses (avocates, consultantes, managers). Elle a réalisé que les choix de ces femmes, comme son propre choix de créer son entreprise, n’étaient pas des échecs, mais plutôt les prémices de l’invention d’un autre monde du travail. En effet, à la différence des Américaines, les Françaises ne rentrent pas à la maison, mais crééent des entreprises, deviennent indépendantes ou partent dans des structures à taille humaine souvent dirigées par d’autres femmes dont elles partagent les valeurs.

Merci mais non merci en dit long sur les maux du monde du travail dans les organisations traditionnelles, où les codes, la culture et le pouvoir ont été historiquement définis par et pour les hommes, où les jeux politiques, le présentéisme, l’individualisme et le management toxique (sans parler du harcèlement) sont courants et usent les travailleur·euses. Ces femmes qui quittent leur poste ne sont pas tant des « lâcheuses » que des pionnières qui tentent d’offrir une autre définition de la carrière, plus éthique et responsable, et de l’organisation du travail, où les vies professionnelle et personnelle cohabitent de manière plus harmonieuse.
Pour comprendre ce phénomène de société et ses conséquences pour les entreprises, le recrutement, le management et la rétention des talents, la lecture de ce livre est indispensable !

« Les parcours de ces ex-successful women éclairent la question de la négociation permanente entre identité professionnelle et identité personnelle à laquelle se livrent toutes les femmes, à tous les échelons sociaux. »
Céline Alix dans Merci mais non merci.

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Après être « entrées dans le moule » pour réussir, les femmes se heurtent à un monde du travail périmé

« Entre deux vagues féministes », les femmes nées dans les années 1970 (et après) ont été encouragées par leurs mères (qui n’ont pas toujours pu combiner famille et réussite professionnelle) à parachever la révolution féministe en faisant les belles carrières que leurs aînées n’avaient pas faites. Les plus privilégiées d’entre elles se sont mises à faire des grandes études — aujourd’hui les filles réussissent mieux les études que les garçons. Soutenues par leurs pères, elles ont alors cherché à occuper des postes autrefois seulement occupés par des hommes : avocates d’affaires, cheffes d’entreprise, membres de conseils d’administration, etc.

« Les trois premières vagues féministes ont consisté à attribuer aux femmes des droits dont les hommes disposaient déjà mais dont elles étaient jusqu’alors privées et, donc, à rattraper leur retard par rapport à ces derniers. » Il est indéniable qu’un rattrapage s’est opéré dans les années 1990 et 2000. On a vu apparaître davantage de femmes incarnant des modèles de réussite dans les organisations. En les voyant, on s’est alors mis à rêver qu’il n’y avait plus besoin de féminisme : le progrès vers l’égalité semblait inarrêtable.

Et puis deux choses se sont produites par la suite : le progrès qui semblait inéluctable s’est considérablement ralenti et de nombreuses femmes qui avaient des carrières superbes se sont heurtées à d’ultimes plafonds de verre ou bien ont choisi d’abandonner leur carrière en cours de route. Dans les organisations, les femmes qui avaient « réussi » vivaient de plus en plus mal le décalage avec une culture sexiste et des pratiques d’un autre âge qui étaient encore dominantes.

« La société française ne s’est pas contentée de laisser les femmes de ma génération continuer à gérer seules les conséquences domestiques et familiales de leur entrée sur le marché du travail, elle n’a eu de cesse d’accroître sa pression sur les mères pour que celles-ci soient des “mères parfaites”. »
-Céline Alix dans Merci mais non merci.

Quelle femme (ou homme) n’a pas éprouvé un sentiment d’injustice au moment de quitter le bureau à 18h en entendant la phrase « Tu prends ton après-midi ? », alors qu’après une journée de travail efficace et intensif, il/elle voulait partir chercher son enfant à la crèche ? D’ailleurs nul besoin d’être parent·e pour en être irrité·e. On peut arriver tôt au bureau et travailler efficacement toute la journée pour espérer faire une activité sportive en fin d’après-midi, mais on risque tout autant de passer pour un·e salarié·e peu investi·e dans son travail.

Quand ce n’est pas la charade du présentéisme qui pourrit la vie des femmes au travail (mais heureusement, la période de pandémie pourrait transformer cela en profondeur), c’est le **sexisme ordinaire, les jeux politiques qu’il faut jouer pour monter dans la hiérarchie*, et le harcèlement qui peuvent décourager ces femmes dans leur parcours ascendant. Elles ont prouvé à elles-mêmes qu’elles étaient capables de réussir dans ces univers, mais à ce moment-là, certaines d’entre elles finissent par se dire, « Merci mais non merci* ».

Il y a encore une autre raison pour expliquer le phénomène de l’opting out de ces femmes accomplies : le monde professionnel ignore complètement la sphère domestique et ses contraintes. C’est comme si les enfants, les tâches domestiques, l’aidance… n’étaient que des sujets individuels plutôt que des sujets collectifs dans lesquels l’organisation a un rôle à jouer. Au lieu de cela, c’est à chacune de « se débrouiller » dans ce monde qui ignore les contraintes auxquelles elles se heurtent.

Et si un autre monde du travail était possible ?

Pour Céline Alix, les questions qui sont posées ici sont philosophiques. « Dans quelle mesure la réussite professionnelle a-t-elle besoin d’exclure toutes les autres vies (familiales, personnelles, sociales) ? » « Ne peut-on pas envisager une autre manière d’exercer le pouvoir professionnel dans l’intérêt collectif et non plus afin de servir des intérêts purement individuels ? »

Pourquoi les différents temps de la vie (professionnels et personnels) ne pourraient-ils pas être harmonisés et mélangés ? Pourquoi ne pourrait-on pas décider librement de l’usage de son temps à des hauts niveaux de responsabilité dans une organisation, pourvu qu’on s’engage sur des résultats ?

Pour ces femmes interviewées, l’aliénation liée à l’impossibilité d’être maîtresses de leur temps a souvent été le point de départ de la décision de tenter autre chose. En lançant leur propre structure ou en rejoignant des entreprises ou associations créées par des femmes confrontées au même sujet, elles ont « fait le choix d’assimiler la réussite à l’équilibre, la diversité, la porosité. »

Ce sont aussi les définitions même de l’ambition et du pouvoir que ces femmes se proposent de refondre. « J’ai constaté que les femmes que j’ai interviewées avaient une conception de l’exercice du pouvoir beaucoup plus collective et centrée sur les résultats que celle qui pouvait prévaloir dans le monde de l’entreprise. Beaucoup m’ont expliqué qu’elles ne comprenaient pas l’intérêt d’exercer le pouvoir juste pour être en mesure de jouir d’un rapport dominant/dominé. »

« Tant que nous ne redéfinirons pas le pouvoir, plutôt que les femmes, nous ne parviendrons pas à y faire accéder ces dernières ». L’autrice cite à ce propos les travaux de l’historienne Mary Beard pour qui le pouvoir devrait se définir ainsi : « Penser le pouvoir différemment, c’est le dissocier du prestige public, c’est penser de manière collaborative, à propos du pouvoir de ceux qui suivent et non seulement de ceux qui dirigent. C’est surtout penser le pouvoir en tant qu’attribut ou même en tant que verbe (to power), et non en tant que possession. »

C’est pour cela que l’on peut porter un regard positif (et féministe) sur ce phénomène de société. Loin d’être un échec, un abandon ou une trahison, le départ de ces femmes des organisations traditionnelles est plutôt un acte de création. En lançant leurs propres entreprises et projets, ces femmes aspirent à renforcer un écosystème qui repose sur des valeurs plus saines.

« Les femmes qui ont quitté des carrières prometteuses pour tracer leur propre voie ne demandent plus seulement l’égalité au travail, elles souhaitent être actrices de leur vie professionnelle et participer à la définition et à l’évolution de ce monde qui a été créé sans elles (…) Je fais l’hypothèse que le phénomène de ces femmes qui abandonnent des postes à responsabilités pour créer un autre système de réussite constitue un moment charnière de l’histoire du mouvement féministe… »

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Cet écosystème repose sur trois piliers. Le premier, c’est une approche sororale de la relation professionnelle où l’on soutient, promeut et favorise le travail des femmes. Le deuxième, c’est la redéfinition des espaces et des temps de travail qui laisse plus de maîtrise à celles qui le souhaitent. Enfin, le troisième est une remise en question de la culture individualiste qui prédomine dans les organisations : on peut faire le choix du collectif.
Cet autre monde s’incarne déjà en partie dans le travail indépendant, « laboratoire du travail au féminin ». Depuis plus de dix ans, la part des femmes dans l’ensemble des indépendant·es ne cesse de croître. En tant qu’indépendantes, ces successful women mettent à profit ce qu’elles ont appris en entreprise, ainsi que les réseaux qu’elles y ont développés. Quant aux entreprises, elles n’hésitent pas à faire appel à ces talents de l’extérieur. Ces femmes continuaient à travailler pour ces entreprises, mais dans des conditions de travail qu’elles définissent elles-mêmes.

Parfois ce sont les activités elles-mêmes qui changent de nature. Par exemple, de nombreuses femmes qui veulent faire le choix du collectif exercent une activité d’enseignement ou de formation (souvent en complément d’une autre activité). D’autres veulent développer des réseaux plus denses de solidarité avec leurs paires, collègues et consoeurs.
La grande leçon de ce livre, c’est que la fuite des talents féminins des grandes organisations devrait nous interpeller sur les raisons qui les poussent à partir. Ces pionnières sont rejointes par de nombreux hommes (souvent plus jeunes) qui rejettent en bloc la toxicité du management ou l’absence de sens des bullshit jobs.

Le message de Céline Alix est profondément optimiste : « En quittant des carrières à succès pour travailler à leur manière, les femmes que j’ai interviewées se font les pionnières d’un monde du travail accessible aux deux sexes et fondé sur l’équilibre, l’ouverture et l’inclusion. Faisons le pari que les jeunes, hommes et femmes confondus, mèneront et achèveront cette transformation. »

Article édité par Héloïse de Montety, photo par Thomas Decamps
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