Télétravail en France : a-t-on fait l’autruche pour éviter de faire confiance ?

30 oct 2020

8 min

Télétravail en France : a-t-on fait l’autruche pour éviter de faire confiance ?
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Laetitia VitaudLab expert

Autora y conferenciante sobre el futuro del trabajo

Et voilà, c’est parti pour le re-confinement et son télétravail « forcé ». Face à l’évolution de la contagion, il semble qu’il n’y avait plus d’autre alternative. Mais fallait-il vraiment en arriver là ? Pourquoi n’avoir pas encouragé plus tôt le télétravail « au maximum », comme cela a été le cas toute cette année (sans discontinuer) chez nos voisins européens ou américains ? Pourquoi le télétravail a-t-il tant reculé en France, pendant et après l’été, alors même que l’épidémie continuait de progresser de manière exponentielle ? Pourquoi avoir ouvert des débats « philosophiques » sur la valeur du télétravail alors que les salles de réanimation continuaient de s’emplir ?

Deux jours seulement avant l’annonce du reconfinement, la Ministre du travail parlait encore de « Au moins deux jours de télétravail pour 30 % des salariés », ce qui semblait bien timoré au regard de la progression de l’épidémie. Les managers, comme le gouvernement, semblaient freiner des quatre fers pour restreindre le télétravail. À cet égard, la généralisation du port du masque cet été a représenté une aubaine : « venez au bureau avec un masque », cela a remplacé le télétravail du printemps.

Bien sûr, pour déjeuner avec les collègues, on enlevait son masque, et pour respirer un peu, de temps en temps aussi, mais pas question de remettre en question la perfection du « protocole » que la Ministre a déclaré « efficace » et « très bien appliqué ». Rien à redire donc. Aller au bureau, boire un café et déjeuner avec les collègues, cela ne provoque donc pas de contagions ? Seuls les déjeuners avec les ami.e.s et la famille seraient dangereux ?

Culture du présentéisme, absence de confiance, rigidités de la hiérarchie, communication à « contexte élevé », voilà certaines des explications culturelles que l’on met aujourd’hui en avant pour expliquer « l’exception française » en matière de télétravail pendant cette pandémie. On pourrait dire aussi que l’on a préféré faire l’autruche plutôt que d’apprendre à faire confiance…

Le biais de l’échiquier de Sissa

« L’évolution du virus a pris tout le monde par surprise », a affirmé le Président dans son discours du 28 octobre annonçant un second confinement en France. Mais ce n’est pas tout à fait juste. Les lanceurs/lanceuses d’alerte, parmi lesquel.le.s des scientifiques, étaient nombreux/nombreuses dès l’été à tirer la sonnette d’alarme. Ils/elles ont vu venir les chiffres alarmants de la progression des hospitalisations.

En fait, une croissance exponentielle ne prend par surprise que ceux/celles qui tombent dans le biais de l’échiquier de Sissa. Il est vrai que nous ne sommes pas naturellement armé.e.s pour bien appréhender la croissance exponentielle d’un phénomène. Cela nous dépasse. L’histoire de l’échiquier de Sissa en est une belle illustration.

« En Inde, le roi Belkib, qui s’ennuie à la cour, demande qu’on lui invente un jeu pour le distraire. Le sage Sissa invente alors un jeu d’échecs, ce qui ravit le roi. Pour remercier Sissa, le roi lui demande de choisir sa récompense, aussi fastueuse qu’elle puisse être. Sissa choisit de demander au roi de prendre le plateau du jeu et, sur la première case, poser un grain de riz, ensuite deux sur la deuxième, puis quatre sur la troisième, et ainsi de suite, en doublant à chaque fois le nombre de grains de riz que l’on met. Le roi et la cour sont amusés par la modestie de cette demande. Mais lorsqu’on la met en œuvre, on s’aperçoit qu’il n’y a pas assez de grains de riz dans tout le royaume pour la satisfaire. »

La particularité d’une suite géométrique (l’outil privilégié pour l’étude de phénomènes à croissance exponentielle : c’est l’équivalent discret d’une fonction exponentielle), c’est que les premiers termes ne sont décidément pas très impressionnants. Même s’il y a une croissance exponentielle avérée, les premières semaines d’une épidémie ne semblent pas alarmantes. Mais il suffit, en regardant l’évolution du nombre de cas jour après jour, d’identifier une suite géométrique pour être parfaitement capable de prédire où l’on sera plusieurs semaines plus tard…

La politique de l’autruche, c’est bien commode

À l’évidence, tout le monde n’a pas gardé en mémoire ses cours de mathématiques. Mais même parmi ceux/celles qui pouvaient comprendre intellectuellement la notion de croissance exponentielle, nombreux/nombreuses étaient celles/ceux qui ont préféré ne rien entendre. C’est ce qu’on appelle communément la « politique de l’autruche ». Il faut bien reconnaître qu’on y a tous recours de temps à autre.

Il s’agit de cette tendance que nous avons à ignorer les informations perçues comme négatives… dans l’espoir d’éviter la situation risquée à laquelle ces éléments négatifs sont associés. Il s’agit de mettre la tête dans le sable pour se protéger du danger qui guette. (Mais apparemment, si l’autruche met effectivement sa tête dans le sable, cela n’est pas, en réalité, dans l’espoir d’échapper à un danger.)

Après un confinement strict qui a épuisé leurs capacités à faire attention, de nombreux/nombreuses Français.e.s se sont laissé.e.s séduire par la politique de l’autruche. Ils/elles ne voulaient tout simplement plus entendre parler de restrictions et de sacrifices. C’est un peu comme les personnes que l’on soumet à un régime alimentaire trop strict et qui finissent par reprendre tout le poids qu’ils/elles ont perdu parce qu’ils/elles ont épuisé leur « volonté ».

Mais en l’occurence, venant des entreprises, des syndicats et du gouvernement, cette politique de l’autruche a présenté un autre avantage significatif : elle a permis d’éviter d’avoir à faire les efforts nécessaires pour se transformer et se remettre en question. C’est plus commode de ne pas opérer une transition numérique, ne pas s’équiper ou équiper ses collaborateurs/collaboratrices pour le travail à distance, ou ne pas transformer la nature de son management…

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Le présentéisme a fait de la résistance

Pendant l’été et en septembre, le télétravail a donc reculé en France davantage que chez nos voisins européens. Alors que les bureaux de la City londonienne sont restés vides, ceux des entreprises parisiennes ou lyonnaises ont rapidement retrouvé une bonne partie de leurs salarié.e.s. Le « présentéisme à la française » a fait de la résistance.

Il existe plusieurs explications culturelles à ce « présentéisme » qui ne sont pas toutes négatives. Par exemple, le rôle des repas dans la vie professionnelle est plus grand en France qu’au Danemark : on aime bien manger et partager de (longs) déjeuners avec ses collègues. Entre collègues et partenaires de travail, la confiance à la française est plus « affective » que « cognitive », c’est-à-dire qu’elle dépend des sentiments de proximité affective que l’on construit autour de moments partagés (dont les repas). À l’inverse, les Néerlandais.e.s, par exemple, développent plutôt une confiance « cognitive » autour des tâches (du travail en lui-même).

Une autre explication tient à la nature de la communication dans la culture française, où le « contexte » joue un rôle plus important. Dans les cultures où le contexte de l’échange joue un rôle faible (comme les Etats-Unis ou les Pays-Bas), la communication doit être efficace et explicite. « En revanche, dans des cultures comme la culture française, le contexte de l’échange est si important qu’il faut apprendre à comprendre l’implicite, le second degré, l’ironie… Ce mode de communication s’accommode moins bien de la distance. Le télétravail a besoin d’une communication explicite, ce qui est un peu moins naturel en France. »

Enfin, comme je l’ai écrit dans cet article, la population française est relativement plus jeune que celle de nombreux autres pays européens. « Or les actifs plus jeunes ont davantage besoin de passer du temps avec leurs pairs “en vrai” pour se former et construire des réseaux. C’est d’ailleurs pour les plus jeunes que la période de confinement a été la plus difficile du point de vue professionnel. Faire un stage ou intégrer une nouvelle équipe à distance, c’est beaucoup plus difficile que poursuivre une activité avec une équipe que l’on connaît bien ! »

Un management par la défiance

Hélas, certaines explications sont plus négatives. Il s’agit tout simplement d’un manque de confiance de la part des entreprises vis-à-vis des salarié.e.s. Il existe à propos du télétravail un écart surprenant entre la perception des salarié.e.s et celles de leurs managers. En moyenne, les salarié.e.s en voudraient plus tandis que les managers en voudraient (beaucoup) moins.

La plupart des sondages réalisés pendant et après le confinement ont montré que les actifs/actives souhaitaient télétravailler davantage après la pandémie. Ils/elles voudraient un emploi du temps plus souple et plus de flexibilité. « Pour faire une moyenne, au moins les trois quarts des personnes interrogées par les différents instituts — on monte parfois jusqu’à 80% — ont l’intention de poursuivre le télétravail au-delà de la période de crise sanitaire, » explique cet article de Francetvinfo. Les mécontent.e.s sont presque uniquement du côté des managers…

La nature du leadership à la française est plus hiérarchique qu’égalitaire (à la différence du Danemark ou des Pays-Bas). Il y a donc plus de distance (de pouvoir) entre un.e patron.ne et ses subordonné.e.s. Et la communication doit impérativement suivre les voies hiérarchiques (on ne va contacter son n+2 sans l’aval de son n+1). Le statut compte énormément. Les attributs du pouvoir aussi. Or le télétravail « aplatit » naturellement la hiérarchie et gomme (certains) attribus du pouvoir. La rigidité statutaire rend le télétravail moins efficace et plus désagréable.

Comme l’écrit Xavier de Mazenod de Zevillage, « le télétravail est un extraordinaire révélateur du degré de confiance accordé par les managers à leurs collaborateurs » ; « beaucoup de dirigeants et de managers ont conservé cette conviction qu’on ne travaille bien qu’au bureau » ; « Cela commence avec la pointeuse qui lie le temps de présence sur le lieu de travail au paiement du salaire. »

Tout cela explique l’extraordinaire augmentation des « solutions » de contrôle des salarié.e.s à distance : captures d’écran, surveillance de la navigation, réunions Zoom en continu… De manière assez lunaire, une récente émission de BFM consacrée au télétravail avait pour thématique « Télétravail : comment les entreprises peuvent contrôler la durée de travail des salariés ? ».

Sommes-nous toujours dans une « société de la défiance » ?

Il y a déjà plus de dix ans, les chercheurs Yann Algan et Pierre Cahuc ont publié un livre intitulé La société de la défiance : Comment le modèle social français s’autodétruit, qui semble être toujours tristement d’actualité. Les auteurs y font référence à une étude intitulée World Values Survey (mise à jour chaque année), qui indique que les Français.e.s sont moins nombreux/nombreuses que les autres populations européennes à déclarer faire confiance aux autres. « Sur les 26 pays les plus riches de la planète, la France se trouve en 24ème position. »

Selon l’étude World Values Survey, les Français.e.s sont moins nombreux/nombreuses que les autres populations européennes à déclarer faire confiance aux autres. Sur les 26 pays les plus riches de la planète, la France se trouve en 24ème position.

Pour les auteurs, c’est le modèle social qui est en cause : « la volonté originelle de concevoir un système universaliste, dans lequel tout le monde bénéficie des droits sociaux, a achoppé sur les revendications corporatistes qui ont fait perdurer des régimes spécifiques », « cela a installé un système opaque et inéquitable », « le corporatisme, doublé d’un Etat très dirigiste, constitue un cocktail particulièrement nocif, à l’origine d’un véritable cercle vicieux ». Un.e Français.e sur deux pense qu’on ne peut pas atteindre le sommet sans être corrompu.e. Pour Algan et Cahuc, cette défiance freine significativement la croissance.

Quelques années après, ces mêmes auteurs ont récidivé en publiant un ouvrage intitulé La Fabrique de la défiance. Si la hausse des niveaux de vie ne s’est pas accompagnée d’une hausse importante du bien-être, c’est parce que, expliquent-ils, « la défiance est au coeur de notre mal et détruit notre lien social ».

Comment l’expliquer ? D’abord, l’école française reste un « archétype de l’enseignement vertical ». « Nous sommes les champions de l’absence de travail en groupe ». « Nos méthodes pédagogiques et la formation de nos enseignant.e.s favorisent un élitisme forcené qui se révèle contre-productif. Y compris dans l’entreprise. » Pour eux, cela explique aussi pourquoi l’univers professionnel français est « hiérarchisé à l’extrême ». Le manque de coopération entre élèves façonne plus tard les relations de travail.

De plus, « l’introuvable dialogue social » favorise une culture du conflit nourrie par « un syndicalisme de professionnels de la représentation avec peu d’adhérents ». « L’intervention de l’Etat écrase le dialogue social, mais l’absence de celui-ci nourrit l’intervention de l’Etat qui doit se substituer à une négociation défaillante », expliquent-ils aussi.

La pandémie et les problèmes du confinement révèlent que nous ne sommes pas sorti.e.s de ces difficultés, et que tout est lié (l’éducation et le monde du travail). Les ratés du télétravail sont l’une des manifestations visibles de notre culture de la défiance qui explique (en partie) pourquoi nous en sommes où nous en sommes aujourd’hui. Espérons qu’à la faveur de cette crise, le télétravail sera demain un facteur de transformation culturelle.

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