Guerre des talents : faut-il garder les plus brillants, quoi qu'il en coûte ?

12 nov 2021

6 min

Guerre des talents : faut-il garder les plus brillants, quoi qu'il en coûte ?
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Luc BretonesLab expert

Consultant, auteur et conférencier spécialiste en innovation managériale

A l’instar des termes “agilité” ou “raison d’être”, celui de “talent” semble déjà usé, galvaudé par une profusion de mises en situation, conseils ou analyses en tout genre. Car finalement, qu’est-ce véritablement qu’un talent ? Parle-t-on de 5% de gens talentueux dans un corps social, ou de caractéristiques propres à chacun au sein d’un collectif ? Tous les “talents” sont-ils véritablement désirables ou certains peuvent-ils devenir nocifs pour l’entreprise ? Luc Bretones, Fondateur de Purpose for good et spécialiste des nouvelles gouvernances, nous livre sa vision de cette “guerre des talents”. Entre dépendance, risque de déséquilibre et nécessité absolue de se différencier, les talents fascinent et peuvent constituer une obsession existentielle, grande consommatrice d’énergie pour l’entreprise.

Ce que les chercheurs disent du talent

“Talent”. Mais pourquoi n’avons-nous que ce mot à la bouche ? Commençons par comprendre comment nous avons basculé du taylorisme à la notion de compétence, et comment les sociologues décrivent le talent. Alain d’Iribarne, sociologue et spécialiste du monde du travail depuis plus de 30 ans, remarque que la déconstruction du taylorisme dans les années 2000, avec notamment les accords A Cap 2000 Usinor Sacilor, considère que le poste lié à la qualification n’est plus l’élément de référence. “La polyvalence, multivalence est développée à tous les niveaux”. La notion de compétence prévaut alors et correspond à une situation permettant à l’individu d’être “autonome, responsable et créatif”. La compétence traduit le savoir en actes.

Alain d’Iribarne insiste sur le talent. Selon lui, la notion de compétence seule est dépassée; nous passons des compétences pour tous aux talents pour tous. Dans cette acception, le sociologue ne se focalise pas sur le talent qui désigne habituellement une frange marginale des travailleurs, par exemple issus des grandes écoles. Il s’intéresse au talent comme mobilisation de ses compétences pour les mettre en relation avec d’autres dans le cadre d’une coopération ; autrement dit cette “mutualisation des savoirs vers un paradigme de la créativité et de l’innovation”. Cette coopération au sein et au-delà d’une organisation donnée s’appuie fondamentalement sur un modèle d’empathie et de bienveillance.

Pierre Miralles donne raison aux deux visions et explique que “le talent apparaît comme ce qui dépasse la compétence [ ] Le fait de faire mieux que les autres [ ] Faire la différence”. Benjamin Chaminade confirme et désigne « toute personne dont les capacités représentent une plus value pour l’organisation, en lui permettant de se différencier de ses concurrents ».

Ce que les entreprises disent du talent

Pour Ludovic Cinquin, CEO d’OCTO Technology, “tous nos salariés sont des talents, certains plus performants que d’autres”. Car au fond, les modalités de performance façonnent notre perception et nos mesures. Comment valoriser, par exemple, ceux qui développent l’exemplarité ou le lien social ? Le talent fou de certains à donner envie aux autres de rester et de s’engager peut-il émerger et se voir valorisé ? Lorsque quelqu’un doute, se pose des questions, a envie de partir, ces véritables “chiens de berger” vont aller les chercher, rester avec eux et il est peu probable que ce type de comportement se traduise dans les chiffres. Plus largement, comment valoriser des comportements économiquement non visibles ?

Certaines organisations mettent en place une grille pour évaluer et positionner chacun en fin d’année selon deux axes : 1/ la performance, 2/ le comportement. La seconde dimension essaie de capter l’intangible avec la gradation suivante :
La personne peut-elle être citée comme exemple à suivre par les autres ?
Son comportement est-il conforme ?
Est-elle au contraire un contre-exemple ?

Ce modèle se caractérise par sa souplesse. On peut très bien imaginer que tout le monde soit hyper performant et ait un comportement exemplaire. Dans ce cas, le modèle s’adapte et tout le monde disposera de la même augmentation.
Nous sommes ici dans un mode de fonctionnement bien distinct de celui théorisé par Jack Welch lorsqu’il dirigeait General Electric. Ce dernier, comme beaucoup d’autres acteurs américains, recommandait de se séparer chaque année des 10% de collaborateurs évalués comme les moins performants. Selon moi, garantir la vitalité du corps social ne doit pas signifier l’adoption de quotas mais une politique focalisée sur les profils qui ne sont soit pas au niveau, soit s’avèrent toxiques. Tout contexte de peur dans l’organisation se retournera contre elle. La peur dans un contexte de complexité est le pire sentiment pour réussir ou faire en sorte que les gens donnent le meilleur d’eux-même avec créativité.

Quand les talents deviennent toxiques !

S’il est si important de mesurer le talent sous toutes ses facettes, c’est aussi parce que parmi ces “stars” que tout le monde s’arrache, on trouve également les “brillant jerks” - littéralement les crétins brillants - devenus toxiques pour leur employeur (qui parfois a contribué à les construire). Habitués des grandes idées, rapides, ces doués-là se sentent tout permis comme de monopoliser la parole en réunion, d’intimider ou de ridiculiser ceux qui les dérangent, d’instaurer leurs propres règles au détriment du collectif.

Reed Hastings, le patron de Netflix, affiche une conviction tranchée sur ce sujet dans son dernier livre No Rules Rules” - La règle ? Pas de règle ! Netflix et la Culture de la Réinvention. Ce dernier y révèle chercher à se débarrasser de ses brillants toxiques. “Certaines entreprises les tolèrent. Pour nous, le coût pour un travail d’équipe efficace est trop élevé.”

Ludovic Cinquin le confirme : “Je pense qu’il faut tout faire pour laisser partir les brillant jerks. Une tentation que l’on peut avoir est de garder des gens très brillants mais toxiques ; c’est une mauvaise idée”. Son entreprise a besoin de résoudre des problèmes complexes dans des environnements mouvants. Cela requiert de la pluridisciplinarité et des capacités de collaboration. Le dirigeant précise : “*l’un des enjeux pour créer un collectif est d’avoir des gens avec un peu d’ego - cela aide à se tenir droit - mais pas trop car trop d’égo détruit la collaboration. Toutes les entreprises sont confrontées à ce challenge là : créer un collectif où les gens prennent des initiatives, sont conquérants, et arrivent à mettre un mouchoir sur les débordements de leurs egos pour “faire équipe”*”.

Comment détecter ces brillants toxiques ?

La mise en place d’un climat permettant aux individus de s’exprimer et à l’organisation de déconstruire les attributs traditionnels du pouvoir mettra en évidence ces profils toxiques. Ces derniers développent souvent une asymétrie de comportement entre leur(s) manager(s) et les personnes qu’elles managent. Agréables avec les premiers et potentiellement tyranniques avec les seconds, leur comportement s’accompagne de signaux d’alerte comme une augmentation du taux d’attrition dans leurs équipes par exemple. Comme le dit l’adage, on rejoint une entreprise et on quitte un manager. Plus dur à détecter et surtout à traiter est le cas particulier - mais malheureusement pas exceptionnel - du dirigeant toxique qui n’est remis en cause par personne. Et pour cause, il est inamovible !

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Ego trip

Pour mieux combattre ce phénomène de “brillant jerks”, et calmer l’ego de certains, quelques ouvrages fondateurs sont hautement recommandés. Le premier d’entre eux, “Tribal Leadership” de Dave Logan et Halee Fischer-Wright, a décrit les niveaux d’évolution d’une tribu tant d’un point de vue individuel que collectif.

Stade 1: “La vie est nulle” partagé par 2% des observés
Stade 2: “Ma vie est nulle” partagé par 25% des observés
Stade 3: “Je suis génial (et pas toi)” partagé par 49% des observés
Stade 4: “Nous sommes géniaux (et pas les autres)” partagé par 22% des observés
Stade 5: “La vie est géniale” < 2% des observés

Au cours de notre carrière, nous passons presque inévitablement par le stade 3, qui est un stade de construction. Nous construisons notre légitimité par rapport aux autres - en nous considérant au-dessus des autres. L’enjeu est d’assumer que l’on passe par ce stade là mais de faire en sorte que les gens le dépassent aussi. De sorte que le leadership va changer de dimension et permettre d’embarquer les autres, de “s’oublier” pour contribuer à un collectif d’entreprises. Le problème, c’est que beaucoup quittent la société avant de passer ce stade et pour une bonne raison : il n’est pas aisé à franchir ! Le challenge de l’entreprise consistera alors à accompagner ce passage pour mieux le maîtriser.

Fidéliser les talents… mais pas à tout prix

Dernière strate de cette guerre des talents à tout prix, et non des moindres : l’afflux d’argent au sein de la Frenchtech du fait de la recrudescence des levées de fonds. A la clef, une inflation notable des salaires dans laquelle il devient difficile de lutter contre des propositions externes en inflation de 40 à 50% sur les salaires. Une course à l’échalote qui peut se traduire par des comportements irrationnels pour garder ou attirer un profil providentiel.

L’idée de considérer un budget par salarié intégrant du salaire, de la formation et du temps personnel pour gérer notamment des profils rares, ultra demandés, fait son chemin. Chose certaine, la crise a fait exploser les demandes. Pour générer de la souplesse, l’entreprise permet désormais de télétravailler jusqu’à 95% en imposant au minimum une réunion communautaire de temps en temps. Le manager dispose de marge de manœuvre mais peut-on vraiment parler d’un cadeau face à une complexité inédite ?

Pierre Sinodinos, CEO d’Aneo se veut pragmatique “nous assumons de perdre des gens de grands talents et de reconstituer avec d’autres personnes talentueuses”.
L’entreprise fonctionne aussi parce qu’elle dispose d’un cadre, que son agilité lui permet de faire des écarts à ce cadre, mais pas au détriment du socle de valeurs dont un principe clé est que le collectif prime sur l’individuel. Une bonne conclusion dans cette nouvelle croisade aux talents !

Photo par Welcome to the Jungle
Édité par Paulina Jonquères d’Oriola

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