Flexibilité : un droit individuel... mais aussi des devoirs collectifs !

10 ene 2022

5 min

Flexibilité : un droit individuel... mais aussi des devoirs collectifs !
autor
Sandra Fillaudeau Lab expert

Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso

TRIBUNE - Vie pro, vie perso, équilibre, frontières à placer ou à effacer… Comment fait-on, en tant qu’individu ou qu’entreprise, pour garantir le bonheur et la réalisation de soi, au travail comme à la maison ? C’est le questionnement perpétuel de notre experte du Lab, Sandra Fillaudeau, créatrice du podcast Les Équilibristes et de la plateforme de conseil pour entreprises “Conscious Cultures”. Chaque mois, pour Welcome to the Jungle, elle nous livre son regard juste et mesuré sur un épisode de nos vies de travailleur·ses.

Mon amie Caroline et moi, nous ne sommes pas toujours d’accord. À 43 ans, elle dirige une unité de production dans un grand groupe de l’agroalimentaire, et concernant les questions (modernes) d’adaptabilité du travail et des emplois du temps, de la souplesse pour les équipes… sa vision de manageuse-tout-terrain est un peu plus “traditionnelle” (ou moins idéaliste, ça dépend comment on voit les choses !) que la mienne. Il faut dire qu’elle même s’est toujours organisée pour honorer ses engagements professionnels, en mettant un point d’honneur à ce que ses problématiques personnelles n’interfèrent jamais avec son travail. Sa vie privée est pour ainsi dire invisible du côté pro, et elle ne voit pas nécessairement d’un bon œil l’idée de revendiquer toujours plus d’aménagements « individualistes ».

Il n’y a pas longtemps, elle m’a raconté qu’un de ses managers était venu la voir en milieu de matinée pour lui dire que la crèche avait appelé, son enfant était malade, il partait donc le chercher. Et c’était tout. Pas de plan pour reprioriser son travail, pas de proposition de répartition de sa charge sur le reste de l’équipe. Le planning de production avait beau être particulièrement chargé cette semaine-là, ce n’était pas son problème. Et d’après Caroline, ce genre de situation était son lot quotidien.

En l’écoutant ce jour-là, je me suis aperçue que nous abordions rarement les questions de flexibilité sous l’angle des managers·euses. Eux qui constatent ce changement de fond dans les demandes des collaborateurs, veulent l’accompagner, mais se trouvent tiraillés entre la prise en compte des individus et leur responsabilité de faire fonctionner l’équipe toute entière.

Un pouvoir individuel incombe une responsabilité collective

Santé mentale, situation des aidants, équilibre des temps de vie : ces sujets dits « perso » ont fait leur irruption dans les discussions « pro » et dans les politiques des ressources humaines depuis quelques années seulement. La crise sanitaire “aidant”, on peut se réjouir de la normalisation de cette prise en compte des vies des salariés dans leur globalité. Un mouvement qui permet aux entreprises, enfin, de se mettre à la page vis-à-vis des demandes individuelles.

Je suis une marketeuse de formation et de cœur, passionnée par la manière dont on peut faire se rencontrer l’offre et la demande. Et c’est vraiment ainsi que j’analyse la révolution en cours : une offre qui s’adapte à une demande qui a changé. Depuis quelques années déjà, les baromètres RH le montrent : en 2018, l’équilibre de vie était le premier critère de choix de poste pour les jeunes diplômé·e·s comme les employé·e·s plus expérimenté·e·s, devant le salaire ou le titre. La flexibilité est un des leviers pour atteindre cet équilibre tant convoité, en jouant surtout sur le « où » et le « quand » le travail s’effectue. Semaine de 4 jours, télétravail, vacances illimitées, horaires sur-mesure, nomadisme, possibilité de s’absenter en journée pour gérer des sujets « perso » (comme aller faire sa troisième dose au coin de la rue !)… Les mesures sont nombreuses, et leur impact sur la qualité de vie des salarié·e·s, réel.

Et tout ceci est très récent à l’échelle de l’histoire du travail, qui a jusque-là été le pilier autour duquel le reste de la vie s’organisait. Je me souviens d’un chef d’entreprise à la retraite qui me regardait avec de grands yeux quand je lui parlais de flexibilisation du travail il y a quelques années : « Mais enfin, depuis quand les salarié·e·s ont leur mot à dire ? » Depuis qu’ils ont un pouvoir de décision sur leur carrière, sur le poste qu’ils choisissent. Et donc un pouvoir tout court.

Et le risque, avec le pouvoir, c’est le passage en force, au détriment des managers·euses coincé·e·s entre les politiques officielles et la réalité du terrain. Ce que regrettait mon amie n’était pas tant le fait qu’un membre de son équipe s’absente en pleine journée pour aller s’occuper de son enfant malade (!), mais la manière dont ce droit lui était présenté, et le manque de préoccupation de savoir comment les missions allaient être effectuées pendant cette absence. Comme si on était passé d’un extrême à l’autre : d’une invisibilisation totale de la vie privée (« un enfant malade ? pas notre problème ! ») à une primauté totale des droits individuels sur le fonctionnement du collectif. Ce qui ne peut évidemment pas marcher. En faisant mes recherches pour cette tribune, j’ai été frappée par le manque d’études, d’articles sur le vécu de la flexibilisation du travail par les managers. Or c’est bien eux qui, au quotidien, sont chargés de tous ces ajustements qui feront que l’équipe continuera de fonctionner, ou pas. Une étude du Boston College datant de 2013 s’est intéressée à la question : « Que pensent vraiment les managers de la flexibilité ? », pour en déduire qu’ils y étaient plutôt favorables, en voyaient les bénéfices. Mais beaucoup d’études plus récentes parlent de la souffrance des managers, en particulier depuis le début de la pandémie. Peu outillés pour gérer des équipes et des individus à distance, pour répondre aux demandes individuelles tout en préservant la performance de l’équipe, ils s’épuisent.

Le rapport de force est en train de changer : en forçant le trait, nous passons d’un modèle basé sur un employeur tout puissant, à l’ère du tout individuel. Et ça serait bien qu’on en sorte, de ce rapport de force, pour que les progrès indéniables que l’on constate sur le bien-être individuel ne se fassent pas au détriment du collectif. La question n’est pas « si » la flexibilisation du travail doit avoir lieu, mais « comment ». Et pour cela, un certain nombre de règles du jeu doivent être redéfinies. Il est possible de faire valoir ses droits individuels, faire part de ses besoins et de faire attention à son équipe en même temps – ce n’est pas forcément l’un ou l’autre. Très concrètement (et c’est du bon sens), si l’on a une urgence personnelle à gérer en plein milieu de la journée, rien n’empêche de prendre quelques minutes pour se demander quelles tâches ne pourront pas attendre le lendemain, et qui pourrait les reprendre facilement en son absence. Le manager est là pour reprioriser si besoin, mais venir avec un plan pour l’y aider est essentiel.

On peut aussi définir des indicateurs et des objectifs au niveau de l’équipe, et les suivre de la même manière que l’on suit les objectifs individuels. On peut enfin imaginer des parcours de formation permettant une plus grande transversalité des compétences et savoir-faire au sein des équipes, pour que l’équipe fonctionne le plus fluidement possible, en prévoyant l’imprévu (qui arrive toujours !).

Il s’agit de repenser le projet collectif, à tous les niveaux, tout en tenant compte des individus qui le composent. C’est le « tout en » qui est clé. Plus que jamais, nous avons besoin de faire attention les uns aux autres. De se rappeler que nous ne vivons pas isolé·e·s, et que la flexibilité dont nous avons besoin individuellement doit exister pour le bénéfice du collectif aussi. Gardons de la symétrie dans les relations, de l’exigence dans nos attentes, vis-à-vis de nous-mêmes autant que vis-à-vis des autres. Et échangeons avec des personnes qui ne partagent pas notre point de vue – c’est en comprenant mieux les enjeux des uns et des autres que l’on pourra développer des solutions organisationnelles qui soutiennent une meilleure articulation des temps de vie, pour tous.

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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