Flexibilisation du travail : « il faut protéger l'équilibre vie pro-vie perso »

10 jul 2020

5 min

Flexibilisation du travail : « il faut protéger l'équilibre vie pro-vie perso »
autor
Claire Kadjar

Rédactrice

Télétravail, horaires aménagés, semaine de 4 jours, journée de 5 heures… Le travail se flexibilise, doucement mais sûrement. S’il s’agit d’une bonne nouvelle pour certains, d’autres y voient une menace pour leur équilibre vie pro/vie perso. Deux sons de cloche qui se reflètent dans les résultats de l’Observatoire des Rythmes de Travail 2020, réalisé fin janvier 2020 par Welcome to the Jungle et Ipsos. D’une part, l’étude révèle que 60% des salariés français préfèrent travailler dans une entreprise où les rythmes de travail sont flexibles. En même temps, quasiment la moitié des salariés considèrent que l’équilibre vie pro/vie perso est un critère de bien-être plus important que le salaire.

Pour creuser ce sujet complexe, nous avons interviewé Laetitia Vitaud, auteure du livre Du labeur à l’ouvrage (2020), sur la flexibilisation des rythmes de travail, son impact sur notre bien-être et l’accélération de cette tendance à la suite du confinement.

Avec l’émergence de nouveaux modes d’organisation du travail, comme le télétravail, et le flex office, on a l’impression que notre rythme de travail aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui de l’époque industrielle… Est-ce qu’une impression ?

Tout d’abord, il faut rappeler que le salariat tel qu’il existe aujourd’hui dans de nombreux pays développés, est un héritage des structures et institutions mises en place pendant l’ère industrielle. Les horaires fixes et les cadences de travail imposées, apparues il y a près de deux siècles, n’ont en fait pas beaucoup changé. Dans la plupart des pays du monde, les salariés continuent de travailler en théorie de 9h à 17h, 5 jours par semaine, avec 1 ou 2 heures de pause dans la journée et, depuis peu, la possibilité de faire un peu de télétravail. Mais si, sur le papier, les rythmes de travail des salariés ont finalement peu changé depuis l’époque du Fordisme, dans la réalité, les nouvelles technologies ont rendu le temps de travail beaucoup plus flexible qu’avant.

Sur le papier, les rythmes de travail des salariés ont finalement peu changé depuis l’époque du Fordisme.

Quel a été, concrètement, l’impact des nouvelles technologies sur le rythme de travail des salariés ces dernières années ?

Tout d’abord, la technologie a créé une nouvelle catégorisation des emplois salariés ; avec d’une part les emplois télétravaillables et, de l’autre, les emplois non-télétravaillables. Les emplois télétravaillables sont surtout les emplois de cadres, qui appartiennent à ce que le géographe Richard Florida appelle les « classes créatives » (tels que les métiers de la création, marketing, de la comptabilité…) et qui peuvent aujourd’hui être exercés à partir d’un simple ordinateur. Cette ubiquité des moyens de communication a rendu les dispositifs de travail hérités de l’époque industrielle moins pertinents qu’avant. Le fait de pointer, d’avoir des horaires fixes ou de compter son temps de travail n’a plus vraiment de sens quand on sait que ces salariés sont libres de flexibiliser leur temps de travail.

La technologie a créé une nouvelle catégorisation des emplois salariés ; avec d’une part les emplois télétravaillables et, de l’autre, les emplois non-télétravaillables.

En ce qui concerne les emplois « non-télétravaillables », on constate une recomposition des métiers et des rapports à l’espace et aux horaires de travail. L’ubérisation et l’automatisation des tâches engendrent la disparition ou la transformation de ces métiers dits « traditionnels ». Les métiers de la santé ou de l’enseignement, par exemple, se réinventent de manière virtuelle (consultations médicales virtuelles ) et les métiers en contact avec la clientèle (métiers de guichets, de la restauration, de la téléphonie…) sont progressivement remplacés par des machines, des bots ou des applications mobiles. Les métiers qui perdurent (livreurs, chauffeurs, services à la personne…) s’organisent autour d’outils technologiques et peuvent s’exercer de manière plus flexible et indépendante.

Ces transformations marquent-elles, la fin du salariat tel qu’on le connaît ?

Ces transformations ne signifient pas que les institutions et structures héritées de l’époque industrielle soient obsolètes et doivent toutes être détruites. Au contraire, certaines victoires syndicales et institutionnelles, qui ont permis de rééquilibrer le rapport de force entre les salariés et les employeurs mais aussi de protéger les salariés contre diverses formes d’exploitation, doivent être protégées. C’est le cas, par exemple, des congés payés, des conventions collectives ou encore de la législation concernant le travail de nuit et le week-end. Cependant, certains dispositifs, comme les 35 heures, ne sont plus ou peu pertinents, puisqu’ils ne collent plus à la réalité du travail de millions de salariés. Il faudrait imaginer d’autres protections, contre le surtravail, le burn-out, pour plus de déconnexion… Il faut également protéger davantage les indépendants, comme les auto-entrepreneurs qui ne bénéficient pas pour l’heure de protection de leur temps de travail. D’autant que l’on s’attend à ce qu’ils soient de plus en plus nombreux sur le marché du travail dans les années à venir.

Certaines victoires syndicales et institutionnelles ont permis de rééquilibrer le rapport de force entre les salariés et les employeurs mais aussi de protéger les salariés contre diverses formes d’exploitation

Le confinement de la population lié à la crise sanitaire du Covid-19 a-t-il accéléré les transformations des rythmes de travail déjà à l’œuvre pré-confinement ?

Le confinement a bel et bien accéléré la flexibilisation des rythmes de travail qui était déjà à l’oeuvre avant la pandémie. Cela a entraîné un plus grand « mélange des genres » dans la sphère domestique ; c’est-à-dire que les contraintes domestiques se sont mêlées davantage au temps professionnel, surtout pour les femmes qui ont tendance à plus s’occuper de ces tâches que les hommes.

Le télétravail à temps plein a aussi eu pour effet de modifier en profondeur notre rapport au temps. Les salariés en avaient déjà un peu conscience avant la crise sanitaire, mais ils ont pu réellement se rendre compte qu’ils travaillaient plus de chez eux qu’au bureau, même s’ils disposaient en contre-partie d’une plus grande souplesse horaire. Une flexibilité certes appréciable, mais qui souligne un peu plus l’importance de compartimenter les temps et les espaces consacrés au travail et à la vie privée.

Quelles leçons les dirigeants et managers RH peuvent-ils tirer de cette expérience ?

Selon moi, la leçon principale que les dirigeants et managers RH peuvent tirer de cette expérience concerne l’organisation du travail à distance. Pendant le confinement, on a constaté que lorsque le télétravail répliquait la culture managériale « présentéiste », cela ne se passait pas toujours bien. Pour plus d’efficacité et moins de pénibilité pour les salariés, le télétravail doit se faire de manière plus asynchrone (on travaille ensemble, mais pas forcément en étant connectés au même moment). La flexibilité par défaut et le gain d’autonomie sont également essentiels pour garantir une plus grande égalité entre les femmes et les hommes (le confinement n’a pas été un grand moment de féminisme !)

On a constaté que lorsque le télétravail répliquait la culture managériale « présentéiste », cela ne se passait pas toujours bien

Parallèlement, on s’est rendu compte que les contraintes familiales devaient être au cœur des préoccupations des managers. Comment garantir un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée ? Comment aider les parents qui travaillent de chez eux tout en s’occupant de leurs enfants ? La garde d’enfants et le congé paternité (après tout, le confinement a été une sorte de congé paternité forcé pour des millions de pères) sont devenus des questions de management primordiales à l’heure de la flexibilisation. Comme l’illustre le Parental Act signé par une centaine d’entreprises avant la pandémie, ces sujets seront centraux dans le management de demain.

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