Tout plaquer pour devenir bergère ? La vie de Florence Robert

Dec 07, 2020

6 mins

Tout plaquer pour devenir bergère ? La vie de Florence Robert
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Elena Scappaticci

Journaliste

À 37 ans, Florence Robert, calligraphe dans le Gers, a eu un déclic. Celui de tout lâcher pour devenir bergère et restaurer la garrigue, au bénéfice de la biodiversité. À la croisée de convictions écologiques et de rêves de retour à la Nature, ce désir de pastoralisme surmontera de nombreux obstacles, largement abordés dans Bergère des Collines (Biophilia, sorti en mars 2020), récit de ses douze années de bergère-éleveur. Car derrière l’archétype qui résonne en chacun de nous, particulièrement en ces temps de crise sanitaire et de questionnements existentiels, Florence découvre un métier impitoyable, qui engage tout son temps, son argent et son énergie. Entre quête de sens et militantisme écologique, elle se confie pour nous.

Vous racontez dans votre livre, Bergère des Collines, que Denis, votre ami berger, vous a dit au moment de votre reconversion : “tu n’y arriveras jamais toute seule”. Les débuts ont été si difficiles ?

Ah oui, j’arrivais avec plein d’idées naïves sur le métier et j’ai vite déchanté. À ce moment-là de ma vie, j’étais calligraphe dans le Gers, très “installée”, mais j’avais envie de défier le sort, l’inconnu, voir jusqu’où je pouvais aller. J’avais alors ce désir très fort de pastoralisme qui rejoignait également mes convictions écologiques et de vieux rêves d’exode rural, de retour à la Nature. C’était aussi un moyen de lâcher tout ce que je ne supportais plus dans ma vie : les contraintes de la propriété, la laideur des paysages urbains, du béton et des routes. Mais derrière toutes ces belles idées, je me suis surtout faite boxer par la Nature ! Sans les conseils et l’appui de bergers aguerris comme Denis, j’aurais abandonné dès le premier mois.

Vous décrivez surtout l’épuisement, et particulièrement celui du corps qui peine à s’habituer au rythme, aux contraintes de la Nature…

Il y a une vraie violence au quotidien, c’est très rude : vous êtes dehors pendant sept heures, avec un troupeau de trois cents, quatre cents, parfois cinq cents bêtes à gardienner, quel que soit le climat, quel que soit le niveau de dénivelé. Et il n’y a jamais de pause, il faut recommencer chaque jour le même rituel, parce que les brebis doivent sortir, de toute façon.

L’expression “partir élever des chèvres dans le Larzac” est devenue un véritable Gimmick chez les travailleurs lassés de leurs jobs. Comment analysez-vous cet engouement pour ce métier d’éleveur ?

Je pense que le métier, dans toute sa dimension archétypale, peut faire rêver, car il correspond - au moins sur le papier - à un certain type d’aspirations contemporaines, notamment chez les urbains qui n’en peuvent plus de la ville, chez tous ceux qui aspirent, comme moi, à un retour à la nature et à la terre, à des métiers plus “concrets”, plus ancrés dans le réel. Mais il faut aussi et surtout comprendre que c’est d’abord un vrai choc. Ça l’a été pour moi, en tout cas, et pourtant j’avais déjà fait “du terrain”, j’étais allée à la rencontre de bergers qui perpétuent cette tradition pastorale, chez les Masaïs notamment. Mais même avec cette connaissance du métier, j’ai été profondément bousculée.

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Il paraît même que lorsque des aspirants bergers viennent vous voir, vous leur dites “ne le faites pas”… C’est vrai ?

Pour tous ceux que cela tenterait, il faut bien comprendre que berger, c’est un art total : on ne peut le faire que si on dispose d’un niveau de motivation et d’abnégation énorme. Cela engage tout notre être, tout notre temps, tout notre argent - en un mot toute notre disponibilité. Il faut avoir les épaules solides pour encaisser tout cela. Si l’on n’est pas né à la campagne, ou si l’on n’a pas suivi des bergers pendant plusieurs saisons, on ne peut pas s’en rendre compte. Il faut s’être rompu le cou face au climat, avoir testé ses limites, avant de se lancer.

« Cela engage tout notre être, tout notre temps, tout notre argent - en un mot toute notre disponibilité. »

Vous avez vu des gens renoncer autour de vous ?

Plusieurs fois, oui. J’ai vu beaucoup d’apprentis bergers ou bergères tout juste sortis d’écoles faire une ou deux saisons, puis abandonner. Quand on change de métier aussi radicalement, il faut aussi être capable de changer totalement de paradigme ; il y a des croyances qui n’ont plus cours, cela exige beaucoup de plasticité, autant physique que mentale, c’est épuisant, et tout le monde n’en est pas capable.

Pourquoi avoir en plus choisi de créer une exploitation d’élevage ?

Il existe deux configurations possibles dans le métier : soit on est “seulement” berger - la plupart d’entre eux sont des nomades, salariés de différentes exploitations - soit, et c’est le pari fou que j’ai fait, on crée ou on reprend une exploitation d’élevage déjà existante et on est propriétaire de son troupeau. C’est devenu très rare parce que la rentabilité des petites exploitations comme la mienne est très faible. Moi, je suis partie de rien : il a fallu trouver un terrain, obtenir des permis pour la construction de la bergerie, du tunnel d’élevage, pour la maison, s’assurer que le terrain en question disposait bien d’une source… C’était un casse-tête administratif sans nom. Mais j’ai quand même foncé, sans réfléchir, comme à mon habitude. Heureusement, j’ai été accompagnée dans ce projet par Denis, sinon, je pense sincèrement que j’aurais lâché l’affaire dès le premier mois.

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Vous décrivez également longuement dans votre livre les moments de découragement, l’impression de ne plus pouvoir gérer la double charge mentale de la gestion de l’exploitation et du métier de bergère, une véritable “guerre entre culpabilité et épuisement” ?

Il y a vraiment eu des moments très durs, des épisodes d’effondrement psychique où je ne voyais plus le bout du tunnel, où je ne me sentais vraiment plus capable d’assumer à la fois de sortir les brebis et de gérer l’exploitation. À certains moments, comme lorsque j’ai perdu un quart de mon troupeau, j’étais à la limite de la dépression. Je me suis vraiment posée la question d’arrêter ou non. J’ai dû faire des choix, renoncer à l’idée d’être à la fois bergère et exploitante, apprendre à déléguer ; du coup j’ai abandonné le gardiennage et embauché quelqu’un pour sortir le troupeau à ma place.

Mais il y a également eu de nombreux moments de grâce, comme lorsque vous dites avoir eu le sentiment “de marcher sur l’écorce du monde”…

Évidemment. Lorsque j’ai lâché pour la première fois mes brebis dans la garrigue, c’était merveilleux ; j’ai immédiatement éprouvé une nouvelle façon d’user du monde. On développe un rapport au territoire très particulier. Imaginez : être bergère, c’est posséder deux cents, trois cents, parfois deux mille brebis ; c’est une sorte d’amplification immense de son propre corps ; un tout qui se crée entre soi, le chien, le troupeau et le ciel.

Mais ce tout, vous ne le dominez jamais. Vous utilisez dans votre livre la formule “d’humilité savante”, qu’est-ce que vous entendez par là ?

Effectivement, on ne domine plus rien du tout, c’est un autre rapport au vivant qui se crée : on est totalement soumis aux brebis, aux mouvements du ciel, aux aléas du climat, à ses chiens… C’est une vraie leçon d’humilité. C’est ce qu’il y a de magique et de très angoissant : aucune journée ne ressemble à la précédente. Lorsqu’on lâche ses brebis dans la nature le matin, on ne peut pas maîtriser tous les paramètres.

« On est totalement soumis aux brebis, aux mouvements du ciel, aux aléas du climat, à ses chiens… C’est une vraie leçon d’humilité. »

Alors oui, au bout de douze ans de gardiennage, j’ai tout de même accumulé un certain savoir-faire, un certain savoir-être, des gestes, un œil, une manière de surveiller les bêtes, mais je continue d’apprendre tous les jours. Le berger est le roi des aléas. On est quand même face à 300 bêtes en totale liberté dans un climat hostile, changeant, où les ressources ne sont pas toujours présentes.

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Vous n’avez jamais regretté d’avoir quitté votre vie d’avant et votre métier de calligraphe ?

Curieusement, malgré toutes les difficultés évoquées, non, pas de regrets. Et après toutes ces années de bataille - et de déprime par moment - je me sens plutôt récompensée : j’ai vraiment le sentiment d’avoir accompli quelque chose. J’ai bâti la maison écologique et autosuffisante dont je rêvais, j’habite dans un site absolument magnifique et j’ai écrit ce livre, qui est aussi une forme de récompense.

Dans ce cas, pourquoi avoir pris la décision d’arrêter ?

Je préfère arrêter maintenant, alors que la situation financière est correcte et que je ne suis pas moralement à bout. Ce serait terrible d’arrêter dans ces conditions. J’ai un repreneur, un jeune homme qui reprend une bonne partie de mes brebis à partir du 1er janvier. Je vais l’accompagner pendant un an, en retenant les enseignements de Denis : montrer ce que l’on sait, tout en expliquant que, quoi qu’il en soit, on ne saura jamais tout. Denis, qui a quarante ans de métier, me dit souvent qu’il apprend toujours quelque chose de nouveau sur les brebis…

À 49 ans, on a du mal à croire que vous avez stoppé toute activité… Que peut-on faire après avoir été bergère ?

Tout en continuant la formation de mon repreneur, je vais voyager au Kenya dans le cadre d’un livre que je prépare sur le rapport au sauvage et aux grands carnivores. Ensuite, à terme, j’aimerais faire du lieu que j’ai construit dans les Corbières un espace d’accueil, de formation et de sensibilisation autour de tous les thèmes qui me sont chers : montrer à mes futurs hôtes qu’il est possible de développer un rapport à l’habitat plus écologique, plus économe en ressources, et également leur enseigner les modes d’autoproduction que j’ai pu développer dans ma propre exploitation.

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Photo by Alain L’hérisson pour WTTJ

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