Le travail n’est pas une marchandise, selon Alain Supiot

Nov 11, 2019

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Le travail n’est pas une marchandise, selon Alain Supiot
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Laetitia VitaudLab expert

Future of work author and speaker

La révolution numérique et le réchauffement climatique sont des défis qu’on ne pourra relever en continuant d’assimiler le travail à une marchandise, explique Alain Supiot dans Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXI siècle.

Le travail n’est pas une marchandise est la leçon de clôture prononcée le 22 mai 2019 par le professeur Alain Supiot dans le cadre de la Chaire « État social et mondialisation » au Collège de France. Spécialiste du droit du travail, de la sécurité sociale et de philosophie du droit, Alain Supiot est incontournable sur tous les sujets liés au droit du travail et à son histoire. Publiée sous la forme d’un petit livre accessible et passionnant, cette leçon rappelle l’importance du statut à accorder au travail, et les liens entre ce statut et les grands défis de notre siècle.

Pour Supiot, ce sont tous les statuts (comme celui de professeur-chercheur) qui ont résisté à la « dynamique de marché total » qui peuvent nous montrer la voie, pour que le « travail » fasse place au sens, à « l’accomplissement d’une œuvre ». À lire absolument !

« Face à la faillite morale, sociale, écologique et financière du néolibéralisme, l’horizon du travail au XXI siècle est celui de son émancipation du règne exclusif de la marchandise. »

« La fiction du travail-marchandise, qui fait de l’œuvre un simple moyen au service d’objectifs financiers, n’est écologiquement plus soutenable à l’échelle de la planète. Elle doit céder la place à un statut du travail qui combine liberté, sécurité et responsabilité. »

Alain Supiot, Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXI siècle.

Il existe deux certitudes concernant les transformations du travail au XXI siècle

Beaucoup de choses sont dites et écrites à propos du futur du travail. Pour Supiot, il existe deux certitudes à ce sujet. La première, c’est que l’impact de la révolution numérique sur l’organisation est au moins aussi important que ne l’avait été celui de la précédente révolution industrielle. Or la précédente révolution nous avait conduits à une refonte complète de nos institutions (sécurité sociale, école, banque, etc). La révolution numérique devrait donc également nous conduire à repenser les institutions qui entourent le travail. La seconde certitude, c’est que nous faisons face à une crise écologique sans précédent, directement imputable à notre modèle de développement. Y faire face nous impose de repenser notre conception du travail.

Nous assistons aujourd’hui à un « affaissement de l’ordre juridique ». Or le reflux des rapports de droit laisse le champ libre aux rapports de force marchands. C’est ainsi que l’on peut expliquer « l’accroissement vertigineux des inégalités, l’abandon des classes populaires à la précarité et au déclassement, les migrations de masse des populations chassées par la misère ou la dévastation de la planète » ainsi que « les colères et violences protéiformes qui nourrissent le retour de l’ethno-nationalisme et de la xénophobie ».

La déclaration de Philadelphie

Dans sa leçon Le travail n’est pas une marchandise comme dans son livre L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total (2010), Supiot nous invite à renouer avec l’esprit de la Déclaration de Philadelphie de 1944, adoptée lors de la conférence générale de l’Organisation internationale du travail (OIT) pour en définir les buts et les objectifs. Cette déclaration s’adresse à « tous les humains » et insiste sur leur dignité. Elle affirme que les questions économiques et sociales sont indissociables des questions internationales et inscrit l’idée que « le travail n’est pas une marchandise » car il « n’est pas séparable de la personne du travailleur et son exécution mobilise un engagement physique, une intelligence et des compétences qui s’inscrivent dans la singularité historique de chaque vie humaine ».

Supiot rappelle que les idées exprimées à Philadelphie en 1944 ne sont « pas l’expression d’un idéalisme désuet, mais le fruit des expériences les plus meurtrières qu’ait connues l’histoire humaine ». Aucune paix durable n’est possible sans une base de justice sociale. Il est donc essentiel de s’imprégner aujourd’hui encore de cet « esprit de Philadelphie ».

Le cerveau d’œuvre contre la déshumanisation du travail

La logique des « programmes » informatiques s’est étendue aux travailleurs eux-mêmes, au point d’exercer sur eux une « emprise cérébrale ». C’est sans doute pour cela que les pathologies mentales au travail ont tant progressé : leur nombre en France a été multiplié par sept en 5 ans seulement. Nous n’avons pas pris le bon chemin car la révolution numérique pourrait au contraire nous libérer du travail machinal !

« Prenant progressivement en charge toutes les tâches calculables ou programmables, l’informatique nous oblige à repenser l’articulation du travail des hommes et des machines. À condition de les domestiquer, au lieu de nous y identifier, ces dernières pourraient permettre de concentrer le travail humain sur l’incalculable et l’improgrammable, c’est-à-dire sur la part proprement poïétique du travail, celle qui suppose une liberté, une créativité ou une attention à autrui, dont aucune machine n’est capable. » En résumé, le numérique est l’opportunité de laisser aux travailleurs humains tout ce qui relève du « cerveau d’œuvre », c’est-à-dire plus de responsabilité et d’initiative, ainsi qu’un droit de regard sur les méthodes et les finalités de son travail.

Le travail-marchandise est une fiction juridique

« L’un des traits caractéristiques du capitalisme a été de traiter le travail, la terre et la monnaie comme des marchandises ». Or travail, terre et monnaie sont des « marchandises fictives ». On fait comme s’ils étaient des produits échangeables sur un marché alors qu’en réalité, il s’agit des conditions même de la production et de l’échange. Petit à petit, nous avons étendu la logique de marché total à tous les aspects de la vie, y compris au travail. Le noyau normatif qui a donné son assise à cette fiction, c’est le contrat de travail.

Hélas, cette fiction nous enferme dans une représentation du travail qui a été celle du XX siècle et qui nous empêche de répondre de manière adéquate aux nouveaux enjeux que sont la révolution numérique et la crise écologique. Il est donc urgent de penser le travail en dehors de cette fiction. Les entreprises du XXI siècle qui seront durablement prospères sont celles qui ont une « raison d’être » qui confère un sens au travail. Les travailleurs retrouveront du sens quand ils seront employés, comme le disait la déclaration de Philadelphie « à des occupations où ils ont la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ».

Pour sortir de cette représentation délétère, il est essentiel pour Supiot de repenser la justice sociale, de réduire les inégalités de richesses qui ont été creusées par la déconstruction de l’État social.

Les statuts de travail situés hors du « marché total » montrent la voie

Supiot explique que plusieurs statuts professionnels ont historiquement résisté à la logique du marché total. Les professions libérales et la fonction publique font partie de ces statuts résistants. Ainsi, la fonction publique a été ordonnée sur des valeurs non marchandes d’intérêt général. Le « traitement » que reçoivent les fonctionnaires (ce n’est pas un « salaire ») est censé leur permettre de vivre dignement et d’œuvrer à l’intérêt général.

Il est évident pour lui que la fonction publique est aujourd’hui « menacée par l’extension du paradigme du travail-marchandise ». Mais pour lui, les formes de travail qui échappent encore à ce paradigme, loin d’être des « fossiles » sont au contraire des « germes pour l’avenir ». Ainsi en est-il, par exemple, du statut de professeur-chercheur. « Les défis de la révolution numérique et de la crise écologique nous poussent au contraire à y voir les germes possibles d’un nouveau statut du travail, qui fasse place à son objet, c’est-à-dire l’œuvre accomplie — et pas seulement sa valeur d’échange ».

Le cas des chercheurs à cet égard est révélateur. « Les pays les plus actifs au plan scientifique sont aussi ceux qui accordent aux chercheurs confirmés un statut professionnel conjuguant liberté académique et sécurité de l’emploi ». Le statut de chercheur et son histoire particulière sont riches d’enseignements pour le futur du travail. En effet, quel que soit le statut des travailleurs et leur position hiérarchique, l’enjeu est pour eux d’avoir leur mot à dire, individuellement et collectivement, sur ce qu’ils font au travail et la manière dont ils le font.

Illustration by MARCEL SINGE

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