« Ce que l’on fait, ce n’est plus de la médecine ! » les internes racontent

Apr 09, 2020

8 mins

« Ce que l’on fait, ce n’est plus de la médecine ! » les internes racontent
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Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Avant de s’engager sur un champ de bataille, il y a toujours une phase d’attente… Tout le monde ignore quand l’ennemi va frapper et où, mais il faut se préparer au pire. Se tenir prêt, la peur au ventre. Souvent, il suffit d’avoir la bonne stratégie et d’utiliser les bonnes armes pour s’en sortir, mais cela ne suffit pas toujours. C’est un peu ce qu’il se passe aujourd’hui pour les médecins face à un adversaire qui se distingue en tout point de ce que l’on a combattu autrefois : le coronavirus ne connaît pas de frontière, n’est pas visible, n’a pas d’odeur, et on ne peut pas savoir quand il est déjà parmi nous. Depuis plus d’un mois, cet intrus de quelques microns, un temps moqué par les grands de ce monde, malmène notre système de santé et bouleverse le quotidien des personnels soignants engagés en première ligne.

Dans cette crise, les internes qui sont encore en formation, peuvent avoir la sensation de manquer d’expérience ou de ne pas être suffisamment accompagnés. Mais à quoi ressemble leur quotidien dans un hôpital en crise et comment vivent-ils l’épidémie de coronavirus de l’intérieur ? Pour le savoir, on a voulu leur donner la parole.

Quelques polycopiés pour se former au Covid-19

En région parisienne, tout s’est passé très vite. Trop vite. Début mars, les premiers patients atteints du Covid-19 ont été hospitalisés dans le service des maladies infectieuses. Mais face à l’afflux exceptionnel de malades, le personnel a été obligé de pousser les murs. Les services les moins occupés et les moins « prioritaires » ont été transformés en service Covid-19. D’abord la dermatologie, puis la neurologie, l’orthopédie… « À ce moment-là, le service de médecine générale a récupéré les patients des autres disciplines. Il a fallu avaler en quelques heures des dossiers longs comme le bras pour pouvoir s’occuper d’eux, se souvient Chris, en première année d’internat de médecine générale. J’ai eu la délicate charge d’annoncer le cancer à une patiente que j’avais vu une seule fois. Et deux jours plus tard, tout a de nouveau été chamboulé quand les malades ont été transférés ailleurs. Notre service de médecine générale est devenu un accueil de Covid-19. » Internes, mais aussi médecins et infirmières, ont juste eu le temps de digérer l’information et c’était parti. « Mes chefs m’ont imprimé quelques polycopiés, histoire de dire qu’ils m’avaient formés, j’ai eu un petit cours pour apprendre à m’habiller et c’est à peu près tout », explique-t-il.

Internes, mais aussi médecins et infirmières, ont juste eu le temps de digérer l’information et c’était parti

À 500 km au sud, la vague n’est pas encore là, mais on se prépare déjà à travailler en condition dégradée. « Les patients atteints du Covid-19 restent très longtemps à l’hôpital, généralement deux ou trois semaines », rappelle Maud, interne en réanimation à Lyon. Alors, en une semaine, le nombre de lits de réanimation dans la capitale de la région Rhône-Alpes a été multiplié par trois. Pour cela, il a fallu chercher des respirateurs un peu partout dans la ville, jusque dans les cabinets vétérinaires. Les internes en fin de cursus se sont ensuite retrouvés à former les infirmiers venus en renfort et les plus jeunes recrues. « Comme je suis dans ce service depuis un moment, je sais comment mettre les protections et gérer les respirateurs, ce qui n’est pas toujours le cas de ceux qui viennent nous aider, souligne Jonathan interne en réanimation. Alors, dans la mesure du possible, j’essaie de prendre le temps, comme on me l’a donné au début de mon stage. » Maud, elle, a une pensée émue pour les étudiants en première année d’internat qui se retrouvent souvent ballotés d’une structure médicale à l’autre.

Juste attendre et espérer…

À l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis (93), le Covid-19 s’est installé dans toutes les chambres. Et un peu comme dans le film Un jour sans fin, les journées de Chris se répètent dans les moindres détails. À l’aube, les infirmiers font le tour des lits pour prendre les constantes des malades, à savoir leur consommation en oxygène et leur fréquence cardiaque. L’interne passe de nouveau les voir en fin de matinée et l’après-midi, il faut appeler les familles pour donner des nouvelles… Si l’état d’un patient jeune et en bonne santé se dégrade, le jeune homme contacte en urgence le service de réanimation pour négocier une place. Ces derniers jours, elles sont trop rares. Hier, Chris a réussi à obtenir une place en réanimation pour deux patients dans la cinquantaine. Dans la salle de repos, tout le service s’est réuni pour prendre une décision collégiale. À l’unanimité, ils ont choisi de transférer la personne qui présentait le moins de comorbidités (surpoids, insuffisance cardiaque, diabète…). Chris est encore en formation, mais ici, il a les mêmes responsabilités qu’un médecin et sa voix compte autant qu’un titulaire.

L’interne passe de nouveau les voir en fin de matinée et l’après-midi, il faut appeler les familles pour donner des nouvelles…

S’il sait qu’il est au bon endroit dans cette crise, d’un autre côté il regrette que le coronavirus ait radicalement changé sa pratique de la médecine. « Traditionnellement dans notre service, nous avons des patients avec des pathologies très différentes, raconte-t-il. Nous sommes censés être des spécialistes du diagnostic. Depuis quelques semaines, les malades se ressemblent tous, et parfois je me demande à quoi sert tout ce que j’ai appris ses six dernières années à la fac. » Le plus frustrant pour les personnels soignants comme pour ces étudiants en médecine, c’est qu’ils se rendent compte que face à ce virus, il n’y a rien à faire. Pas de traitement, pas moyen de soulager ni d’aider les malades. « Je passe mes journées à augmenter les doses d’oxygène et je leur donne un cocktail d’antibiotiques avec de l’hydrochloroquine. Même si aucune étude n’a prouvé son efficacité, le service en donne à tous les malades parce qu’il n’y a rien d’autre, explique Chris. Depuis que le virus est là, même nos chefs sont désemparés. Ce que l’on fait, ce n’est plus de la médecine. » Ses journées se résument à attendre et espérer.

Le plus frustrant pour les personnels soignants comme pour ces étudiants en médecine, c’est qu’ils se rendent compte que face à ce virus, il n’y a rien à faire.

Psychologiquement, le jeune homme dit qu’il n’est pas encore trop atteint. Il essaie de se raisonner en se disant que l’épidémie n’est que passagère. S’il sent qu’il a le moral dans les chaussettes, l’interne sait qu’il peut parler avec une psychologue de l’hôpital qui passe le voir tous les jours. Il n’en a pas encore ressenti le besoin, mais cette présence le rassure. Dans combien de temps le virus va enfin quitter les murs de son hôpital ? Impossible de le prévoir, le coronavirus est du genre sournois. « En partant de l’hôpital, j’ai appelé la fille d’un patient qui allait bien la veille, mais aujourd’hui tout s’est emballé et il s’est rapidement dégradé. Il est maintenant à 15 litres d’oxygène par minute, raconte Chris. Normalement à partir de 6 litres, le patient est envoyé en réanimation, mais je suis obligé de le garder. Et ils sont plusieurs dans ce cas-là. » Préparer l’annonce de la mort à des familles que l’on ne connaît pas n’est jamais évident. Cette situation est encore plus difficile à gérer quand on est encore en formation. Pour éviter les fausses notes et de choisir des mots qui seraient mal appropriés, l’interne a écouté sa chef et a calqué son discours sur le sien.

Un sentiment de culpabilité

La mort, Jonathan, l’interne en réanimation à Lyon la voit partout. Dans son service de 100 lits, la mortalité en temps de coronavirus est estimée à 70%. Aucun admis pour Covid-19 n’est sorti guéri de son service. « Une femme allait mieux, je l’ai envoyé dans un autre service pour qu’elle finisse de se rétablir, mais elle a été extubée trop tôt et je l’ai perdu, raconte-il. Il y a un sentiment de culpabilité énorme. Hier, une des cinq patientes dont j’ai la charge en journée a fait une embolie pulmonaire. Je me dis que j’aurais pu mieux faire, que je n’ai pas cherché assez loin… Maintenant que son état s’est aggravé, elle va surement mourir. Peut-être qu’elle aurait été dans le même état si j’avais eu les informations plus tôt, mais ça, je ne le saurais jamais. » Comme l’interne en médecine générale, lui aussi se sent complètement impuissant. Une situation qui affecte profondément son moral. « On regarde les malades s’aggraver, dit-il. Puis, il faut les plonger dans un sommeil profond, les intuber et les brancher à des respirateurs. » Le seul traitement en réanimation consiste à retourner les patients plusieurs fois par jour pour éviter que le virus imprègne les poumons et ne les empêchent de respirer. Cette tâche est très physique et ils doivent s’y mettre à cinq pour y arriver sans débrancher des tuyaux.

La mort, Jonathan, l’interne en réanimation à Lyon la voit partout.

Malgré le risque qu’il prend en s’exposant au virus et le poids psychologique de la prise en charge des malades, l’interne en réanimation ne peut pas renoncer. Il a choisi la réanimation pour l’adrénaline, mais surtout pour être présent au moment charnière de la vie de ses patients. « Quand une intubation se passe bien et que le patient guéri, c’est très concret et tu sais que c’est un peu grâce à toi qu’il pourra encore voir ses proches », dit-il. Quand ça ne se passe pas exactement comme prévu, l’interne pouvait jusqu’à présent décompresser le soir en allant boire des coups avec ses amis. Avec le confinement, c’est plus compliqué. Maintenant quand il rentre chez lui, épuisé par des journées à rallonge, il n’attend qu’une seule chose : retourner à l’hôpital. Il imagine que s’il pouvait tout le temps dormir sur place, ça serait peut-être mieux. « Je sais que des personnes vont mourir si on n’est pas là, alors il faut toujours essayer de faire son maximum, c’est ce qui me permet de tenir, explique-t-il. Surtout que j’ai fait le choix de me confiner seul pour éviter de contaminer mes proches, alors je n’ai plus de sas de décompression. »

Des liens entre internes plus forts que tout

Le réconfort, il le trouve auprès des médecins, des personnels soignants, mais surtout, des autres internes. D’ordinaire les liens entre étudiants en médecine sont très forts, mais ils se sont encore resserrés depuis que leurs vies sont entièrement dédiées à la lutte contre le coronavirus. Julie interne aux urgences à Paris assure qu’elle arrive maintenant à le voir sur les poignées de porte, sur le sol, les murs. Elle ferme les yeux, mais le virus reste accroché-là, comme il s’agrippe aux bronches de ses patients. Tous les internes partagent aussi un sentiment de colère contre la puissance publique. « Je travaille dans des conditions dégradées, et chaque jour je dois me battre juste pour que mes patients puissent se faire dépister, s’insurge Caroline en deuxième année d’internat en gériatrie à Paris. Je suis censée être dans un service Covid-négatif, mais si je ne peux pas faire de radio des poumons à mes patients comment je peux savoir s’ils sont infectés ! Les tests du nez ne sont fiables qu’à 70% ! Déjà qu’en temps normal on en a rien à faire des personnes âgées, aujourd’hui, c’est pire que tout. Mais en dehors de mon service, je voudrais rappeler que ce n’est pas pour rien qu’on a manifesté cet hiver : l’hôpital manque de moyens, on a plus de matériel, je n’ai même plus de sur-blouse ! »

Elle ferme les yeux, mais le virus reste accroché-là, comme il s’agrippe aux bronches de ses patients.

Comme de nombreux soignants, la jeune femme et son compagnon, lui aussi interne, ont attrapé le coronavirus. En théorie, il aurait fallu qu’ils s’isolent chez eux pendant quatorze jours, mais aucun service n’est en mesure de respecter la règle. Le personnel manque. « J’ai fait une garde avec 39°C de fièvre, se souvient-elle. J’ai essayé de m’approcher le moins possible de mes patients pour les protéger. Pourtant, je ne peux pas faire plus. » Même si c’est dur, elle s’accroche aux quelques sourires de ses malades qu’elle reçoit chaque jour. D’autres internes, se félicitent quand le nombre d’admissions baisse deux jours de suite dans leur service, quand un de leurs patients respire mieux même juste quelques heures, quand une malade se réveille et qu’elle réussit à joindre sa famille en facetime… Des petites choses qui n’ont l’air de rien, mais qui changent tout.

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Photo by WTTJ

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