Télétravail à 100% : impacte-t-il vraiment nos relations sociales ?

Oct 21, 2021

7 mins

Télétravail à 100% : impacte-t-il vraiment nos relations sociales ?
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Coline de Silans

Journaliste indépendante

L’année 2020 aura marqué un tournant dans notre perception commune du télétravail. Autrefois exceptionnel - en 2017 la part des télétravailleurs était estimée entre 3 % et 15 % de la population active selon une étude de la Dares -, il est désormais monnaie courante pour 26% des actifs. En février 2021, selon le baromètre Malakoff Humanis, les trois quarts des salariés étaient favorables à la poursuite du télétravail, idéalement à un rythme de deux jours par semaine. Une volonté qui semble faire consensus puisque le nombre de jours télétravaillés se situerait en moyenne à 3,6 jours par semaine.

Si cet élan en faveur du travail à distance fait souffler un vent nouveau dans le monde du travail, certains employeurs ont même décidé d’aller plus loin en proposant à leurs salariés de rester en 100% télétravail. Mais, pour quel impact sur les relations sociales me direz-vous ? Et parvient-on à nouer des relations avec ses collègues quand on ne les voit jamais ? Éléments de réponse avec quelques télétravailleurs à temps plein, et Christophe Nguyen, expert du Lab et psychologue du travail.

Des ressentis très différents selon les situations

Pour comprendre comment le 100% télétravail peut impacter les relations sociales d’un individu, il convient d’abord d’observer ce à quoi elles ressemblaient « avant ». En effet, un salarié en distanciel ne vivra pas la situation de la même façon selon qu’il n’a jamais rien connu d’autre avec son entreprise, ou qu’il a dû s’adapter soudainement à ce nouveau mode de travail. De la même façon, une entreprise qui a l’habitude d’avoir des employés à distance ne mettra probablement pas en place les mêmes processus qu’une autre qui expérimente le télétravail pour la première fois en 2021.

Benjamin, data scientist, travaille en full remote (l’autre petit nom du travail à distance) pour une entreprise basée à Londres. « J’ai démarré en pleine pandémie, en février 2021. À ce moment-là, tout le monde était en télétravail puisque les locaux étaient inaccessibles. Moi qui appréhendais de commencer à distance, cela m’a permis d’avoir un démarrage très « soft », car tous les processus étaient déjà en place pour le travail en distance. Les premières semaines, j’avais une visio avec chaque membre de mon équipe pour que l’on apprenne à mieux se connaître. Et j’ai toujours trois points virtuels chaque semaine avec toute l’équipe. Je craignais que ces méthodes ne disparaissent avec le déconfinement, mais comme il y a toujours des salariés à l’étranger, le mot d’ordre a été de privilégier le remote. De fait, je ne me suis jamais senti « exclu », car au quotidien, il y a toujours plusieurs personnes qui ne sont pas dans les locaux. »

Selon Christophe Nguyen, l’impact du 100% télétravail n’est nécessairement pas le même selon que l’entreprise soit déjà organisée dans une logique de full remote ou non. « Certaines organisations fonctionnent très bien de cette façon car elles sont déjà organisées dans une logique de prestations de service, avec des employés hors des bureaux », avance le psychologue. Si tout le monde travaille à distance, visios régulières, cafés zoom et apéros virtuels peuvent en effet aider à mieux vivre le manque de relations physiques. Mais pour ceux qui sont les seuls à travailler en remote au sein de leur équipe, l’équation n’est pas la même.

C’est justement ce que déplore Joanna, partie vivre en Amérique Centrale après avoir négocié un contrat en 100% télétravail avec son employeur. « J’étais censée revenir passer 10-15 jours par mois dans les bureaux en France plusieurs fois par an. Sauf qu’avec le Covid tout a été annulé ! Résultat, ça fait bientôt deux ans et demi que je n’ai pas vu un seul collègue, soupire la jeune commerciale. Je me suis toujours très bien entendue avec mes collègues, et, forcément, de les savoir en train de déjeuner tous ensemble, de s’organiser des apéros sans moi, c’est dur. » Après avoir noué des relations avec ses collègues au bureau, passer en full remote est loin d’être simple. D’autant que la distance peut parfois révéler de drôle de surprises.

Un café virtuel vaut-il un café IRL ?

« Étrangement, certaines relations avec des collègues que je ne considérais pas forcément comme des amis sont devenues plus solides avec la distance, observe-t-elle. Comme j’ai dû les appeler pour communiquer, on a pris plus le temps de discuter et on a fini par échanger plus en profondeur. On en est arrivés à se faire des confidences sur des sujets que l’on n’aurait probablement pas abordés en étant dans le même espace de travail. La distance fait le tri : j’ai perdu le contact avec certains et resserré le lien avec d’autres. »

Maintenir le lien avec ses collègues à distance, préserver les relations amicales et ne pas perdre celles qui n’étaient « que » superficielles est probablement la principale difficulté de ce mode d’organisation. « Si on est toujours à distance sans jamais pouvoir se voir, forcément il y a moins d’affects, note Christophe Nguyen. C’est un peu comme une relation amoureuse à distance, ce n’est pas viable à long terme ! L’attachement - à une entreprise comme à une personne - se fait par la présence, physique et psychologique. » Un ressenti partagé par Benjamin : « Parfois, je sens que je rate des moments de sociabilité. Pour l’instant, je le vis bien, car avec la pandémie il n’y en a pas eu tant que ça, mais je garde toujours en tête l’idée d’aller à Londres une fois tous les deux mois, pour voir mes collègues en vrai. »

Les professionnels l’ont observé à loisir pendant la pandémie et malgré tous les bienfaits qu’il peut apporter, le télétravail nous prive de l’informel, de ces « discussions de machines à café », anodines en apparence, mais qui font le sel de la vie d’entreprise. « Les pauses café, les déjeuners, sont aussi des moments pendant lesquels on partage certaines informations. Je ne compte plus le nombre de fois où l’on m’a dit « tu sais que bidule est parti », ou « tu sais, la nouvelle stagiaire… », et moi je n’étais pas au courant parce que mes collègues oubliaient qu’ils en avaient parlé à des moments où je n’étais pas présente, raconte Joanna. Je sais que c’est involontaire de leur part, mais on se sent un peu oubliée. On a un peu l’impression d’être juste là pour faire le boulot finalement, on n’a plus les à-côtés sympas que constituent les moments de sociabilité. »

Une mise à l’épreuve de la confiance en soi

Pour certains, le fait d’être seul en télétravail se répercute également sur l’estime de soi, et la relation que l’on entretient avec nous-mêmes. « Le fait de ne pas toujours avoir de retours sur mon travail, de ne pas pouvoir confronter mes idées avec les autres quand bon me semble, en allant voir telle ou telle personne à son bureau, fait que l’on se remet beaucoup plus en question, confie Céline, cheffe de projet, en télétravail à temps plein depuis un an. Pour peu que l’on soit dans un moment où l’on n’est pas au top, l’estime de soi peut vaciller. Là où, en présentiel, je vois que ma boss est débordée et donc je sais qu’elle n’a pas le temps de me répondre, à distance, l’imagination qui prend le dessus. Je me dis qu’elle ne me répond pas parce que ma proposition est nulle, ou qu’elle n’a même pas lu mon mail… »

Pour Joanna, qui cumule en plus huit heures de décalage horaire avec ses collègues, le manque d’échange peut aussi vite conduire à questionner sa place dans l’entreprise : « Parfois, on se sent un peu comme une petite main invisible. On va me solliciter en urgence pour répondre à un client, puis plus rien. » À cause de ce sentiment d’isolement, certains télétravailleurs ont donc essayé de recréer des relations ailleurs.

Des relations sociales qui se redessinent

Puisque maintenir le lien avec ses collègues n’est pas toujours chose aisée, et ne suffit pas à se substituer à la présence physique, certains se recréent d’autres zones de sociabilité. C’est le cas de Joanna et Benjamin, qui se sont inscrits à un espace de coworking. « Je me suis trouvée un bureau il y a quelques mois, pour discuter avec de nouvelles personnes. Je n’y vais pas dans l’espoir de rencontrer mes nouveaux meilleurs amis, mais juste pour retrouver une ambiance de bureau, et pouvoir échanger des banalités avec d’autres personnes », explique Joanna. Du côté de Céline, être en télétravail l’a poussée à nouer de nouvelles relations : « Avant, je ne prenais pas forcément le temps de faire des activités en dehors du boulot car j’avais déjà mon cercle d’amis et mes collègues avec qui je sortais, mais maintenant que je suis à distance, cela m’a libéré du temps. Du coup, je me suis inscrite au yoga et à des cours de salsa, et j’ai pu rencontrer des personnes dont les intérêts et les métiers n’ont rien à voir avec les miens. Quelque part, le télétravail m’a poussée à sortir de ma zone de confort, en allant vers des gens que je n’aurais pas forcément envisagés autrement. » Renforcer les liens externes à l’entreprise, qu’ils soient familiaux ou amicaux, voilà qui pourrait être l’une des conséquences du full remote. Comme les collègues sont loin, les relations sociales se nouent ailleurs.

Si les effets de ce phénomène sont probablement bénéfiques pour l’équilibre vie professionnelle vie privée, selon Christophe Nguyen il ne faut toutefois pas négliger l’impact que la distance peut avoir sur la culture d’entreprise et l’engagement des salariés. « Sur le long terme, le 100% télétravail nuit à la transmission et la culture métier, explique le psychologue. C’est dans l’interaction avec l’autre que l’on comprend ce qu’il convient de faire ou non, que l’on transmet les savoirs. L’engagement n’est plus le même quand on ne voit jamais ses collègues, que l’on n’a pas de feedbacks en direct, ni d’interactions… Aujourd’hui, la majorité des salariés veulent vivre une expérience de travail collective qui ait du sens, or c’est notamment à travers l’interaction avec l’autre que l’on trouve cela. » Redonner de l’importance à ses relations extra-professionnelles au détriment des relations intra-professionnelles ne serait donc pas sans conséquences sur la motivation et l’implication des salariés. Là où de nouvelles relations se nouent, d’autres se distendent, et peuvent amener à questionner le sens même de son travail.

Inéluctablement, le 100% télétravail va nous amener à redessiner nos relations sociales, que ce soit en s’en forgeant de nouvelles hors du cadre professionnel, en approfondissant certaines relations avec nos collègues, ou en faisant une croix sur d’autres. Afin de maintenir le lien, les études s’accordent à recommander un maximum de deux à trois jours de télétravail par semaine, un avis aujourd’hui plébiscité par la majorité des salariés. Car si le full remote a longtemps fait rêver, notamment à travers le mythe du « digital nomad », planchant sur un tableau Excel à l’ombre des cocotiers, il convient de rappeler que cette organisation de travail n’est pas faite pour tout le monde. Elle nécessite d’être autonome, mais aussi suffisamment solide quand nos collègues ne sont pas là pour partager nos joies et nos peines.

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Édité par Romane Ganneval