Baisse des salaires pour tous ? Des dirigeants témoignent

Jun 04, 2020

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Baisse des salaires pour tous ? Des dirigeants témoignent
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Coline de Silans

Journaliste indépendante

Un chômage qui devrait dépasser le seuil des 10% avant la fin de l’année, une récession qui devrait atteindre celle de la Seconde Guerre mondiale… Alors que l’épidémie de Covid-19 recule et que l’économie recommence tout juste à rouvrir certains secteurs d’activité, le marché de l’emploi est sens dessus-dessous. Dans ce contexte, ceux qui ont pu conserver leur emploi peuvent certes s’estimer heureux, mais l’inquiétude grandit à mesure que les annonces sur la réduction des salaires se multiplient. C’est le cas notamment chez Ryanair, qui, dans une lettre adressée au Syndicat National du Personnel Navigant Commercial, a ainsi annoncé qu’ils allaient licencier des hôtesses et stewards si ceux-ci n’acceptaient pas de baisser leurs salaires

Comment va être gérée l’évolution de nos salaires ? Ceux-ci pourront-ils être revus à la baisse ? Les primes et augmentations seront-elles gelées sur toute l’année 2020 ? Les employeurs préféreront-ils maintenir l’ensemble des salaires, ou sacrifier les postes les moins “prioritaires” ? Pour en savoir plus, nous avons demandé à des dirigeants de nous donner leurs points de vue, et de nous livrer leurs attentes, mais aussi leurs espoirs et leurs craintes quant à l’évolution des rémunérations.

Un tableau très variable selon les secteurs

Sans surprise, toutes les entreprises n’ont pas été affectées de la même façon par la crise sanitaire. Alors que certains secteurs ont particulièrement souffert, comme le tourisme, l’hôtellerie ou l’événementiel, d’autres ont pu tirer leur épingle du jeu, comme le e-commerce, la grande distribution, l’électronique ou les services de livraison. Là où les premiers ont vu leur croissance plonger, les seconds ont vu leur chiffre d’affaires exploser, impactant forcément différemment les salaires des employés.

« Il y a deux choses, explique Alain (1), à la tête d’une entreprise de marketing implantée à l’international. Il y a à la fois la question de la trésorerie : est-ce que l’entreprise avait suffisamment d’avance pour pouvoir pallier à une baisse d’activité ? Et la question de la philosophie d’entreprise : est-ce que je fais tout pour ne licencier personne, ou est-ce que je privilégie les postes à forte valeur ajoutée pour pérenniser l’activité de l’entreprise ? » Là où certaines boîtes n’auront d’autres choix que de réduire leurs effectifs, celles qui pourront se permettre de garder tous leurs employés devront arbitrer entre un maintien des primes et des augmentations et un report temporaire, voire une suppression, des “bonus”.

Pour Claire, co-fondatrice d’Atelier Nubio, marque de beauté holistique, le maintien des primes a été essentiel pour témoigner sa reconnaissance à son équipe et impliquer toujours plus ses salariés : « Nous sommes une toute petite équipe, et de façon générale, j’ai trouvé que la façon dont ils se sont adaptés à la crise a été remarquable. Côté laboratoire, nous ne pouvions pas mettre en place le télétravail, et nous avons donc eu des salariés qui sont venus travailler tous les jours, assumant en plus la charge de ceux qui ne venaient pas. Donc pour eux, nous n’avons pas hésité à doubler la prime. Il me semble essentiel de compenser financièrement le risque. »

Avec un business orienté bien-être, Claire fait partie de ses dirigeants d’entreprise dont le business a explosé pendant le confinement. Et si l’augmentation de la croissance aide bien sûr à récompenser financièrement ses salariés, pour les entreprises plus en difficulté, une politique managériale transparente jouera beaucoup dans l’acceptation d’éventuels sacrifices financiers.

« Nous avons donc eu des salariés qui sont venus travailler tous les jours, assumant en plus la charge de ceux qui ne venaient pas. Donc pour eux, nous n’avons pas hésité à doubler la prime » Claire, co-fondatrice d’Atelier Nubio

Une politique salariale en cohérence avec la culture d’entreprise

Si de façon générale, la tendance ne sera pas à l’augmentation des salaires et que toutes les entreprises ne seront pas en mesure de verser des primes, la culture d’entreprise va également encourager les dirigeants dans leur volonté de maintenir ou non le niveau des salaires. « Il faut que le discours de l’entreprise soit cohérent, explique Christophe Duhamel, fondateur de Marmiton. Supprimer des primes et reporter les augmentations si cela permet de sauver des postes, pourquoi pas, mais il faut que cela soit expliqué en toute transparence aux salariés. Il ne peut pas y avoir de différences entre la politique appliquée aux salaires des dirigeants et celle appliquée à ceux des employés. Un dirigeant ne peut pas demander aux salariés de faire un effort sur les salaires tout en se versant des dividendes derrière. »

« Un dirigeant ne peut pas demander aux salariés de faire un effort sur les salaires tout en se versant des dividendes derrière » Christophe Duhamel, fondateur de Marmiton

Outre la santé économique de l’entreprise, la politique managériale sera donc la clé pour assurer le maintien ou non des salaires, et faire accepter d’éventuelles réductions d’avantages. Certains dirigeants opteront probablement pour un report temporaire des bonus, afin d’assurer le maintien de tous les postes, tandis que d’autres préféreront sacrifier les postes “non essentiels” pour relancer la machine. Le maintien ou non des primes n’est d’ailleurs pas forcément un bon indicateur de la bienveillance d’une entreprise : certaines préféreront verser des primes à leurs employés pour les inciter à travailler plus, et récupérer la charge de travail des personnes licenciées, plutôt que de maintenir tous les postes à niveau de salaire égal.

Et quand bien même il est probable que les entreprises les plus impactées se voient dans l’obligation de suspendre les primes et de reporter voire geler les augmentations, il est toutefois à noter que les salaires ne peuvent être baissés sur simple décision du dirigeant. Cela doit faire l’objet d’un accord passé avec les syndicats majoritaires (les fameux Accords de Performance Collective), puis accepté par le salarié.

La fin du salariat traditionnel ?

Car ce qui se cache derrière le salaire, outre un chiffre, c’est avant tout une reconnaissance. Rémunérer quelqu’un signifie accorder de la valeur à son travail, et, plus largement, lui conférer une utilité sociale. « Je pense que la plupart des gens vont avoir beaucoup de mal à entendre que leurs primes puissent être diminuées parce que les entreprises marchent moins, c’est toujours sujet à discussion car c’est souvent pris personnellement », explique Claire. Selon Christophe, toute altération des salaires pourra être acceptée si elle répond à une logique de justice : « Le salaire est une preuve d’amour, or il faut que cette reconnaissance soit bien dosée. Si on en apporte trop à quelqu’un qui ne le mérite pas objectivement, les gens ne seront pas prêts à faire des efforts pour soutenir l’entreprise. Les gens feront un effort dès lors qu’ils pensent que c’est juste. »

« Le salaire est une preuve d’amour, or il faut que cette reconnaissance soit bien dosée » Christophe Duhamel

Et à l’avenir, pour atteindre ce système de rémunération plus “ juste”, certains dirigeants ont bien des idées. Alors qu’Alain voit dans la coopérative le système idéal, Christophe prédit lui, l’avènement du freelancing, et de l’auto-entreprenariat : « Ce qui s’est passé va faire gagner du temps à beaucoup de structures pour aller vers des modèles plus vertueux, annonce ce dernier. On va vers un monde de freelances, de slasheurs, où chacun aura plusieurs boss différents. Il va falloir que les gens acceptent ce changement, et que l’État accompagne ce mouvement. »

Pour Alain, la coopérative permettrait en effet de réconcilier entrepreneurs et salariés, dans la mesure où tout le monde serait partie prenante. Cela éviterait l’assujettissement de certains dirigeants aux actionnaires, au détriment parfois de la qualité du travail fourni par les salariés. Dans tous les cas, la sécurité de l’emploi sous la forme d’un CDI semble vouée, à terme, à disparaître, et la notion de coopération pourrait devenir un jour la clé. « Une bonne entreprise demain sera une entreprise où il y a une bonne intelligence collective, où directeur, employés, freelances, clients et fournisseurs travaillent main dans la main, en coopération. Ce n’est que grâce à cette intelligence collective que l’on sera capable de résister aux chocs économiques », ajoute Christophe.

D’ici là, il semblerait que ceux qui s’inquiètent de l’avenir de leurs salaires devront prendre leur mal en patience et capitaliser sur la bienveillance de leurs entreprises, en attendant une reprise franche de l’économie.

(1) Le prénom a été modifié

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Photo by WTTJ