Regards croisés sur le freelancing : vers une nouvelle gestion des compétences ?

Jun 23, 2020

6 mins

Regards croisés sur le freelancing : vers une nouvelle gestion des compétences ?
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Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

L’explosion du nombre de freelances, 830 000 aujourd’hui en France, soitplus de 126% depuis 2007, casse les codes de notre rapport au travail et remet en cause la vision un peu poussiéreuse véhiculée par les économistes et les politiques de l’offre et de la demande d’emploi. Quels sont les impacts de cette tendance sur la gestion des compétences au sein des entreprises ? Comment les équipes et les managers s’organisent-ils autour de ces travailleurs « nomades » ?

Les chiffres sur les freelances en France en 2018

  • 10% de la population active
  • 830 000 vs 9 millions en Europe source Eurostat
  • En 10 ans, + 126%
  • 35 ans comme moyenne d’âge
  • 52% de femmes et 48% d’hommes
  • 90% des freelances le sont par choix
  • 40% des freelances travaillent qu’avec des PME et startup.

Pour comprendre les nouveaux enjeux organisationnels et managériaux liés à l’arrivée des freelances au sein de l’entreprise, nous avons recueilli les points de vue de Vincent Huguet, co-fondateur de Malt - ex Hopwork, cette plateforme met en relation directe plus de 80 000 freelances et 46 000 entreprises en 2018-  et Victor Cavasino, Responsable de Production chez OuiFlash, un service qui digitalise la photographie professionnelle avec une chaîne de création qui s’appuie sur une large communauté de freelances. 

Comment expliquez-vous ce « réflexe freelances » des entreprises autrefois réticentes ?

Vincent Huguet : Auparavant, il existait de vrais blocages entre l’offre et la demande. Pour l’avoir vécu en tant qu’ancien responsable de PME, je galérais pour trouver un graphiste ou un développeur. Je perdais du temps à chercher sur les réseaux ou à demander des recommandations au sein de mes équipes. L’accès à des compétences externes était fastidieux et faire appel à une SSII n’avait aucun sens pour une PME ! Côté freelances - les deux associés de Malt l’étaient : Hugo Lassiège et Jean-Baptiste Lemé - l’aspect commercial et la gestion de la facturation étaient les deux freins majeurs. J’ai passé beaucoup de temps au sein d’espaces de coworking pour les sonder sur leurs enjeux quotidiens : comment se faire connaître des entreprises sans être un commercial dans l’âme, éviter les intermédiaires de placement opaques ou encore, assurer un paiement sécurisé ? Au niveau économique et sociétal, j’avais l’intuition que le marché était en train d’exploser depuis la création du statut auto-entrepreneur en 2008 qui a clairement facilité la création d’entreprises individuelles. Puis l’arrivée des générations Y et Z, autonomes et ultra connectées, a posé les fondations d’une autre relation au travail et à l’entreprise.

L’arrivée des générations Y et Z, autonomes et ultra connectées, a posé les fondations d’une autre relation au travail et à l’entreprise.

Victor Cavasino : Je pense que le lancement de plateformes de mise en contact comme OuiFlash ou Malt a fait sauter le verrou psychologique qui ralentissait la collaboration entre les freelances et les entreprises. D’un point de vue freelance, ils travaillent aujourd’hui plus sereinement sur leur coeur d’activités ans se soucier du suivi de facturation ou de la relation client. Côté entreprises, trouver les bonnes personnes est plus simple et, comme on joue le rôle « d’intermédiaire-partenaire », cela rassure car il y a plus de transparence.

Quels avantages voient les entreprises dans la relation freelances en termes de gestion des compétences et d’innovation ?

Vincent : à mon sens, c’est plus d’accessibilité et de flexibilité sur des besoins spécifiques et à haut potentiel. Les plateformes ont facilité l’accès des freelances aux entreprises que ce soient les PME, les grands groupes ou les start-up - et inversement. Aujourd’hui, dès qu’elles ont un besoin opérationnel urgent sur une expertise sur des projets ponctuels ou plus long terme, les entreprises pensent assez naturellement à faire appel à des compétences externes, ciblées et spécialisées. Pour les grands groupes, la transformation digitale les a forcés à se réapproprier la gestion de certains projets qui, autrefois, étaient complètement « outsourcés » par des SSII (CRM, IT, support client…) car éloignés de leur activité. Même s’il y a une volonté d’internaliser au maximum, il existe toujours des besoins sur des expertises précises et à haute valeur ajoutée… qu’offrent certains profils freelances sur un marché plutôt pénurique.

Malgré une volonté d’internaliser au maximum, il existe toujours des besoins sur des expertises précises et à haute valeur ajoutée, qu’offrent certains profils freelances. Vincent

Victor : faire appel à un freelance est un levier d’optimisation garantit un maximum de valeur pour l’entreprise. Ils sont souvent experts dans leur domaine et préfèrent se concentrer sur leur coeur de métier. Au quotidien, nous nous appuyons sur ces deux points : à chaque étape de la production, nous identifions la meilleure personne capable d’apporter son expertise dans le processus de création. Concrètement, en interne, nous gérons l’amont du projet, avec le cadrage client (attentes, livrables etc..), puis l’aval, la « post prod » , avec le retraitement des images. Le but ? Que les photographes et cameramen freelances se concentrent sur ce qu’ils savent et aiment faire : créer des images. C’est une autre manière d’appréhender la chaîne de valeur.

D’après Bertrand Moine, cofondateur de Digital Village, « on ne gère pas un freelance comme un salarié ». Votre point de vue sur les nouvelles formes que prend la relation managériale avec ces travailleurs autonomes ?

Vincent : l’entreprise devient de plus en plus un « hub » où collaborent des salariés, des consultants issus de cabinets de conseil et des freelances. Face à la diversité des acteurs, le management hiérarchique a dû fléchir et « lâcher-prise ». Cela demande aux managers un certain recul afin d’instaurer un fonctionnement plus participatif et responsabilisant en phase avec le mode projet qu’insufflent les freelances. Le point positif est que cela ne concerne pas uniquement la relation manager-freelance mais tous les acteurs du projet : internes comme externes, ils bénéficient de cette nouvelle communication plus souple et plus « bottom-up ». Laetitia Vitaud, experte dans les évolutions du monde du travail, dit souvent que les freelances participent au changement en profondeur en « pollinisant » une certaine culture de travail et des méthodes plus flexibles. L’entreprise plurielle devient un carrefour d’apprentissage et d’innovation car au contact des autres, chacun a accès à un large panel de compétences.

L’entreprise devient de plus en plus un « hub » où collaborent des salariés, des consultants issus de cabinets de conseil et des freelances.

Victor : être freelance, c’est une autre vision du travail et des compétences ! J’étais moi-même freelance et contribuer à des projets où je pouvais valoriser mon expertise auprès des autres me motivait. Ce rapport au travail bouscule le modèle hiérarchique en place car les leviers de motivation ne sont plus les mêmes : on ne motive ni ne fédère les équipes comme avant.

Les freelances participent au changement en profondeur en « pollinisant » une certaine culture de travail et des méthodes plus flexibles. Laetitia Vitaud

Vincent : Nous faisons beaucoup de pédagogie au sein des grands groupes afin que les DRH ou les Achats prennent conscience que les freelances sont des leviers de leur transformation.

Que dites-vous à vos détracteurs qui vous reprochent d’être un vecteur de dumping social ou de favoriser la paupérisation des « précaires » ?

Vincent : notre volonté est, au contraire, de valoriser la prestation freelance grâce à plus de transparence : le client est en direct avec le freelance, il a accès à tout son parcours et, surtout, son taux journalier est affiché. C’est au niveau global qu’il faut faire évoluer les choses… Je suis très optimiste car on tend vers plus de simplification, les choses évoluent positivement côté RSI et formation. Mais les lourdeurs administratives sont encore très présentes : CIPAV (assurance vieillesse), statuts juridiques, URSSAF… Il faut réformer et c’est ce qui libérera le marché du travail et changera le regard que l’on porte sur les freelances : de précaires subis, ils deviennent petit-à-petit des experts à forte valeur ajoutée. Pour rappel : 88% des freelances français le sont par choix. On remarque aussi que les freelances qui marchent le mieux sur Malt sont 40% plus cher que la moyenne. Grâce au système des enchères inversées, les clients n’ont pas la possibilité de tirer les prix vers le bas.

Faciliter la mise en relation permet d’accéder à des talents jusque-là inaccessibles ou même exclus du marché.

Victor : l’organisation de OuiFlash a pour mission de valoriser le travail freelance dans le domaine de l’audiovisuel. Notre organisation est en « triangle » : le client, l’équipe interne projet dédiée à la pré et post-production des images puis les « opérateurs » c’est-à-dire les freelances de notre communauté. Faciliter la mise en relation permet d’accéder à des talents jusque-là inaccessibles ou même exclus du marché. Assez paradoxalement, notre intermédiation est un vecteur de libéralisation des compétences !

En conclusion, la montée en puissance des travailleurs indépendants secoue les anciens modèles de gestion des compétences déjà mis à rude épreuve par les jeunes actifs, les Millenials (40% de la population active en 2018). Quel nouveau(x) modèle(s) se dessine(nt) ? Comment mieux accompagner le management dans ces changements ? Avec de la formation ? De l’acculturation ? Pour mieux gérer les populations externes et faciliter leur « onboarding » au sein d’une culture d’entreprise, des expérimentations voient le jour : certaines organisations ont créé un poste dédié, le Chief Freelance Officer. Entre les Achats et la DRH, outre l’anticipation des besoins, il doit gérer et fidéliser les talents externes en activant de nouveaux leviers. Un nouveau chantier à explorer.

D’un point de vue plus individuel, cet attrait pour le freelancing peut s’apparenter à une forme de résistance positive dont l’objectif serait d’être « libre de disposer de ses talents » afin de choisir des collaborations porteuses de plus sens. Peut-être une voie pour lutter contre le désengagement salarial - 9% des salariés se disent engagés en France - afin de lancer une nouvelle dynamique économique et sociale.