Du privé à la vie de profs : reconverti·e·s en quête de sens

May 20, 2021

9 mins

Du privé à la vie de profs : reconverti·e·s en quête de sens
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Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Violaine Schutz

Journaliste indépendante

Côté reconversion, cela fait quelques années que la tendance est aux “métiers qui ont du sens”. Parmi ces nouveaux switchers, certains se tournent vers l’enseignement, un phénomène que la pandémie semble avoir amplifié. On a recueilli les témoignages de celles et ceux qui retournent en classe, côté tableau noir, pour mieux saisir leurs motivations et faire le bilan de leur nouvelle vie.

Dans la vie d’avant, Leila, 32 ans, était styliste indépendante. Mais le jour où le Covid a débarqué, comme beaucoup d’autres, elle s’est retrouvée sans mission. Un électrochoc. « J’ai commencé à réfléchir sur ma vie et ma carrière. Est-ce que bosser autant, dans un milieu aussi superficiel et avec tant de stress me convenait vraiment ? J’ai une petite fille et aujourd’hui, je sais que je veux un boulot avec des horaires décents pour pouvoir aller la chercher, et des vacances pour profiter de mes amis. J’ai alors pensé au job d’instit, car ma meilleure amie l’exerce et elle m’a toujours inspiré. En plus j’adore les enfants, et j’ai vraiment envie, la trentaine aidant, d’avoir une vie plus calme, plus cadrée. » Convaincue de son choix, la Parisienne passe actuellement le concours pour devenir instit.

« Les métiers de l’enseignement sont plus prisés quand le secteur de l’emploi dans le privé apparaît bouché et que l’on vit une crise économique » - Géraldine Farges, maître de conférences en sciences de l’éducation

Le Covid a transmis à de nombreuses personnes le virus de la reconversion. Qu’elle soit contrainte ou souhaitée. Selon une étude réalisée par Hello Work et relayée fin mars par BFMTV, 1 salarié sur 2 a augmenté ses recherches d’un nouvel emploi depuis la crise. 23% des personnes interrogées ont changé de travail les douze derniers mois, tandis que 84% aspirent à une autre voie. Parmi ces switchers, certains ont tout quitté pour devenir profs. Géraldine Farges, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’Université de Bourgogne qui a réalisé une enquête sur la reconversion vers le métier de prof, détaille : « Les métiers de l’enseignement sont plus prisés quand le secteur de l’emploi dans le privé apparaît bouché et que l’on vit une crise économique. On cherche la stabilité. Et les concours de la fonction publique et de l’enseignement offrent un rempart contre cette insécurité en garantissant un salaire qui tombe tous les mois. »

La reconversion dans l’éducation s’observe ainsi depuis quelques années, avant même la pandémie. Selon les chiffres de la Division des études, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l’Éducation nationale cités par Géraldine dans son étude, les lauréats des concours de l’enseignement public sont de plus en plus nombreux à avoir vécu une précédente expérience professionnelle. Les demandeurs d’emploi et les actifs dans les secteurs public ou privé représentaient, en 2016, 15 % des recrutements externes aux concours de l’enseignement secondaire public et 28 % dans le primaire. Contre respectivement 10,5 et 23% en 2012. L’Éducation nationale notait en mars 2020 que l’âge des enseignants dans l’enseignement scolaire public augmentait, notamment parce qu’ils avaient déjà eu une expérience professionnelle - en tant que contractuels de l’Éducation nationale, ou ailleurs.

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Vacances et quête du sens

Pour certains, le choix semble donc d’abord pragmatique. Comme Raphaël, ancien journaliste âgé de 50 ans, devenu prof de lettres dans un collège de REP (éducation prioritaire) en banlieue parisienne il y a quatre ans. Il raconte : « Je suis un grand anxieux et ma vie de pigiste commençait à devenir difficile à gérer, surtout qu’il y règne un très grand jeunisme. En tant que prof, on dispose de plusieurs avantages non négligeables comme une certaine indépendance car on n’a pas vraiment de compte à rendre à qui que ce soit (à part aux élèves). On bénéficie de vacances nombreuses (plus de deux mois par an, alors qu’avant je ne prenais qu’une semaine) et surtout on jouit de la sécurité de l’emploi. »

« Ce qui change c’est que je suis dans l’action. Je ne suis plus ni rivé à mon bureau à cliquer sur des liens et des mails » - Charles, 35 ans qui prépare le concours d’instit

Mais se diriger vers l’enseignement est surtout pour la plupart des interrogés le moyen idéal de redonner du sens à sa carrière et parfois même, à son existence. Chez les reconvertis, on sent une lassitude pour des boulots jugés souvent… un peu “bullshits”. Charles, 35 ans, qui a travaillé plus de dix ans dans la Com et le marketing passe en ce moment-même le concours d’instit tout en étant AESH (accompagnant d’élèves en situation de handicap) dans une école élémentaire. « Ce qui change c’est que je suis dans l’action. Je ne suis plus ni rivé à mon bureau à cliquer sur des liens et des mails. Mon ancienne vie dans laquelle je me mettais la rate au court-bouillon pour pondre des laïus sur Powerpoint ne me manque pas du tout. À l’école, il se passe des choses importantes tous les jours. Entre collègues, on n’en finit pas de commenter l’actualité des enfants, de leurs familles. J’ai l’impression, à mon petit niveau, d’œuvrer pour l’intérêt des petits. »

Un discours qui se rapproche sensiblement de celui de Camille, 26 ans, qui enseigne désormais l’anglais dans un collège parisien de REP. Avant un “déclic” en plein premier confinement, elle bossait encore dans une multinationale en analyse de risques géopolitiques. « Je sais pourquoi je me lève le matin et je vais au boulot, assure Camille. C’est beaucoup plus facile de savoir pourquoi on va travailler quand on sait qu’on va se retrouver devant des collégiens pour leur transmettre quelque chose de réel, les aider, leur donner un cadre, les écouter. Avant, je devais passer des coups de fil à l’autre bout du monde, pour parler à quelqu’un que je n’avais jamais vu, de projets dont on ne connaît qu’une infime partie et dont on ne saisit pas réellement l’enjeu. »

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Dans cette démarche, Camille a été accompagnée par Le Choix de l’école, une association qui encourage des jeunes diplômés et actifs à enseigner en REP. Depuis sa création en 2015, le nombre de switchers suivis par ce collectif a triplé. Paul Guis, leur directeur, note : « Ces jeunes diplômés, par leur parcours, ne se destinaient pas à devenir enseignants. Ils sont diplômés d’universités, d’écoles d’ingénieurs, de commerce ou de Sciences Po et ont entre 22 et 35 ans. Ils souhaitent exercer un métier utile pour notre société, accompagner et faire grandir les élèves au-delà de la matière enseignée. Les nouvelles générations sont très engagées et les jeunes diplômés sont de plus en plus nombreux à souhaiter exercer des emplois où prime le bien commun. » Et pour Paul Guis, ce choix de reconversion tombe à pic. « Dans le contexte actuel, où les inégalités sociales sont de plus en plus fortes, il est nécessaire de construire un autre modèle de société et l’un des principaux leviers reste l’éducation. »

Mael Virat, chercheur en psychologie auteur du livre Quand les profs aiment les élèves (Éditions Odile Jacob), résume bien les trois motivations qui animent ces nouveaux profs : extrinsèques (salaire, sécurité de l’emploi, horaires de travail…), intrinsèques (plaisir d’enseigner, passion pour une matière…) et altruistes (utilité pour les élèves et pour la société). « Comme l’ont identifié Leanne Fray et Jennifer Gore de l’Université de Newcastle en Australie (…) dans les pays développés, ce sont les motivations dites altruistes et, dans une moindre mesure, les intrinsèques qui poussent surtout à ce choix de carrière. Et dans le cas de ceux qui se reconvertissent, c’est chercher à se sentir utile. »

“Depuis tout petit, je veux être prof”

Pour de nombreux profs ayant connu une autre vie professionnelle, l’enseignement représente aussi, de manière plus intime, un moyen de revenir à ses premières passions. Géraldine Farges explique : « Que ce soit dans le primaire et le secondaire, c’est une profession à vocation, à laquelle on a toujours pensé, y compris pour ceux qui se reconvertissent. Parmi les presque 2 000 personnes interrogées pour mon enquête, j’ai beaucoup entendu : “j’ai effectué un autre métier avant mais depuis tout petit, je veux être prof.” C’est un retour vers sa première idée d’orientation. »

« Je dois beaucoup à mon précédent métier, dans la capacité à travailler rapidement et efficacement » - Damien, 38 ans, professeur d’histoire de l’art

Pour Damien, 38 ans, qui enseigne l’histoire de l’art en Fac à Lyon, ce métier est un bon moyen de renouer avec ses matières préférées. Avant cela, le jeune homme a d’abord baroudé dans les milieux de la télévision, en production, puis à la réalisation. « C’était un univers assez fou, où tout le monde pouvait avoir sa chance et faire ses preuves directement, contrairement aux études ou à des métiers plus hiérarchiques. Mais cela ne me nourrissait pas assez intellectuellement. Je crois que j’ai toujours voulu être prof. Quand j’étais au collège, je tenais la jambe de ma prof d’arts plastiques et nous parlions d’art ensemble. Ce métier m’a suivi, notamment grâce à une rencontre inouïe avec une personne qui était mon ami avant de devenir mon directeur de thèse. Il pouvait à la fois enseigner, écrire des livres et organiser des expositions. Et donc avoir le temps pour réfléchir et être dans la vie active, sans être toujours à son bureau. » Damien ne regrette pas d’avoir bifurqué car cela lui permet d’unifier toutes les facettes de sa personnalité ainsi que ses différentes compétences. « Je me sens totalement épanoui dans ce que je fais, d’un point de vue professionnel, relationnel et intellectuel. Mais je dois beaucoup à mon précédent métier, dans la capacité à travailler rapidement et efficacement, dans la dimension relationnelle et surtout dans une transmission du savoir qui n’hésite pas à utiliser différents formats visuels. »

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Raphaël met aussi beaucoup de lui dans sa pratique d’enseignant. « Le programme constitue un squelette auquel j’apporte mes passions comme le cinéma ou la musique. On se base sur des manuels mais rien n’empêche de parler de textes géniaux et introuvables ou de montrer des extraits de films méconnus. C’est là que je m’éclate, en parlant par exemple du texte Une victime de la réclame de Zola, qui évoque un homme victime de la consommation, en mettant en regard le 99 francs de Jan Kounen. En fait, tu pimp le programme à ta façon. » Faire intervenir ses obsessions dans un cadre scolaire, c’est aussi ce qu’aime réaliser Elsa, 38 ans, qui a étudié l’art avant de devenir vendeuse, modèle photo ou encore assistante dans le soin animalier. Depuis quelques années, elle enseigne en tant que contractuelle les lettres et l’histoire dans un lycée pro à Paris et dans une prison de banlieue. « J’adore l’opéra, la peinture, et beaucoup d’autres choses. Je n’hésite donc pas à faire écouter aux lycéens Les contes d’Hoffmann, dans le cadre de cours sur l’imaginaire. Il y en a que ça ne va pas intéresser. Mais ce qui fait plaisir, c’est quand un élève dit aux autres : « Taisez-vous, ça joue là » ou balance : « Hé Madame, ça tape là ce truc. »

Désillusions

« Si on ajoute la Covid et le fait qu’on est en première ligne, ça, devient invivable. Il m’arrive de dormir directement en rentrant de cours, tellement je suis épuisée » - Mathilde, 32 ans, enseignante en primaire

Mais à côté des bonnes surprises de ce nouveau métier, de nombreuses déconvenues sont parfois au rendez-vous. Quand Raphaël, l’ex-journaliste, a reçu son premier bulletin de paie, il a cru qu’il s’agissait d’une prime d’entrée dans la fonction, tellement le montant lui semblait bas. Il avait divisé ses revenus par trois. Un “salaire délirant”, comparé à la somme de travail que demande son nouveau métier. Elsa critique quant à elle les intitulés lunaires des programmes « écrits par des gens qui n’enseignent pas » et le manque de moyens et de reconnaissance de la part de l’Education nationale.

Mathilde, 32 ans et qui enseigne dans le primaire à Marseille depuis moins d’un an, songe déjà à démissionner. « C’est bête d’abandonner car le concours m’a semblé difficile. Mais je ne m’attendais pas à ça, souffle avec regret l’ancienne community manageuse. On bosse dans des conditions épouvantables, avec un manque de moyens hallucinant. On est souvent muté très loin de là où on habite quand on débute. Il faut se marier et avoir des enfants pour rester près de sa famille et de ses amis. Et on passe le plus clair de son temps à corriger des copies qui ressemblent à des torchons. Si on ajoute la Covid et le fait qu’on est en première ligne, ça, devient invivable. Il m’arrive de dormir directement en rentrant de cours, tellement je suis épuisée. » Mathilde, qui a vécu son changement de vie comme une douche froide, explique que ses collègues sont du même avis qu’elle, et que beaucoup veulent décrocher. « Mais ils ont peur d’aller bosser dans le privé et beaucoup ont des crédits sur le dos. »

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S’il s’avère difficile, le métier de prof reste sans doute l’un de ceux qu’on pratique avec le plus de ferveur. Peut-être parce que, comme le soulignent les premiers concernés, on ne cesse d’apprendre de ceux à qui l’on enseigne. Raphaël se souvient d’avoir découvert un super manga, Dragon’s Heart, grâce à l’un de ses élèves. D’autres ont ouvert leurs oreilles sur la culture rap qu’ils méconnaissaient, ou ont découvert TikTok et ses vidéos. Elsa conclut : « Il est important, je trouve, de leur montrer aussi qu’on ne sait pas tout, qu’on peut continuer à apprendre, même quand on est prof. Cela prouve que les connaissances s’acquièrent. Qu’on peut partir de rien, et aller loin. »

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Article édité par Clémence Lesacq

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