Le combat de Virginie Delalande, avocate sourde de naissance

Mar 05, 2020

9 mins

Le combat de Virginie Delalande, avocate sourde de naissance
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Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Vous avez surement été touché par son témoignage lors du Grand Oral sur France 2 l’hiver dernier, ou l’avez peut-être vu cet été dans un documentaire d’Arte qui lui était dédié. Le sourire de Virginie Delalande est sur tous les écrans et toutes les scènes, et on s’en réjouit, tant il est communicatif ! Cette jeune femme de 40 ans, aussi rebelle que sensible, devenue avocate grâce à sa force de caractère, est une source précieuse d’énergie. Elle gardera son titre d’avocat à vie, mais c’est sous le titre de coach et conférencière qu’elle se présente fièrement aujourd’hui. Depuis septembre 2018, c’est en aidant les autres, en situation de handicap (ou non), qu’elle déploie ses ailes. Dorénavant, ce qui lui importe, c’est une vie à la hauteur de ses aspirations et non de ses compétences. Son projet s’appelle Handicapower et tient à réveiller les spécificités de chaque personne qu’elle accompagne. Nous l’avons rencontré pour mieux comprendre la flamme qui l’anime.

Vous habitez aujourd’hui près d’Annecy, avec vos deux enfants et votre compagnon. Où avez-vous grandi ?

J’ai grandi au grand air dans un petit village près de Genève, avec mon frère. J’ai eu une enfance assez classique. J’étais plutôt sociable et heureuse, avec évidemment le paramètre de la surdité. Petite, il a fallu gérer l’appareillage, les séances d’orthophonie, l’école un peu aménagée. À 9 ans, nous avons déménagé à Paris où j’ai pu profiter des meilleurs spécialistes et orthophonistes en matière de surdité.

Enfant, comment avez-vous vécu votre handicap ?

Personnellement, et jusqu’à un certain âge, je l’ai très bien vécu car je n’avais pas conscience de mon handicap. J’ai appréhendé le monde dès le départ avec ma différence, en pensant que c’était normal. J’ai appris à lire sur les lèvres, à être sur le qui-vive en permanence pour déchiffrer ce qu’on me disait et rester à la page. Mais au fur et à mesure que je grandissais, j’identifiais des signes qui marquaient ma différence. Par exemple, je remarquais le regard des autres, ou bien que c’était toujours moi qui faisais le premier pas, que souvent, je n’avais pas le même niveau d’information que mon entourage… Et un jour, à 8 ans, une petite fille m’a renvoyée à mon handicap. J’ai alors réalisé que je portais sur le front une étiquette terrible qui me distinguait défavorablement des autres. Ce moment a été un point de bascule, brutal, et dès lors, j’ai commencé à être attentive à la manière dont les personnes se comportaient avec moi.

Je n’avais pas le même niveau d’information que mon entourage.

Avez-vous, à partir de ce moment-là, adapté votre comportement aux autres ?

Oui, j’ai bien été obligée, car dès que je sortais de mon univers habituel, mon handicap faisait peur. C’était donc toujours à moi de faire tomber les barrières, de rappeler à mes interlocuteurs que nous avions malgré tout beaucoup de points communs. Je prenais le temps d’expliquer que moi aussi je jouais à chat, moi aussi j’aimais bien rire et faire des bêtises… Bien sûr, pendant ces années, je me suis beaucoup cherchée. Je voulais trouver ma place et comprendre ce qu’il y avait de positif chez moi, puisque la plupart du temps, le regard des autres me renvoyait une image très négative et avilissante de moi-même.

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Qu’est-ce qui vous paraissait le plus difficile à surmonter à l’époque ?

Ce poids du regard des autres et le fait de réaliser qu’en fait, très peu de personnes me comprenaient véritablement. Bien que très entourée, mes proches ne savaient finalement pas ce que je vivais profondément, car il leur était tout simplement impossible de se mettre à ma place. Mes parents étaient présents dans mon éducation et dans l’accompagnement au quotidien, mais ils n’étaient pas réceptifs à tout ce qui touchait aux émotions. Pareil pour mes amis : ils étaient des béquilles psychologiques mais je ne trouvais pas vraiment l’écoute dont j’avais besoin. J’ai donc peu à peu appris à garder les choses pour moi. En parallèle de tout ça, je commençais à sentir un gros décalage avec mes amis adolescents : plus tard, comment allais-je trouver un travail, un amoureux ? Tout ce qui avait l’air d’être facile pour les autres devenait une montagne à surmonter pour moi.

Comment allais-je trouver un travail, un amoureux ?

Devenir avocate, était-ce un rêve d’enfant ?

Non, depuis toujours, mon rêve était plutôt d’être vétérinaire, mais ma mère n’a pas voulu. J’ai donc choisi avocat, sans doute parce que je savais que ce métier m’épanouirait intellectuellement. Plus jeune, j’ai toujours eu l’impression que les gens ne me respectaient pas car pensaient que je n’avais rien dans la tête. En devenant avocate, je leur prouvais que mon cerveau fonctionnait parfaitement et que je savais formuler une réflexion qui tenait la route. Je voulais aussi porter la voix de toutes les personnes que l’on n’écoute pas.

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Les études supérieures impliquent beaucoup de changements dans la vie d’un étudiant : nouvelles matières, nouvelles manières de travailler, nouvelles rencontres… Comment ces années d’études se sont-elles déroulées pour vous ?

Cela a été compliqué car rien n’était ni prévu ni adapté pour les sourds. En terminale, les professeurs connaissaient ma particularité et je trouvais toujours une voisine fidèle sur laquelle je pouvais copier. À l’Université en revanche, nous étions 1000 dans un amphithéâtre. Quand je demandais aux professeurs s’ils pouvaient me partager leurs cours par écrit, aucun n’acceptait. Au début, j’apprenais donc mes cours dans des livres, mais c’était énormément de travail pour arriver au même résultat que mes camarades qui eux, n’avaient que quelques dizaines de pages à apprendre. Il a fallu que je repère dans l’amphi’ les élèves qui prenaient le mieux les cours, ceux qui écrivaient bien… J’ai dû identifier les fêtards, ceux qui écrivent un mot sur trois, ceux qui sont illisibles… Il faut savoir qu’en droit, beaucoup de mots nouveaux nous sont enseignés donc il faut être précis. J’ai fini par trouver d’excellents preneurs de note qui ont accepté de m’aider et qui se sont avérés par la suite être les majors de promo !

Quand je demandais aux professeurs s’ils pouvaient me partager leurs cours par écrit, aucun n’acceptait.

Selon vous, pourquoi les professeurs ou certains camarades réagissaient-ils avec méfiance ? De quoi ont-ils peur, au fond ?

De manière générale, mes interlocuteurs ont souvent peur des malentendus ou d’être mal à l’aise. Beaucoup pensent que je ne vais rien comprendre, ou que je vais me plaindre de ma vie difficile. Alors qu’il n’en est rien ! La grande croyance aussi, c’est que je n’ai pas de vie, ou que celle-ci est terne. C’est faux ! Étudiante, j’avais plein d’amis, j’organisais des fêtes à la maison ! C’est petit à petit que j’ai réussi à faire tomber les barrières…

Vous avez été avocate d’affaire, puis juriste dans une société d’assurance. Concrètement, quel a été votre quotidien et comment avez-vous vécu ces années en entreprise ?

Après quelques années dans le milieu des avocats d’affaire, j’ai en effet choisi d’être juriste, pour le rythme plus humain que ce métier m’offrait. Mais dans l’ensemble de ma carrière, tout comme lors de mes études, cela m’a valu beaucoup de travail. J’ai dû être particulièrement observatrice, ne serait-ce qu’en réunion : lire sur les lèvres, écouter plusieurs personnes en même temps, rester concentrée un certain laps de temps, compenser mon impossibilité à téléphoner. Tout cela demande beaucoup d’énergie.

La grande croyance aussi, c’est que je n’ai pas de vie (….) C’est faux ! Étudiante, j’avais plein d’amis, j’organisais des fêtes à la maison !

Vous avez fait 20 ans d’orthophonie. Qu’avez-vous appris d’essentiel pendant ces années de travail ?

Cela m’a donné une leçon de vie fondamentale. On ne sait pas combien de temps on va mettre pour faire des progrès, donc c’est la persévérance qui paie. J’ai aussi compris que pour progresser, il fallait être aidé, et que pour bien apprendre, il fallait travailler avec plaisir. À titre d’exemple, l’orthophonie consiste à répéter à l’infini des mots et des phrases. Pour rendre l’exercice plus amusant, nous travaillions sur des mots qui me faisaient rire ou sur des livres que j’adorais. C’est pour cette raison, que chaque semaine, j’y retournais, car j’avais envie de connaitre la suite de l’histoire. Cela m’a aidé plus tard à mettre du plaisir dans mon travail et ainsi être plus positive, énergique et continuer d’avoir envie.

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Aujourd’hui vous avez créé “Handicapower”, des séances de coaching et des conférences qui aident de nombreuses personnes dans leur épanouissement personnel et professionnel. Comment en êtes-vous arrivée là ?

J’ai toujours eu envie d’être conférencière mais je n’ai jamais vraiment osé me lancer, par manque de confiance lié à mon handicap et ma voix. Je donnais donc des conférences gratuitement, de temps en temps, sur des sujets qui me touchaient, tels que le handicap et la force de la différence.
Mais en 2016, j’ai été contactée par une journaliste pour l’aider à trouver des personnes avec des profils de surdité différents (surdité de naissance ou acquise, sourd aveugle, choix de communication particulier…). Marquée par mon histoire, elle a finalement décidé de faire un focus sur mon parcours. C’est comme ça qu’en juillet 2018, Arte a sorti un documentaire sur ma vie ! C’était parti pour faire un flop car il passait à 23h50, après la demi-finale de la coupe du monde de football. Le replay en revanche a fait un tabac ; il était prévu pour une semaine, puis quinze jours puis deux mois… Depuis, j’ai participé à une quantité hallucinante de conférences dans lesquelles je valorise la différence.

Aujourd’hui, 50% des personnes que j’accompagne n’ont pas de handicap : je leur donne juste la possibilité de se découvrir, de mieux se connaître, d’identifier leurs vraies forces, celles sur lesquelles bâtir le destin qu’elles méritent vraiment. Je leur donne la niaque et les clés pour s’autoriser elles aussi à tutoyer les étoiles.

Aujourd’hui, 50% des personnes que j’accompagne n’ont pas de handicap.

Vos témoignages aident les spectateurs et lecteurs à mieux accueillir les différences des autres. Pourquoi, selon vous ?

Le public peut se dire « Si ça m’arrive, j’aurais des solutions, des idées pour aller de l’avant ». Petite, je n’avais pas de modèle de référence qui me ressemblait et m’envoyait une aura de réussite, et cela n’aide pas à se projeter dans un avenir positif, ambitieux… Pourtant, il suffit de voir quelqu’un y arriver pour faire de même. Cela rassure et montre la voie. C’est pour ces raisons-là précisément que je prends la parole. Je souhaite continuer de témoigner et prouver que des personnes en situation de handicap peuvent être épanouies, de montrer que c’est vraiment possible et que l’on peut exprimer préférer sa vie après un handicap par rapport à celle d’avant. Ces témoignages, de moi ou d’autres, permettent aussi de comprendre les atouts que ces personnes ont acquis grâce à leur différence et leur particularité. Pendant des années, j’avais intégré ce que les autres me renvoyaient : ce « tu ne peux pas », fatal. « Tu ne peux pas téléphoner », « tu ne peux pas suivre une réunion avec 4 personnes »… si bien que je n’avais pas du tout vu que moi aussi je savais faire des choses que les autres ne pouvaient pas faire. C’est d’ailleurs ce que nous devons aller chercher chez les personnes différentes : ce qu’elles savent faire de plus que les autres ou différemment. Non, elles ne sont pas dans le même cadre de référence que vous, mais comment peuvent-elles vous enrichir ? Que possèdent-elles de rare ? Et c’est là que ça devient magique. Nous avons en chacun de nous la réponse et la capacité de trouver notre manière de faire pour arriver au résultat qui nous intéresse. C’est ça en fait la force du handicap.

On peut exprimer préférer sa vie après un handicap par rapport à celle d’avant.

Qu’est-ce que votre handicap vous a offert, à vous, de précieux, que les autres nont pas (ou moins) ?

Vous pensez que la différence entre vous et moi se joue sur mon handicap. Effectivement, je n’entends pas… Vous avez 5 sens, j’en ai 4… Facile, mathématique ! Mais la vérité, c’est que moi aussi, je sais faire des choses que vous ne savez pas faire :
J’ai une acuité visuelle latérale supérieure de 20% à la vôtre.
Je sens des vibrations très infimes (je me suis longtemps réveillée dès qu’une personne avait le malheur d’entrouvrir la porte de ma chambre, juste avec le courant d’air)
Je sais lire sur les lèvres. Oui, comme dans les films… Très pratique ! Surtout pour capter quand on parle de toi…
Je sais lire les gens, saisir vos ressentis, je sais si vous allez bien ou pas, je sais ce que vous pensez…
Je détecte le mensonge… Mes ados ne sont pas très contents, mais c’est ainsi…

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Comment votre handicap vous nourrit-il au quotidien ?

Mon handicap m’a obligée à me connaître vraiment, à me poser les questions nécessaires. Grâce à lui, les gens se sentent en confiance avec moi parce que c’est ma vulnérabilité qu’ils voient en premier et ils ne se sentent pas en compétition, ni jugés. En fait, avec une personne en situation de handicap, mes interlocuteurs s’autorisent beaucoup plus à être eux-mêmes, ils baissent la garde et enlèvent leur masque social. J’ai rapidement des conversations profondes et riches quand je rencontre un inconnu. En étant vulnérable, on a accès à la vulnérabilité mais aussi à la richesse de l’autre, sa profonde humanité !

Mes interlocuteurs s’autorisent beaucoup plus à être eux-mêmes, ils baissent la garde et enlèvent leur masque social.

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Photo d’illustration by WTTJ

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