Vie d'entreprise : pourquoi devrions-nous la jouer collectif en temps de crise ?

Mar 24, 2021

6 mins

Vie d'entreprise : pourquoi devrions-nous la jouer collectif en temps de crise ?
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Coline de Silans

Journaliste indépendante

Faire valoir ses “bons” résultats en réunion, montrer que l’on surpasse les autres pour décrocher une promotion, se concentrer sur l’avancement d’un projet plutôt que de filer un coup de main aux collègues… En ces temps de crise, se la jouer perso peut être une stratégie, mais pas sûr qu’elle soit payante. Alors que le lien social a été fortement mis à mal par le télétravail et la situation sanitaire, les profils valorisant la cohésion d’équipe et la solidarité sont-ils davantage recherchés par les entreprises, reléguant par la même occasion les compétiteurs en seconde division ? Quels sont les intérêts pour les entreprises comme pour les individus à jouer collectif ? Réponses avec Vincent Giolito, professeur associé en stratégie à l’emLyon business school, et Olivier Guillet, directeur exécutif de l’École du Management et de l’Innovation de Sciences Po.

Un changement de paradigme

Multiplication des actions de solidarité envers les plus précaires, revalorisation des métiers du care, remise en question de ce qu’est un métier “essentiel”… La crise a engendré une révolution dans le monde du travail libéral, et le collectif est, d’un claquement de doigt, devenu une priorité. Pourtant, on aurait tort de penser que cette tendance a émergé avec la pandémie. Selon Olivier Guillet, la crise a agi comme un révélateur d’un processus entamé quelques années plus tôt : « Dans les années 80-90, la représentation que nous avions de la réussite était pétrie d’individualisme, elle se mesurait à l’aune de la capacité de chacun à gravir les échelons hiérarchiques, à faire fortune. La génération qui vient d’entrer dans le monde de l’emploi n’a plus cette même représentation de la réussite : elle a vu les limites de ce modèle, ses conséquences en termes de santé et d’environnement. Elle a besoin de plus de sens, et se dirige vers davantage d’inclusion, de collaboration et de sobriété. » C’est parce que cette notion de réussite a évolué que les moyens d’y parvenir se sont adaptés : là où la réussite se faisait plus individuelle, à la sueur du front, elle demande aujourd’hui de solliciter l’intelligence collective, et de favoriser le travail collaboratif.

« Nous avons dans nos gènes des éléments qui nous poussent à la survie, mais aussi à favoriser le groupe » - Olivier Guillet, directeur exécutif de l’École du Management et de l’Innovation de Sciences Po

De là à affirmer que ce genre de profil serait plus valorisé par l’entreprise dans le contexte de crise actuel, il n’y a qu’un pas, que les experts refusent pourtant de franchir. Face à l’urgence, les salariés réagissent chacun à leur manière : certains voudront se rassurer en se hissant au-dessus de la mêlée, tandis que d’autres préfèreront jouer la collaboration et la sobriété. « Chaque individu fait face à des injonctions contradictoires, affirme Olivier Guillet. La recherche montre que nous avons dans nos gènes des éléments qui nous poussent à la survie, mais aussi à favoriser le groupe. Il en va de même dans les organisations. Elles ont besoin de leaders et de profils collaboratifs pour trouver un certain équilibre. »

La cohésion d’équipe, un atout en temps de crise ?

S’il est assez illusoire de penser que les entreprises ne valorisent que le collectif, le recours massif au télétravail a toutefois encouragé les organisations à favoriser les managers et salariés les plus susceptibles de maintenir le lien. En distendant les liens sociaux (25 % des salariés étaient toujours en télétravail fin janvier selon la DARES), la crise forcerait chacun à s’impliquer un peu plus pour continuer à expérimenter une vie de bureau la plus « normale » possible. En ce sens, les profils ayant naturellement tendance à favoriser la cohésion d’équipe et le collectif seraient davantage valorisés. « Sans un minimum d’effort pour maintenir le lien, les managers risquent de ne plus avoir le soutien de leurs équipes, les commerciaux, ne plus avoir de retours de leurs clients… », note Olivier Guillet. Valoriser ceux qui jouent le jeu du collectif en ces temps mouvementés serait donc une façon pour les entreprises de se relever plus aisément de la crise et, par la même occasion de prendre conscience du potentiel de l’intelligence collective.

« La recherche le montre, en la jouant collectif, on obtient de meilleures performances » - Vincent Giolito, professeur associé en stratégie à l’emLyon business school

Miser sur la cohésion pour aider son entreprise à sortir de la crise

Collaborer permet de faire émerger de nouvelles idées, de générer un bouillonnement créatif, développer son sens critique… autant d’apports personnels qui peuvent être utiles à la bonne santé financière d’une entreprise. « La recherche le montre, en la jouant collectif, on obtient de meilleures performances », constate Vincent Giolito. Ainsi, selon Olivier Guillet, « en apprenant à se servir de ce cerveau collectif, les entreprises réalisent qu’elles peuvent accomplir bien plus de choses. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elles utilisent de plus en plus d’outils collaboratifs, de formations au design thinking… »

Selon une étude Ifop menée en 2019, les entreprises dans lesquelles la qualité des relations entre collègues est jugée « très bonne » par les salariés sont aussi plus performantes. Les entreprises ont donc tout intérêt à favoriser la cohésion d’équipe, pour le bien-être de leurs salariés d’une part, mais aussi pour retrouver une compétitivité sur le plan économique. C’est le rôle du « servant leader », analysé par Vincent Giolito : un manager qui choisirait de faire passer ses collaborateurs avant la mission. « Ce leadership induit des performances supérieures, tant au niveau des équipes qu’à celui de l’entreprise dans son ensemble. Il apparaît aujourd’hui que cette forme de leadership pourrait être plus efficace pour sortir des crises et construire la résilience des organisations », constate l’enseignant dans une tribune.

Cette attitude n’est pas uniquement valable pour les managers. Un salarié peut aussi décider de se mettre au service de son équipe, en valorisant le travail d’un collègue auprès de sa hiérarchie, en sollicitant l’aide de collaborateurs dont les compétences lui font défaut pour résoudre une problématique, ou en se servant des fameux « outils collaboratifs » comme Teams, ou Zoom, pour maintenir le lien. Ce comportement, qu’il soit adopté au niveau managérial ou inférieur, a les mêmes vertus : favoriser la cohésion, motiver les autres en leur donnant le sentiment d’appartenance à un groupe.

« Quand il y a un but en commun, les gens ont plus envie de coopérer que de se tirer dans les pattes » - Vincent Giolito

La jouer collectif pour retrouver du sens

Aussi, miser sur le collectif plutôt que sur l’individuel serait une façon efficace de renouer avec le sens de notre mission. Là où la crise a pu générer de grosses remises en question (mon travail est-il vraiment utile à la société s’il ne sauve pas des vies ?), se reconnecter aux autres, travailler en équipe, réfléchir ensemble à des problématiques communes permettent d’éprouver un regain d’intérêt envers son activité professionnelle. « Quand il y a un but en commun, nous observons que les gens ont plus envie de coopérer que de se tirer dans les pattes, explique Vincent Giolito. On présuppose souvent qu’en l’absence de chef, les gens s’entre-déchirent, c’est l’héritage de la philosophie de Hobbes, mais quand on prend un peu de recul, on se rend compte que si l’on met douze personnes ensemble avec un but à atteindre, les gens commencent d’abord par réfléchir à comment réussir ensemble. » On ne se sent plus isolé, mais inclus dans une dynamique collective. La finalité de la tâche importe moins que le fait de l’accomplir ensemble, et de tirer de la satisfaction à aider les autres.

La jouer collectif pour être moins anxieux

Enfin, dernier atout du collectif en temps de crise, celui-ci permet de pallier l’anxiété. « Le télétravail ajoute un élément d’anxiété car nous sommes plus vulnérables, nous avons moins de contrôle sur les choses », analyse Vincent Giolito. Selon l’étude Ifop, les salariés qui se sentent isolés sont aussi plus stressés. En télétravail, ils seraient trois fois plus nombreux que les autres à craindre d’être licenciés. Un pourcentage dont on peut imaginer qu’il a pu augmenter dans un contexte de crise, où certains secteurs ont connu des réductions d’effectifs drastiques. Dans ce contexte, se soutenir les uns les autres a tendance à apaiser le groupe. « Prendre soin des autres, c’est aussi s’assurer que les autres prennent soin de nous, note Vincent Giolito. Nous rendons service à la fois parce que la personne nous est sympathique, mais aussi parce que l’on sait que le jour où nous serons en difficulté, cette personne sera plus susceptible de nous venir en aide. Le collectif n’est pas transactionnel mais relationnel, il s’agit de tisser un lien avec les autres. » La jouer collectif c’est l’assurance d’avoir le soutien de ses collègues, de pouvoir compter sur l’équipe en cas de coup dur, un atout précieux quand l’avenir nous semble parfois incertain.

« Prendre soin des autres, c’est aussi s’assurer que les autres prennent soin de nous » - Vincent Giolito

Les profils collaboratifs, parce qu’ils seront enclins à coopérer et à maintenir le lien social pourraient se trouver valorisés dans les entreprises en temps de crise. Le changement de paradigme en ce qui concerne la notion de réussite professionnelle tendrait également vers plus de collectif, et moins d’individualisme. « Se réunir est un début, rester ensemble est un progrès, travailler ensemble est la réussite », disait déjà Henry Ford. Toutefois, penser que seuls ces profils tireront leur épingle du jeu, et que la compétitivité n’existe plus est illusoire. Reste plus qu’à espérer qu’un usage pertinent des outils collaboratifs en télétravail permettra de prendre conscience avec plus d’acuité encore du pouvoir de l’intelligence collective et de ses bienfaits, pour la santé des entreprises, comme des salariés.

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