Dans le monde pro, la naïveté n'est pas un vilain défaut !

Jan 13, 2022

6 mins

Dans le monde pro, la naïveté n'est pas un vilain défaut !
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Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

Attribut des simplets, caractérisé par un manque de clairvoyance et une forte tendance à se faire avoir… et si la naïveté était en fait tout le contraire de ce que l’on a coutume de penser ? Dans l’environnement hyper rationalisé du travail, existe-t-il une place pour exprimer cette part d’enfance que nous avons tous plus ou moins conservée intacte ? On fait le point avec Franck Martin, auteur du livre Les super-pouvoirs de l’innocence : comment retrouver la part de génie de notre enfance (Eyrolles, 2018).

La naïveté, un prolongement de l’innocence enfantine

La naïveté, une qualité plutôt qu’une tare ? Tout d’abord, il convient de définir ce que nous entendons par naïveté. Souvent perçue comme un excès de crédulité, l’apanage des nigauds, elle se rattache également à une forme de pureté originelle qui puise sa source dans la petite enfance et l’innocence. À cette période de la vie, encore protégés des conventions sociales et des préjugés, nous sommes des êtres curieux, spontanés et confiants. « C’est en général vers 4-5 ans que remontent nos souvenirs les plus lointains, avance Franck Martin. Avant cela, nous n’avions pas les mots pour codifier notre expérience. En fait, on perd notre innocence le jour où nous touchons à l’art et à la connaissance pour nous adapter au monde. » Dans notre apprentissage, nous acquérons alors des mécanismes de pensée, qui, suivant la loi de la variété requise établie par le psychiatre William Ross Ashby, nous amènent à former des liens de cause à effet entre ce que l’on veut, l’action que l’on met en place et ce que l’on obtient. En découlent la perte de l’innocence et le début de l’âge de raison.

Selon le curseur que l’on choisit, la naïveté peut aussi être synonyme d’inexpérience. En cela, elle nous concerne tous, nous qui avons été à un moment de nos carrières professionnelles, des débutants. En témoigne le bizutage répandu et décliné selon les secteurs, fait à l’apprenti, au stagiaire et qui consiste à demander à ce dernier d’aller chercher un objet qui n’existe pas en jouant sur son manque de connaissances : « Va donc me chercher le marteau à bomber le verre ! » Le monde du travail régi par l’ultra-rationalité, entre attentes de résultats, objectifs et autres deadlines nous désillusionne lui aussi en un tour de main. Pour autant, peut-on survivre dans cet environnement lorsqu’on est quelqu’un de naïf ?

Le risque d’être pris pour la bonne poire de service

Nous avons rencontré Pierre, jeune actif de 29 ans dans le secteur de la restauration qui assume volontiers sa part de naïveté, tantôt consciente, tantôt subie. « Pour ma part, je crois assez facilement à tout ce que les gens disent. Je ne sais pas si ça se soigne entre guillemets, ce n’est pas forcément un gros défaut. Mais au travail c’est assez compliqué je trouve. » Le jeune homme se souvient par exemple s’être fait avoir lors de son premier boulot en Angleterre. Alors qu’il avait reçu des informations intéressantes sur le contrat de travail, les horaires et les conditions de logement lors d’un entretien collectif, une fois sur place, il a été confronté à une autre réalité. On lui a proposé un contrat différent et il a dû gérer le fait de ne pas avoir de chambre attribuée. « J’ai été très naïf sur ce coup en accordant une confiance aveugle à l’employeur et au final ça c’est mal passé, je suis parti en plein service. »

Pour ne plus se laisser manger la laine sur le dos, Pierre est désormais plus vigilant avant de s’engager dans une structure et n’hésite pas à poser de nombreuses questions en entretien. « Je pars du principe qu’on peut défendre des valeurs de naïveté, d’ouverture et d’humilité dans un monde de requins. Mais il faut se fixer un cadre. Par exemple, si je choisis de faire confiance parce que c’est mon caractère, je sais qu’il y a un risque de me faire avoir et je le prends en considération. »

Les super-pouvoirs de la naïveté

Et il n’a pas tort puisque la naïveté pourrait bien être indispensable à la vie en société et constituer une qualité majeure au travail. Pour le philosophe Michel Lacroix un « esprit de naïveté » ne peut être un vilain défaut, bien au contraire. Cette naïveté d’adulte contient pour lui du réalisme et de la perspicacité. « En l’étouffant, nous nous privons de qualités essentielles au bien-vivre : la confiance, l’émerveillement, la disponibilité, l’enthousiasme. Elle est le levain de notre vie sociale. » Toute la difficulté réside en l’art de savoir doser la part de naïveté que l’on doit introduire dans sa vie pour qu’elle soit riche et créative. Elle peut se cultiver en préservant sa capacité d’admiration, à s’émouvoir devant une œuvre d’art, ou encore en gardant sa part d’idéalisme.

La capacité à s’émerveiller

Débarquer dans un nouvel environnement sans en connaître les rouages pique au vif les personnes naïves dont le besoin d’apprendre ne tarit pas. Elles peuvent plus qu’une autre, développer un esprit d’éternel débutant, toujours en quête de compréhension. « Les enfants s’émerveillent et s’enthousiasment une centaine de fois par heure. Ils découvrent de nouvelles choses en permanence. En tant qu’adulte, on s’émerveille une à deux fois par an. Garder cet esprit de fraîcheur face au quotidien permet d’être plus créatif et plus heureux », approuve Franck Martin.

De la confiance à l’engagement

Toute entreprise humaine collective nécessite une dose de croyance ou d’adhésion au projet : états, entreprises, ces concepts abstraits ne pourraient exister sans cela. C’est un peu comme lorsqu’au cinéma le spectateur accepte de mettre de côté son scepticisme devant une œuvre de fiction, les naïfs font preuve d’une sorte de suspension consentie d’incrédulité permanente indispensable au développement de notre société.

Questionner son environnement

Ce n’est pas anodin si Voltaire a choisi pour personnage principal de son conte philosophique l’Ingénu, un Huron (membre d’un peuple amérindien, ndlr) fraîchement débarqué en France et qui brille par sa candeur. Sur toile de guerres de religion, le personnage s’indigne des injustices qui ont court dans le royaume et parvient même à remettre en question les convictions religieuses de tiers. Avec un œil extérieur, il replace de fait le bon sens au cœur des enjeux. C’est cet état d’esprit des personnes naïves qui peut, dans la sphère professionnelle, être mis au service d’une amélioration des process internes.

L’honnêteté

Ce qui caractérise aussi la naïveté, c’est son absence de filtre, sa spontanéité. On dit ce que l’on pense ouvertement à la manière d’un enfant qui n’arrêterait pas de demander « pourquoi ? » Une personne naïve n’hésitera pas à dire à haute voix ce qui la turlupine ou l’intrigue. Mais si la probité est sans doute une des qualités principales rattachées à la naïveté, Pierre ne se prive pas d’en jouer à l’occasion. Il sort alors sa phrase joker : « Ah bon ? Je ne savais pas », pour acheter sa tranquillité. « Mon employeur me considère comme naïf ? Tant mieux, je peux aussi jouer de ce trait de caractère. Et d’un coup, on se montre moins exigeant avec moi. Comme je parais plus jeune que mon âge, ça passe facilement. En fait, ce sont eux qui sont naïfs ! »

Plus factuel et plus heureux

Un des mécanismes de pensée rationnelle que nous avons tendance à développer en grandissant est le syllogisme. Si cela évoque étrangement votre cours de philosophie de terminale, c’est qu’un exemple bien connu l’illustre : tous les hommes sont mortels, Socrate est mortel, donc Socrate est un homme. S’il peut être réel et de bon sens, le syllogisme est aussi un instrument de torture qui nous fait ruminer des pensées compulsives pas forcéments factuelles. Nous interprétons et faisons des liens de cause à effet qui n’existent pas, par généralisation de notre pensée. Au contraire du naïf. « Par exemple, si mon patron a l’habitude de m’offrir un café tous les matins et qu’il ne le fait pas un jour, je vais me dire qu’il a un truc contre moi, qu’il n’est pas content ou pire, qu’il veut me virer. L’enfant, le naïf, est factuel. Il ne juge pas, ne compare pas, ne généralise pas. Il vit dans l’instant présent, ce qui lui permet également d’évacuer les angoisses liées aux choses passées ou aux projections de l’avenir », explique notre expert.

L’humilité

« L’humilité que l’on caractérise par la capacité à faire des choses sérieusement sans se prendre au sérieux va de pair avec la naïveté », pose Franck Martin. De l’huile pour rouages sociaux en somme. « Je suis clairement plus dans la collaboration et pas du tout dans la compétition. Pour moi le travail se fait en équipe et on doit tous se faire confiance », confirme Pierre.

S’assurer d’être dans un environnement adéquat

En entreprise, la naïveté ne serait pas une faiblesse, si elle n’était pas perçue comme une faille à exploiter. Selon Franck Martin, il est néanmoins tout à fait possible de développer cette singularité au sein d’une entreprise qui pratique le « management contenant », ou tout simplement dans une entreprise qui nous permet d’évoluer dans un cadre sécurisant, tant au niveau financier que psychologique : « Une entreprise qui nous donne du sens avec un grand S, une vision et la possibilité d’être autonome, de pouvoir s’affirmer », appuie Franck Martin. Dans ces conditions, on peut ainsi donner le meilleur de soi-même. Il faut également s’assurer - et c’est le point le plus important - qu’on est bien dans une relation de proximité et de confiance : entre collègues et au niveau hiérarchique. Y a-t-il une bonne communication au niveau des orientations stratégiques de la boîte ? Faites-vous la course à l’échalote avec vos rivaux… vos collègues ? Une entreprise qui favorise le co-développement vous permettra sans doute d’exprimer toute votre créativité et votre potentiel, que ce soit en pratiquant des réunions de brainstorming ou en permettant de réinterroger les acquis pour améliorer les process de la boîte. Autant d’éléments qui suggèrent que vous preniez du plaisir dans ce que vous faites.

Alors la naïveté, est-elle un vilain défaut ? Tout est une question de dosage. Garder une part d’innocence et d’émerveillement même dans notre société rationnelle c’est possible et sans doute souhaitable, à condition d’évoluer dans un environnement propice.

Photo par Thomas Decamps, édité par Romane Ganneval

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