Bitcher au travail, vecteur de cohésion ou de mauvaise humeur ?

Nov 19, 2019

5 mins

 Bitcher au travail, vecteur de cohésion ou de mauvaise humeur ?
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Marlène Moreira

Journaliste indépendante.

Certaines choses sont inévitables dans une vie professionnelle : l’e-mail auquel on oublie la pièce-jointe, les blagues vaseuses de votre voisin d’open-space et le bitchage à la machine à café. Que l’on aime son travail ou pas, difficile de ne pas commenter l’ambiance, les clients, les bureaux, les collègues, les salaires, le/la boss, etc. Tiraillé entre la voix de votre mère qui vous dit que « critiquer c’est grossier » et l’adage populaire « les absents ont toujours tort », difficile de résister. Mais à quel moment nous passons de “small talk à la machine à café” à “cour de récré” ? Et si bitcher avait aussi ses vertus ?

Nos ancêtres les commères

« Tu ne vas jamais le croire, il paraît que Pierre de la grotte d’en face a volé un morceau de mammouth à la femme du chef ! »

Dans Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Yuval Noah Harari explique que l’une des théories les plus probables pour expliquer la naissance du langage est le besoin de partager des informations sur le monde et sur ses congénères. Les commérages, nécessaires à l’équilibre de la société et à la coopération à grande échelle, expliqueraient comment l’homo sapiens a pu dominer la planète. « Avec des informations fiables sur les personnes de confiance, les petites bandes ont pu former des bandes plus grandes, et Sapiens a pu élaborer des formes de coopération plus resserrées et plus fines », explique l’auteur.

L’origine des commérages est également, en partie, liée à sa capacité à expliciter les normes d’un groupe, à faire comprendre ce qui est bien et ce qui est mal. Les anthropologues expliquent que tout au long de l’histoire humaine, les commérages ont non seulement été un moyen de créer des liens mais aussi d’isoler les personnes qui ne sont pas en phase avec le groupe. Écouter deux collègues cancaner sur un troisième trop ambitieux ou les entendre se plaindre d’une ambiance trop détendue dans le service d’à-côté vous en dira plus sur les valeurs de votre entreprise que la page “Nos valeurs” de l’intranet.

Jacasser, le ciment de l’amitié au boulot ?

Avant tout, râler sur son travail et jaser sur ses collègues est une activité sociale. Une manière de créer du lien avec les autres. Si l’information est le pouvoir, la partager avec les autres est une preuve de confiance particulièrement importante dans les organisations. « Il est vrai que les commérages peuvent parfois augmenter le niveau de peur dans une entreprise, mais les recherches montrent que cela fait généralement l’inverse. En partageant des potins, vous établissez un lien personnel qui vous procure un soutien social et émotionnel », ajoute Joe Labianca, professeur en management à l’Université du Kentucky.

Discuter avec votre office-buddy sur la difficulté de travailler avec votre boss, évoquer votre irritation extrême suite à l’annonce des promotions de l’année ou rigoler en secret des TOC de votre collègue crée un sentiment de connexion avec toutes les personnes qui partagent votre avis. Ceux-ci vous traiteront de façon plus amicale. Car c’est une constante du comportement humain que de favoriser les membres de votre propre groupe - ceux qui pensent comme vous - par rapport aux autres. Bref, faire la “langue de p*te, ça rapproche !

Une soupape de décompression

Personne ne s’en vante, mais tout le monde le fait. Extérioriser son agacement sur son travail ou face au comportement d’un collègue est une manière de vous aider à supporter les irritants du quotidien. Dans les métiers particulièrement difficiles, c’est même absolument nécessaire. « Les commérages sont une manière de constituer en collectif face à la dure réalité du travail, mais aussi de susciter une forme de partage permettant la cohésion d’équipe et l’amélioration de la qualité du travail. La plainte soulage. “Bitcher” entre collègues est une stratégie de défense collective qui permet de tenir dans les situations les plus rudes », partage Caroline Dumas, psychologue du travail. Cette dernière a eu l’occasion d’étudier des travaux réalisés sur des groupes d’infirmières en hôpital et remarqué comment une certaine forme de commérage sur les patients, les collègues ou l’administration - qui pourrait sembler crue et dure de l’extérieur - est simplement le moyen de tenir face à des conditions de travail difficiles.

User et abuser des commérages est également une manière de se rassurer dans les situations d’incertitude. Face à une hiérarchie qui filtre les informations, dans une situation de crise, de tension ou de mutation, c’est un moyen de se rassurer et d’obtenir des informations de manière détournée. « Les recherches montrent que cela réduit souvent l’anxiété des individus et les aide à faire face au doute et à l’obscurité des organisations. », explique Joe Labianca.

Mais la réduction du temps de travail et le développement de certaines formes de management qui prônent l’efficacité ou la bienveillance à l’extrême compriment le temps dédié aux commérages. Caroline Dumas insiste pourtant sur la nécessité de trouver ces temps d’échanges pour partager ses frustrations : « Sur le terrain, on remarque que la suppression des interstices - ces espaces de paroles informelles qui ont lieu sur le temps de travail et sont particulièrement propices aux commérages et aux échanges au sujet du quotidien professionnel - empêche les salariés de partager leurs frustrations et les conduit à intérioriser leur mal-être ou à trouver d’autres formes d’expressions parfois plus nocives. » Le bitchage est une protection, il permet d’évacuer les tensions. Et quand ces interstices n’existent plus au travail, on ramène bien souvent ses frustrations à la maison.

La ligne rouge : quand est-ce que cela va trop loin ?

Si se plaindre et médire est théoriquement un mécanisme de défense ou de création de lien social, c’est une pratique qui présente aussi des risques. « Parfois, lorsque le collectif n’existe plus, ces formes d’expression se transforment alors en stratégies défensives individuelles qu’utilisent certaines personnes qui doivent faire face seules à certains effets délétères du travail. Ces stratégies peuvent aller jusqu’à la banalisation du mal et permettent, entre autres, d’asseoir une forme de pouvoir, dans tous les cas de lutter contre la peur », explique Caroline Dumas. Le risque est alors de blesser les sentiments des autres et d’influer négativement sur l’ambiance générale.

À un niveau personnel, cela peut aussi ternir votre propre réputation. Critiquer de manière démesurée ou en décalage avec les normes du groupe peut affecter l’image que les autres ont de vous.

Dans l’excès, calomnier est aussi nocif pour votre propre santé mentale. Selon une étude publiée dans le Journal of Applied Psychology, se plaindre de son travail nécessite beaucoup d’énergie : « Un tel état de vigilance constant épuise », écrivent les auteurs de l’étude. Les chercheurs révèlent que les personnes qui passent plus de temps à critiquer leur travail se sentent plus déconcentrés et désengagés que celles qui suggèrent des moyens d’améliorer la situation.

Je bitche, tu bitches, il bitche, nous bitchons tous (ou presque). Que feu Jean d’Ormesson nous pardonne, mais ce néologisme fait partie de notre quotidien. Parce que l’on passe beaucoup de temps au travail et avec ses collègues, cela devient nécessairement un sujet de conversation. Mais trêve de culpabilité, le bitchage c’est comme le chocolat, à petite dose c’est bon pour la santé. En excès, cela peut faire des dégâts.

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Photo by WTTJ