Balance Ta Startup : le management toxique touche-t-il plus les startups ?

Jan 28, 2021

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Balance Ta Startup : le management toxique touche-t-il plus les startups ?
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Laetitia VitaudLab expert

Future of work author and speaker

Depuis plusieurs semaines, le compte Instagram #balancetastartup fait des vagues dans l’écosystème des startups françaises. Sorte de #metoo des employé·e·s de startups, ce « compte dédié à la libération de la parole de l’écosystème start-up » a gagné des dizaines de milliers d’abonnées en seulement quelques jours. La punchline du compte dit : « Parce que le baby-foot, c’est cool, mais le droit du travail, c’est encore mieux ».

Ce déballage anonyme des pratiques douteuses de multiples startups (parmi celles déjà épinglées, on peut citer Chefin, Qapa, Side, Meero, Lydia, Swile, Doctolib, ou encore Lou Yetu) inspire une certaine terreur dans le milieu (« À qui le tour ? » se demande-t-on). Le phénomène confirme aussi une chose : la marque employeur n’appartient plus à l’entreprise.

À l’âge de #balancetastartup, de Glassdoor et des réseaux sociaux, les lanceurs / lanceuses d’alerte et salarié·e·s mécontent·e·s peuvent abîmer une marque avec une viralité toute covidienne. Par ailleurs, il devient de plus en plus difficile de distinguer la marque employeur de la marque utilisateur car l’une influence l’autre de manière croissante.

Comme avec #metoo, on s’inquiète de ce tribunal populaire qui fait fi des institutions et dénonce de manière anonyme. Dénonciations ou calomnies, ces paroles pourraient être manipulées par des concurrents (d’autres startups ou grands groupes « disruptés ») bien contents d’étriper un rival devenu gênant.

Mais parfois, ces prises de parole en ligne sont la seule manière de faire bouger les choses. Il y a quelques années, un article de blog écrit par une ancienne salariée d’Uber (Susan Fowler) dénonçait par le menu la culture sexiste qui caractérisait alors le management chez Uber. Le récit de son année dans l’entreprise avait provoqué un séisme, ayant indirectement abouti au remplacement de nombreux managers (jusqu’au CEO Travis Kalanick), et probablement transformé le management et la culture pour le mieux. Pour Fowler, les voies formelles (parler aux responsables des ressources humaines) n’avaient servi à rien (on ne l’a pas écoutée).

Le mouvement Balance Ta Startup (#balancetastartup) sert-il d’autres intérêts que ceux des employé·e·s qui y expriment la maltraitance qu’ils / elles ont subie dans leur startup ? Ou bien ce compte est-il une illustration de plus du fait que, décidément, la « startup nation » est pleine de promesses mensongères ? Le management toxique est-il réellement plus courant en startup qu’ailleurs ? Cela n’est pas sûr. Voici mon analyse en 4 points.

1. Il ne faut pas confondre le nombre de plaintes et le nombre de crimes.

Dans un pays donné, les statistiques sur les violences, et notamment celles sur les viols, sont toujours à prendre avec des pincettes. Ainsi, l’augmentation du nombre de dépôts de plaintes pour viol n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Pourquoi ? Parce que cela peut signifier que les victimes osent davantage porter plainte (la majorité des viols ne donne pas lieu à une plainte), que leur parole se libère et que la confiance dans les institutions augmente (n’oublions pas que 9 viols sur 10 n’aboutissent à aucune condamnation, ce qui n’inspire pas franchement confiance dans les institutions).

La comparaison présente des limites, mais l’idée, c’est que le fait que la parole se libère peut être vu comme positif en soi. Mais cela ne dit rien de la taille et de la nature de l’iceberg de l’omerta qui existe par ailleurs (toutes les pratiques horribles qui ne font l’objet d’aucune dénonciation). En l’occurrence, il semblerait qu’on parle relativement plus facilement du management toxique en startup que dans les autres milieux, soit parce que la parole y est relativement plus libre dans cet écosystème, soit parce que les victimes qui travaillent en startup sont plus connectées sur les réseaux sociaux, soit encore parce que les médias se font plus facilement le relais des histoires de management toxique en startup parce que cela ne froisse pas leurs (gros) annonceurs.

Il est donc difficile de savoir s’il y a vraiment plus d’histoires de harcèlement et de management toxique dans ces entreprises de petite taille, à l’espérance de vie courte et en recherche d’un modèle d’affaires, ou bien si c’est seulement qu’on en entend plus parler. En statistiques, on parle du « biais du survivant » quand on tire des conclusions trop hâtives à partir d’un jeu de données incomplet.

Certains milieux sont réputés cultiver une grande omerta sur la maltraitance des travailleurs / travailleuses : le milieu associatif « engagé », ou la fonction publique où l’expression du mécontentement prend plus souvent la forme d’une grève que de posts Instagram (et où le concept même de « management » est souvent nié), ou encore le milieu culturel et artistique où, pour avoir la chance de travailler dans un milieu plein de paillettes, il faut savoir supporter un management toxique. Quant aux grands groupes, il est plus souvent question dans les médias des plans de licenciement que des histoires singulières…

Le management toxique ne se trouve évidemment pas que dans les startups. Pourtant, il y a bien quelques particularités qui font que ce milieu est effectivement touché par le problème.

2. Le manque de diversité dans les startups numériques est un facteur défavorable.

Il faut bien reconnaître que les entreprises numériques font peu de place aux femmes ou aux minorités. Il ne s’agit pas de dire que les hommes sont plus mauvais managers que les femmes, mais plutôt que l’absence de mixité est souvent un facteur propice à la toxicité. Par exemple, le sexisme et le harcèlement sont également fréquents dans le monde de la finance où le pouvoir est très majoritairement dans les mains des hommes. L’entre-soi et la fermeture sont toujours un facteur aggravant.

En France, moins de 10% des dirigeant·e·s de startups numériques sont des femmes. Alors que les femmes représentent 48% des salarié.e.s tous secteurs confondus, elles ne représentent que 28% des salarié.e.s dans le numérique (tous métiers confondus) et 16% des salarié.e.s dans la Tech (dans les métiers Tech comme développeurs, data scientists, etc.), selon le cabinet de recrutement Urban Linker.

Là où la diversité est faible, la rétention des personnes en situation de « minorité » est très souvent basse. La rétention des femmes ingénieures dans les entreprises de la Silicon Valley est mauvaise : le turnover des employées est deux fois plus important que celui de leurs homologues masculins. Découragées par l’ambiance sexiste, les blagues graveleuses, les humiliations et le harcèlement, les femmes jettent l’éponge assez vite, sans que les dirigeant·e·s ne sachent toujours pourquoi elles partent. Parfois, c’est seulement parce qu’elles ne se sentent pas prises au sérieux ou ont l’impression d’être constamment évaluées sur leur personnalité plutôt que sur leur travail.

Évidemment, ce n’est pas parce que tous les fondateurs d’une startup sont des hommes que le management sera forcément toxique, mais statistiquement, cela n’est pas un élément favorable. D’après le rapport « State of Startups 2018 », 59,9% des femmes dans la Tech déclarent avoir déjà fait l’expérience de harcèlement sexuel au travail, ou connaître quelqu’un qui en a déjà fait l’expérience. Le harcèlement sexuel n’est pas la seule forme de management toxique. Mais là où on harcèle sexuellement, souvent, on harcèle tout court.

Du point de vue de la sociologie, les fondateurs de startups ne sont pas issus des milieux les plus divers. « La bourgeoisie française a rattrapé la transition numérique » titrait cet article il y a quelques années. Or justement, dans le mouvement Balance Ta Startup (#balancetastartup), on accuse souvent ces jeunes fondateurs (masculins) issus d’HEC et d’un monde de privilèges de manquer franchement d’empathie et de faire preuve d’arrogance.

3. Les salarié·e·s ont des attentes plus fortes vis-à-vis des startups que des grands groupes.

Si l’on regarde le bonheur comme la différence entre la réalité et les attentes, alors il faut s’intéresser autant aux attentes qu’à la réalité. À réalité constante (management toxique constant), on est plus malheureux / malheureuse là où on attendait autre chose. Or les startups ont créé beaucoup d’attentes chez les candidat·e·s et les salarié·e·s. Par exemple, les discours sur l’autonomie au travail ( « chez nous, il n’y a pas de manager », « les salarié·e·s sont des owners », etc.) créent des attentes sur les conditions de travail qui sont souvent déçues par une réalité somme toute pas très différente de ce qu’on trouve ailleurs.

Dire que le management n’est « pas pire qu’ailleurs » n’est donc pas un argument très convaincant, car s’il est « pareil », il est en fait pire s’il s’accompagne d’un mensonge.

L’impression qu’il y a mensonge ou hypocrisie sur la nature du management engendre un ressentiment dont Balance Ta Startup se fait l’écho. On en trouve des traces dans toutes les critiques adressées au monde des startups. Par exemple, l’image du baby-foot en est venue à incarner la critique de l’hypocrisie managériale et du décalage entre la réalité et les attentes (pourtant, en réalité, il n’y a pas tant de startups qui ont un baby-foot dans leurs locaux…). Le mensonge est sans conteste un élément essentiel du mal-être, comme l’avait si bien montré David Graeber dans son livre sur les « bullshit jobs » : « Non seulement les emplois à la con n’ont aucune mission valable, mais ils impliquent en plus un degré d’hypocrisie (mensonge) difficile à supporter. »

Dire que le management n’est « pas pire qu’ailleurs » n’est donc pas un argument très convaincant, car s’il est « pareil », il est en fait pire s’il s’accompagne d’un mensonge. Il en va de même à propos de la « mission ». Les discours en startup ont tendance à faire passer toute activité économique pour humanitaire ou révolutionnaire, et affirmer que les rejoindre, c’est « changer le monde ». Tout esprit critique est malvenu au point qu’on se croirait parfois intégrer une secte.

Au service d’une « mission », il est toujours plus malvenu d’émettre des critiques, car l’individu est censé s’effacer derrière cette mission plus grande que lui / elle. Même quand la mission ne concerne que la conquête d’un marché, l’expression d’une critique peut être taxée de « manque d’ambition ». C’est le même phénomène que l’on observe dans les métiers dits « à vocation » (on n’est pas censé se plaindre des conditions d’exercice de son travail si son travail sert l’intérêt général), et dans le « milieu engagé ». Comme l’explique Pascale-Dominique Russo dans un livre sur le sujet, le management toxique est endémique dans ce milieu.

Tout cela revient finalement à dire qu’il y a sans doute moins d’attentes vis-à-vis des grands groupes, en particulier dans tous les secteurs les moins « sexy » de l’économie. Il n’y a sans doute pas beaucoup de candidat·e·s qui rêvent d’un surcroît d’autonomie ou d’une grande « mission » quand ils / elles rejoignent une grande banque ou un grand groupe industriel. D’ailleurs, parfois ils / elles découvrent une réalité et une « mission » d’autant plus positives qu’elles ne s’accompagnent pas d’autant de fanfare.

A lire aussi : Balance Ton Agency : la fin du management toxique dans les agences ?

4. Le droit du travail n’est pas un sujet central dans une entreprise en « hypercroissance »

Il y a dix ans, l’entrepreneur américain Steve Blank donnait la définition suivante d’une startup : il s’agit d’une « entité temporaire en quête d’un modèle d’affaires réplicable, profitable et à rendement d’échelle croissant. » C’est aussi une entreprise qui a plus de chances de mourir que de survivre, où, pendant les premières années, la recherche du modèle qui va en assurer la survie et la prospérité occupe totalement l’esprit de ses fondateurs / fondatrices.

Souvent, ces fondateurs / fondatrices se préoccupent d’autant moins de droit du travail et de sujets de management que l’équipe est petite, et composée de personnes dévouées corps et âme à la recherche d’un modèle pérenne pour l’entreprise. Les fondateurs / fondatrices des débuts ne sont pas des employé·e·s et ils / elles ont l’habitude de rythmes de travail importants. À l’image des fondateurs / fondatrices, les premiers / premières salarié·e·s se comportent souvent comme eux/elles (ils/elles ont parfois des parts dans l’entreprise).

Cette petite équipe du début, passionnée et acharnée, n’a que faire des principes du management. Et pourquoi connaître le droit du travail quand on est 10 personnes et que l’entreprise n’a qu’une faible chance de survie ? Certaines institutions qui existent dans les grandes entreprises ne concernent pas les toutes petites : pas de comité social et économique, ni de présence syndicale, ni de représentant du personnel, par exemple. Culturellement, l’univers des startups est peu familier de l’histoire syndicale, voire y est hostile.

Quand elles ont la chance de connaître le succès — il s’agit donc d’une petite minorité des startups —, elles font alors face à l’hypercroissance et rencontrent ce « problème de riche » de devoir tout d’un coup apprendre le management, le droit du travail et toutes les obligations qui s’imposent aux employeurs de plus grande taille. Il faut alors recruter, séduire, manager, promouvoir très vite, alors qu’on ne sait pas encore le faire. Tout s’accélère : les éventuels petits problèmes culturels du début s’amplifient et peuvent prendre des proportions énormes.

Et l’hypercroissance n’est pas sans causer des frustrations aux salarié·e·s des premières heures. Habitué·e·s à faire un peu tout dans une petite entreprise, ils / elles voient soudain arriver des nouveaux / nouvelles managers. En « structurant » l’entreprise, on leur retire des prérogatives. Ils / elles se sentent parfois dévalorisé·e·s ou bien trouvent soudain le travail beaucoup moins stimulant qu’avant.

S’affrontent alors deux types de profils : les employé·e·s « zero-to-one » créatifs / créatives et autonomes de la phase de recherche de modèle contre les employé·e·s « one-to-infinity » de la phase de croissance. C’est le moment où celles / ceux du début voient d’un mauvais œil arriver des consultant·e·s formé·e·s à McKinsey ou au BCG, plus seniors et dont la culture et les compétences sont différentes.

Pendant l’hypercroissance, la hiérarchie et le management sont instables, en changement permanent. Des cultures différentes s’affrontent et se querellent. L’incertitude (collective) sur la survie de l’entreprise est remplacée par l’incertitude (individuelle) quant à la survie de son poste ou de son autonomie au travail.

Et quand on avance à très grande vitesse, on fait souvent des dégâts humains, même quand il y a toute la meilleure volonté du monde de la part des fondateurs / fondatrices. Forcé·e·s de recruter très vite, les recruteurs / recruteuses en startup ne sont pas toujours assez regardant sur les soft skills des personnes recrutées. Pire, ils / elles peuvent se laisser séduire par les profils de rock stars parmi lesquelles on trouve les « sales cons » qui causeront les dégâts de management.

Et puis, quand on survalorise « l’ambition », mais qu’il n’y a que des hommes (ou presque que des hommes) pour définir ce à quoi ressemble l’ambition et les formes qu’elle peut prendre, on a tendance à valoriser des profils que beaucoup jugent arrogants. En somme, l’hypercroissance associée à une faible diversité des fondateurs/fondatrices, c’est l’une des recettes du management toxique.

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