Sujets de société : les entreprises doivent-elles prendre position ?

Sep 13, 2021

6 mins

Sujets de société : les entreprises doivent-elles prendre position ?
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Joanna York

Journalist

Les salarié·e·s sont de plus en plus nombreux à attendre de leur employeur une prise de position sur des sujets politiques et de société. La question du quand et comment se pose cependant. Jusqu’où les salarié·e·s peuvent-ils espérer être soutenu·e·s dans la défense de leur cause par l’entreprise qui les emploie ? Une simple prise de parole de ces dernières suffit-elle ? Ou doivent-elles aller plus loin et poser des actes ?

Été 2020 : le mouvement Black Lives Matter se propage dans le monde entier. On en parle et on argumente dans les journaux télévisés, en famille, entre amis… et parfois même au bureau. Liam Williams (1), lui, va plus loin. Un jour, ce salarié demande à son employeur de prendre publiquement position en faveur de la cause. « J’ai dû prendre mon courage à deux mains, concède-t-il. Je ne savais pas comment ma requête allait être accueillie. » Il faut dire que la personne avec qui Liam partage sa vie est noire. « Je me suis toujours intéressé au militantisme de manière générale, mais là j’étais même prêt à m’engager dans un conflit. » Il s’adresse alors directement à la direction générale de son entreprise… et apprend plus tard que sa demande a été rejetée par le Comité de direction. Il ne reçoit aucune explication, aucune justification. Ne sachant quelle posture adopter, Liam se tourne vers Twitter et pose la question : « Quelles sont les prochaines étapes ? »

Liam Williams n’est pas le seul à user de sa voix - sur Twitter ou ailleurs - pour appeler à l’action son employeur. Et ces derniers en prennent conscience. Selon un rapport du cabinet Herbert Smith, les entreprises sont ainsi 80 % à penser que les prises de position militantes vont augmenter dans leurs équipes au cours des trois ans à venir. Et 95 % s’attendent à ce que davantage de leurs salariés se servent des réseaux sociaux pour faire passer leur message.

Alison Taylor est directrice exécutive chez Ethical Systems, qui propose des formations pour accompagner les sociétés dans l’amélioration de leur culture d’entreprise. Pour elle, les manifestations de 2020 portées par le mouvement Black Lives Matter ont marqué un tournant dans la prise de position des entreprises sur les sujets de société. « Avant, elles étaient plus que frileuses sur la question, explique-t-elle au sujet des précédentes manifestations et émeutes raciales aux États-Unis. Tout cela leur paraissait trop délétère, trop controversé et risqué. Alors qu’en 2020, face au phénomène Black Lives Matter, elles ont fait du zèle, multiplié les déclarations, en tenant à montrer qu’elles agissaient en faveur de la cause. »

Un zèle au résultat souvent mitigé, les entreprises s’étant contentées de se tourner en masse vers les réseaux sociaux. « Les gens ont été nombreux à dire qu’afficher un carré noir sur Instagram ne suffit pas, détaille Alison Taylor. Les entreprises se font épingler quand elles pensent devoir faire quelque chose. Leurs salariés, comme le grand public, dénoncent alors une certaine hypocrisie – et ce à juste titre. » En d’autres termes, se contenter d’une annonce publique n’est généralement pas assez. Les salariés exigent aussi des actes signifiants.

Quand l’entreprise dévoile son vrai visage

Cette année, Katy Walton, directrice de la communication chez BJS Haulage, acteur britannique du transport de marchandises, a demandé à l’entreprise de soutenir publiquement la Gay Pride, un geste au-delà de la simple symbolique. « L’industrie de la logistique n’est pas un modèle en matière de diversité. J’ai pensé que nous pourrions apporter notre pierre à l’édifice, en bousculant une certaine vision des choses, en sensibilisant les esprits » explique Katy. Son responsable accepte de repeindre une partie des véhicules aux couleurs de l’arc-en-ciel, de « diffuser un message de diversité et d’inclusion, littéralement, par le biais de nos poids lourds. »

L’accord de son supérieur n’a pas beaucoup surpris Katy. BJS Haulage doit son nom à Baba Jaswant Singh Ji, un chef religieux, et le business model de l’entreprise porte donc en lui des valeurs éthiques et spirituelles. Quelques mois auparavant, BJS Haulage avait baptisé certains de ses véhicules du nom de salariés inspirants qu’elle tenait à honorer. L’entreprise a également soutenu diverses causes, en venant par exemple en aide aux sans-abri. Travailler pour une entreprise qui a du cœur est essentiel pour Katy Walton. « Ça me donne de l’espoir. Notre monde vit de tels bouleversements en ce moment. Dans un contexte où se dégage tant de négatif, avancer aux côtés de celles et ceux qui ont envie d’agir positivement donne de la force et du souffle. »

Ce sentiment est partagé par de nombreuses personnes. Katy Taylor explique que, si les salariés appellent à davantage de mobilisation, c’est souvent car ils estiment que le travail est un lieu où un vrai changement peut se jouer. « Les gens en ont marre des gouvernements, de leurs malversations, de leur inefficacité. Cibler le monde de l’entreprise est une très bonne chose. On peut attendre plusieurs années pour pouvoir voter en politique, ou aller voir son employeur et lui mettre la pression, avec des résultats bien plus rapides à la clé. »

Les militants se font entendre

Réduire au silence ceux qui ont décidé d’élever leur voix devient de plus en plus compliqué. Megan Reitz, professeure en leadership et dialogue au sein de l’école de commerce Hult Ashridge (RU), assure que « le pouvoir a changé de mains au sein des structures, la parole a elle aussi évolué », et ce en raison de divers facteurs. Les nouvelles technologies notamment, et plus particulièrement les réseaux sociaux, offrent une tribune publique à ceux qui militent depuis leur lieu de travail. Les jeunes générations ont par ailleurs une plus grande influence dans le monde de l’entreprise. On les sent davantage prêts à être les porte-drapeaux de causes éthiques. Au cours des deux dernières années, 44 % des millennials et 49 % de la génération Z ont alignés leurs choix professionnels sur leurs valeurs personnelles, annonce la grande enquête 2021 de Deloitte consacrée à cette population.

Le monde du travail connaît une évolution structurelle et les salariés ont désormais plus de cartes en main. « Si vous travaillez dans la tech et que vos compétences sont très précieuses, on vous écoute quand vous menacez de quitter la boîte si rien ne bouge sur tel ou tel sujet, affirme Megan Reitz. Plus les entreprises cherchent à retenir leurs talents, plus les salariés concernés ont du pouvoir, et plus leurs revendications doivent déclencher des actes concrets. »

Mais parfois, la tension monte lorsque la situation mène à un bras de fer. « C’est loin d’être simple pour la direction et les managers, concède Megan Reitz. Durant des décennies, on a répété au top management et aux responsables qu’ils devaient être des experts, à la légitimité indiscutable. Mais ces questions nécessitent d’entrer sur le terrain du dialogue : les grands cadres doivent prendre part aux échanges sans avis préconçu. » Alors qu’on a non seulement appris aux dirigeants à ne surtout pas faire ça, explique Megan Reitz, mais qu’ils hésitent également à prendre position de peur d’être pointés du doigt si les choses devaient mal tourner. « Nous avons tous entendu parler de cas où des gens se sont pris les pieds dans le tapis, ont perdu leur travail pour avoir dit ce qu’il ne fallait pas dire. »

Partenaires du changement

Quand les équipes et la direction avancent main dans la main, on peut espérer de vrais résultats. En mars 2020 à Nottingham, Natasha Knowles subit une fausse couche à six semaines de grossesse. On lui donne une semaine de congés, mais cela lui semble trop peu. « Il m’arrivait, en pleine réunion, d’être submergée par mes émotions. Je n’étais plus vraiment moi-même. » La Nouvelle-Zélande vient alors d’annoncer l’instauration d’un congé payé pour les couples en cas de fausse couche. Natasha, cheffe de projet chez Hallam, une agence spécialisée dans le marketing digital, commence à se renseigner sur les droits des salarié·e·s au Royaume-Uni. « Et j’ai trouvé que nous n’avons globalement droit à rien. »

La jeune femme prend alors les devants, et propose à ses managers d’établir ensemble une politique interne. Ils acceptent, lui donnant même carte blanche pour la rédiger. L’ensemble de ses recommandations ont depuis été adoptées par l’agence. Avec Hallam, Natasha Knowles œuvre aujourd’hui pour promouvoir les droits des actifs au Royaume-Uni en cas de fausse couche. Elle insiste sur le rôle qu’a joué son entreprise dans l’action qu’elle a menée. « Cela donne plus de poids à ce qu’on entreprend à titre individuel et au message qu’on veut faire passer. Une personne seule, qui ne peut pas s’appuyer sur la structure qui l’emploie, est peu armée pour faire bouger les choses. Mais quand une entreprise pose des actes et en parle, cela incite les autres à lui emboîter le pas. L’agence s’est mobilisée autant que moi pour cette cause. »

Prendre ou céder la parole

Pour d’autres, le chemin est moins évident. Après le refus de son entreprise de soutenir publiquement le mouvement Black Lives Matter, Liam Williams s’est longtemps posé la question de poursuivre ou non son action. Il a finalement choisi d’y renoncer. « Je n’étais pas certain que cela soit la meilleure manière de mettre à profit mon énergie. La solidarité est une notion complexe… » Il avoue douter de l’impact que peuvent avoir les prises de position d’une entreprise quand « elles ne servent, in fine, que ses propres intérêts. »

Alison Taylor préférerait, elle aussi, voir les entreprises défendre déjà la démocratie, plutôt que de verser dans le militantisme. « En d’autres termes, qu’il y ait par exemple une frontière étanche entre le business et la politique ! »

Une chose est certaine : aujourd’hui, les entreprises ne tournent plus si facilement le dos aux sujets de société. Tout le monde exprime davantage son opinion en matière de politique. Entre 2009 et 2019, selon le CSIS (Center for Strategic and International Studie, Washington) les manifestations de masse ont augmenté de 11,5 % en moyenne chaque année à l’échelle mondiale. Dans un tel climat, « on ne peut pas se déclarer neutre ou apolitique, estime Megan Reitz. Les entreprises sont contraintes d’accepter qu’elles font partie de ce tout que nous créons et qu’elles ont donc leur part de responsabilité. La société ne se fait pas sans elles. »

(1) Le nom a été modifié dans un souci d’anonymat

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Photo by Thomas Decamps pour WTTJ ; Traduit de l’Anglais par Sophie Lecoq

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