D. Linhart « En télétravail, on est encore plus sujet au lien de subordination »

Mar 01, 2021

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D. Linhart « En télétravail, on est encore plus sujet au lien de subordination »
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Cécile Fournier

Journaliste indépendante

Depuis plus de quarante ans, la sociologue Danièle Linhart, chercheuse au CNRS, travaille sur l’évolution du travail et de l’emploi. Et le constat qu’elle dresse n’est pas réjouissant : généralisation de l’individualisation, montée de l’amateurisme, obsolescence de la professionnalité… Autant de leviers qui, dans les mains de mauvais dirigeants, renforceraient un lien de subordination, dénoncé dans son dernier ouvrage « L’insoutenable subordination des salariés » ( Ed. Erès, janvier 2021). Et même les nouvelles manières de travailler, accélérées par la crise liée au Covid-19, - télétravail, auto-entreprenariat… - ne trouvent pas grâce à ses yeux. La seule solution selon l’experte ? Des entreprises plus démocratiques. Explications.

Vous avez publié un ouvrage intitulé L’insoutenable subordination des salariés. Qu’entendez-vous par “lien de subordination” ?

Cela signifie que tout salarié a un devoir d’obéissance envers ses supérieurs hiérarchiques. Vous n’êtes pas en mesure de discuter les ordres, à moins qu’ils soient illégaux. Vous n’êtes pas libres de votre temps, ni même de pouvoir affirmer être compétent dans tel ou tel domaine. Vous faites ce que l’on vous demande. C’est totalement à l’opposé de la nature même de notre démocratie, dans laquelle nul n’appartient à personne.

L’entreprise n’est donc pas démocratique… Comment ce lien que vous dénoncez se met-il en place ?

Les dirigeants font en sorte que les salariés se sentent dans une incertitude permanente. Ils attaquent leur confiance en eux, inhérente aux bons professionnels, en les faisant changer continuellement de métiers, d’équipes, de départements. Sous couvert de passer pour une entreprise réactive, cela maintient en réalité le salarié dans une position d’éternel apprenti. Et un apprenti, ça obéit. C’est ce que j’appelle l’obsolescence de la professionnalité. Il n’y a plus d’experts, plus de savoirs. L’individualisation contribue également au renforcement de ce lien. En 1972, lors des Assises du Conseil national du patronat français, a été adoptée une stratégie d’atomisation des salariés. En prétendant répondre à leurs aspirations - eux qui souhaitaient plus de liberté, d’autonomie - les patrons leur ont offert une réponse individuelle. Cela voulait surtout dire casser les collectifs, sources de mouvements contestataires. Cette individualisation s’est accentuée au fil des années. On a individualisé les primes, puis les salaires, les carrières… Désormais, on n’a plus l’impression d’avoir le même destin que son voisin de bureau.

À l’heure où nous sommes de plus en plus connectés à notre travail et à nos collègues, nous nous sentons donc de plus en plus isolés ?

Oui. Et le lien de subordination que je dénonce est justement vécu personnellement du fait que le salarié est seul. Il n’a plus d’allié. Avant mai 68, ce lien était vécu davantage collectivement. Si l’un de nos collègues était tancé par le patron, tout le monde trouvait cela injuste et se mobilisait. Cela pouvait entraîner des grèves collectives, des sabotages…

À vous entendre, l’entreprise sans lien de subordination n’existe pas.

Effectivement. On le retrouve même dans des organisations que l’on pourrait croire plus vertueuses : dans les entreprises sociales et solidaires, dans les ONG, dans les coopératives ouvrières de production, et même dans les entreprises libérées.

Vous consacrez d’ailleurs à ces entreprises libérées une grande partie de votre livre. Pourquoi ?

C’est l’apogée. Le patron dit : « Je vous libère, vous, mes subordonnés, mais vous restez mes subordonnés ». C’est une exacerbation de toutes les contradictions de ce modèle de management, qui dit d’un côté “vous êtes libres, autonomes” et de l’autre vous impose des méthodes dont les modalités sont conçues par des consultants externes, auxquels on est obligé de se soumettre.

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Vous semblez mettre de côté pas mal d’évolutions ! Aujourd’hui, de nombreuses entreprises s’engagent dans la RSE, le management bienveillant, la Qualité de Vie au Travail… Ce n’est donc que du vent pour vous ?

Pour moi, tout cela reste une manière de rendre invisible la réalité de ce que sont les rapports de travail, c’est-à-dire des rapports de domination entre une petite direction - elle-même parfois soumise aux diktats des actionnaires - et les salariés. Pour opacifier tout ça, on parle bienveillance, bonheur… Oui. Mais quels que soient les termes, on conserve ce lien de subordination. C’est la direction et elle-seule qui déclare unilatéralement l’éthique de l’entreprise.

Et le télétravail ? Il nous permet de reprendre de la liberté et de l’autonomie sur nos tâches, sur nos horaires… Qu’en pensez-vous ?

Au contraire. Chez soi, on est uniquement tenu par ce lien, parce qu’il n’y en a pas d’autres. Il n’y a pas celui que vous avez d’ordinaire avec vos clients, prestataires, collègues - bien que la qualité de notre relation avec ces derniers ait décliné avec l’individualisation -. On est même reconnaissant envers l’entreprise de pouvoir nous laisser travailler à la maison, et de nous sentir ainsi protégés !

En vous lisant, on se dit que l’entreprise est un lieu de souffrance terrible… pourtant les salariés acceptent leur sort. Pourquoi ?

Déjà parce qu’il faut bien gagner sa vie. Et ensuite parce que dans le travail, on cherche une preuve de sa valeur, du fait de jouer un rôle utile pour la société. On a besoin d’être reconnus. Or c’est une sorte de quête désespérée, puisque le travail a perdu de son sens avec notamment l’obsolescence de la professionnalité.

Et avec la crise, on imagine que la peur de perdre son emploi nous lie encore davantage à notre travail ?

Certes, mais même en dehors d’un contexte économique difficile, les salariés s’accrochent avant tout car ils craignent, en cas d’échec, de voir leur image d’eux-mêmes écornée. Les travailleurs contemporains sont dans une recherche de reconnaissance. On le constate chaque jour : on se donne à fond jusqu’au jour où l’on craque. C’est alors l’effondrement narcissique, le burn out. Du fait de notre isolement, chacun intériorise ses échecs. Les humiliations sont vécues comme des défaillances, et non plus comme, avant 68, une agression dans un rapport de force. C’est une réelle remise en cause de soi.

D’ailleurs, de nombreux travailleurs affirment se libérer et “se retrouver” dans le freelancing, l’auto-entrepreneuriat… Est-ce le bon modèle pour reprendre le contrôle de nos vies ?

Pas du tout. Les gens y sont seuls et sans défense. Paradoxalement, je suis une grande défenseuse du salariat ! C’est un monde collectif où l’on trouve de la négociation, de la représentation, de la protection également. Sauf qu’aujourd’hui, il est entravé et piétiné. Il ne peut pas avancer du fait du verrou de la subordination. Les gens ont donc peur, notamment, de se syndiquer.

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Vous pensez que c’était mieux avant ?

Non. Je ne suis pas du tout nostalgique de la période dite des Trente Glorieuses ( 1945-1975). Il y avait beaucoup d’autoritarisme, de harcèlement moral et sexuel. Les conditions de travail étaient extrêmement pénibles. Je critique surtout le fait qu’après mai 68, où tout a été remis en question, le patronat a inventé un autre modèle en conservant les mêmes objectifs de rentabilité, de productivité, avec la nécessité que les salariés se fondent dans le moule.

Mais une entreprise sans rentabilité peut-elle fonctionner ?

Bien sûr que non. D’ailleurs, je ne suis pas du tout dans l’optique de dire que les patrons sont tous méchants. Pas du tout… Par contre, je déplore qu’ils soient soumis à une logique économique qui implique que le travail soit lui-même soumis aux lois de la concurrence.

En somme, vous attaquez la logique capitaliste.

Absolument. Elle est nocive : aussi bien pour le bien-être au travail, que pour la satisfaction des usagers et consommateurs, ou que pour les ressources de la planète. Et la situation empire car l’individualisation des salariés, l’atomisation de la société, empêche de combattre en groupe ce modèle.

Si ce n’est pas le capitalisme, la solution, c’est le communisme ?

Non. Ni l’un, ni l’autre. Il faut inventer un autre modèle et débattre avec l’ensemble des citoyens sur ce que doit et peut être le Travail. Et de façon urgente… Il y a trop de mal-être au travail, et les conséquences de nos modes de fonctionnement et de production sont dramatiques d’un point de vue écologique.

Quelles seraient alors les solutions selon vous ?

Il faut se débarrasser de ce lien de subordination, en réintégrant des syndicats, des associations, et remettre de la démocratie participative dans les entreprises, dans la société. Attention, je ne suis pas contre l’autorité dans l’entreprise. Il faut évidemment décider, synchroniser, organiser… mais il ne faut pas que cela soit fait de manière unilatérale par une petite direction qui prend en compte la seule rationalité économique ultra-libérale. Les choses peuvent changer si on libère les intelligences collectives.

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Photos by Thomas Decamps pour WTTJ

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