L’entreprise a-t-elle vraiment vocation à être « une grande famille » ?

May 05, 2021

6 mins

L’entreprise a-t-elle vraiment vocation à être « une grande famille » ?
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Coline de Silans

Journaliste indépendante

« Bienvenue dans la grande famille X ! » Cette phrase débordante d’enthousiasme, vous l’avez peut-être déjà entendue lorsque vous démarriez une nouvelle aventure professionnelle ou vue inscrite sur maintes et maintes offres d’emploi. En creux, ces mots, plutôt sympathiques a priori, laissaient entendre que vous alliez faire partie d’une nouvelle entité, avec ses codes et ses valeurs, à laquelle il allait falloir adhérer.

« L’esprit de famille » peut se manifester de diverses façons en entreprise : cela peut être via le comportement « maternel » que certains managers adoptent vis-à-vis de leurs salariés ; à travers la figure centrale du « père-patron » ; ou encore en instaurant une sorte d’ambiance « tribu », où tout le monde est dans le même bateau et doit se serrer les coudes. Cette culture d’entreprise a ses avantages, bien sûr, mais elle peut aussi vite mener à certaines dérives. Car après tout, l’entreprise a-t-elle vraiment vocation à être une grande famille ?

Un esprit bienveillant et de la solidarité

Toutes les familles sont différentes et instaurer un « esprit de famille » en entreprise ne signifie pas la même chose pour tout le monde. Certains managers y verront l’occasion de fédérer les salariés autour de valeurs communes, en favorisant l’esprit d’équipe et les relations informelles. D’autres le transposeront dans un rapport plus vertical, de parent à enfant.

Pour Luis, 32 ans, data scientist, l’ambiance familiale se manifeste au sein de son entreprise avant tout par une grande bienveillance. « J’ai commencé dans ma boite il y a trois mois, et tout de suite je me suis senti accueilli, intégré. Tous les jours, on me demandait comment ça allait, si j’arrivais à bosser correctement de chez moi… Les premières semaines, certains collègues ont même pris des « rdv informels » avec moi, juste pour apprendre à me connaître, et discuter. *Le boss fait très « papa ours », il fait attention à ce que tout le monde se sente bien et soit épanoui. D’une certaine manière, il veille sur nous, et il fait en sorte que cette bienveillance circule aussi entre les salariés. »

Solidarité, bienveillance, échanges informels, voici quelques-uns des traits qui peuvent caractériser l’esprit de famille en entreprise. Cette façon de manager, tant qu’elle laisse à chacun la possibilité de s’épanouir et de trouver sa place, peut s’avérer être très bénéfique pour l’entreprise. « Même si on se préoccupe beaucoup de notre bien-être, une grande autonomie nous est laissée dans notre travail, ce qui me donne envie de donner le meilleur de moi-même. Si je dois faire des heures sup’, je les fais car je suis heureux de rendre service à une entreprise en laquelle je crois. En plus, je sais que c’est toujours donnant-donnant, si je passe deux heures à aider un collègue, je sais qu’il me rendra la pareille le moment venu », explique Luis.

Instaurer une ambiance familiale en entreprise sans « étouffer » les salariés est un équilibre difficile à trouver pour les managers, mais quand il est atteint, peut conduire à nous motiver et nous fidéliser en tant que salariés. Mais encore faut-il parvenir à ne pas verser du côté « parent poule ».

Parent poule, attention aux dérives

« Le danger avec « l’esprit de famille » en entreprise c’est que les salariés soient infantilisés, explique Florence Meyer, coach et experte en transformation. Se préoccuper de savoir comment va un salarié malade, c’est bien, prendre un rendez-vous chez le médecin pour lui, c’est trop. Le manager doit vraiment veiller à ce que la limite entre sphère professionnelle et privée soit respectée. » En effet, pour que l’ambiance familiale reste saine et qu’elle profite à l’entreprise, il faut que cette dernière puisse accompagner les salariés, sans pour autant les rendre dépendants. Lorsque la figure du ou de la boss se mue en figure de parent, la relation peut vite se dégrader car le salarié n’est plus considéré comme un égal. « Le modèle familial à proprement parler n’est pas un modèle collaboratif, il s’agit plus d’une relation de dépendance : le parent sait mieux que les enfants ce qui est bon pour eux », souligne Florence Meyer.

Si ce modèle peut fonctionner sur certains types de salariés, les plus juniors notamment, qui ont parfois encore besoin d’être maternés sur certaines tâches, il ne peut être durablement viable. « À terme, le manager est censé encourager ses salariés à progresser. Or si les collaborateurs sont considérés comme des enfants, et qu’il n’y a pas possibilité pour eux de prendre des initiatives, toute progression est impossible », met en garde la coach. À un esprit de famille hiérarchisé, ne faudrait-il alors pas préférer une ambiance « tribu », où chacun est mis sur un pied d’égalité ?

To be or not to be dans la tribu

« Quand j’ai démarré dans mon ancienne boîte, l’esprit de famille était très présent, d’ailleurs on nous souhaitait véritablement la bienvenue « dans la famille » quand on démarrait, se souvient Céline, chef de projet digital. Au début, j’ai trouvé ça plaisant car le discours était très bienveillant, on me disait que je pourrais toujours compter sur mes collègues en cas de coups durs, qu’on était tous dans le même bateau… Mais très vite je me suis rendue compte qu’on attendait de moi que je mette ma vie privée entre parenthèses pour servir l’entreprise. »

L’esprit « tribu », souvent présent dans les petites structures, peut contribuer à fédérer les équipes, en donnant aux salariés un sentiment d’appartenance à un groupe. Mais quand cette relation implique de faire une croix sur sa vie personnelle et se teinte de trop d’affect, cela peut vite se muer en relation toxique.« Des événements étaient organisés très régulièrement pour nous permettre de « décompresser », mais en fait nous étions obligés d’y aller. Si un soir on était fatigués et qu’on refusait, on nous faisait comprendre qu’on trahissait la boîte, poursuit Céline. Quand il y avait des périodes de rush, on accumulait les heures sup’ car on était censés se serrer les coudes, mais derrière il n’y avait aucune reconnaissance ! On nous demandait de s’investir comme si c’était notre propre entreprise, et on masquait les heures non payées et la pression derrière un discours faussement bienveillant. »

Nier les rapports hiérarchiques pour donner l’impression aux salariés que tous sont sur un pied d’égalité et que l’entreprise ne serait rien sans eux est une pente dangereuse, qui peut vite mener au surinvestissement professionnel, ça veut sous-entend que : puisqu’on font tous partie de la même famille, il est normal qu’on s’investissent tous autant les uns que les autres, quelles que soient les différences de salaires et de postes.

Jouer sur l’affect en plaçant le salarié dans la position d’un membre de la famille peut aussi conduire à de grandes désillusions lorsque le salarié « abandonne » l’entreprise, que ce soit en échouant à atteindre ses objectifs par exemple, ou tout simplement en décidant de partir. « Le jour où j’ai décidé de demander une rupture conventionnelle, ça a été horrible, se remémore Céline. Du jour au lendemain, je suis passée du statut de petite protégée à paria. Ça a été extrêmement violent, plus personne ne me parlait, je déjeunais seule… j’avais vraiment l’impression d’être reniée ! » Ce qui ne releve alors « que» du professionnel prend des proportions démesurées, et le rejet peut être vécu d’autant plus violemment que des liens parfois très forts avaient été tissés entre collaborateurs, outrepassant la simple sphère du travail.

Des profils plus à risque ?

Tous les salariés n’adhèrent pas à cette philosophie, et les ambiances « tribu » ne font pas faites pour tout le monde. Si certains n’ont aucun mal à faire la part des choses et se détacher du groupe pour se protéger quand il le faut, d’autres se laissent happer. Damien, commercial, se souvient d’un des plus jeunes salariés de sa boîte sur lequel ce prétendu « esprit de famille » avait beaucoup d’emprise. « Notre boss était aussi la fondatrice de l’entreprise, et elle ne cessait de nous répéter que nous étions une famille, que nous devions nous serrer les coudes dans les moments difficiles… Derrière des apparences bienveillantes nous avions en réalité énormément de pression. Personnellement je n’étais pas dupe, mais l’un des jeunes, récemment embauchés s’était laissé complètement galvanisé par cette ambiance, il cravachait comme un dingue, pour montrer aux autres que malgré sa jeune expérience on pouvait compter sur lui. Il était perpétuellement en attente d’une forme de reconnaissance, qui, bien sûr, ne venait jamais.* »

Pour peu que l’on manque un peu de confiance en nous, le besoin d’être validé par le groupe peut se faire impérieux, quitte à parfois négliger notre vie privée, et notre propre bien-être. « Dans une équipe de travail, on rejoue souvent des scénarios de notre enfance car nous sommes dans une situation d’autorité », note Florence Meyer. Ainsi, de la même façon qu’un enfant voudra plaire à ses parents, un salarié qui est en manque de reconnaissance pourra alors faire des pieds et des mains pour plaire à ses collègues et à sa hiérarchie.

Travailler dans une boite où règne un esprit de famille peut donc être quitte ou double : si la bienveillance est de mise, que la frontière entre vie professionnelle et vie privée est respectée, et que l’on se sent accompagné plus que materné, cette culture d’entreprise peut avoir des impacts positifs. L’esprit d’équipe peut donner lieu à plus de motivation, et permettre de nouer des relations de confiance entre collaborateurs et managers. À l’inverse, si cette ambiance ne se ressent que dans le discours et pas dans les actes, qu’elle devient prétexte à nous rendre dépendants, et à nous faire culpabiliser lorsque l’on tente de s’émanciper, cela peut vite devenir nocif.

Comme le rappelle Florence Meyer, toutes les familles présentent leurs dysfonctionnements, et les entreprises qui adoptent ce mode de management ne dérogent pas à la règle. Pour ne pas se laisser piéger par une culture d’entreprise trop infantilisante ou étouffante, le meilleur moyen reste alors de délimiter les contours de ce qui relève du privé et du professionnel, et surtout, de savoir poser les limites. Car, bonne nouvelle, si on ne choisit pas sa famille, on peut en revanche choisir délibérément son entreprise, et à travers elle, les valeurs auxquelles nous choisissons d’adhérer.

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Photo by WTTJ.
Article édité par Manuel Avenel

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