« J’ai dormi 6 mois dans ma voiture pour tenir au travail, ça a changé ma vie »

10. 12. 2020

8 min.

« J’ai dormi 6 mois dans ma voiture pour tenir au travail, ça a changé ma vie »
autor
Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

Dans chacun de nos billets d’humeur, nous donnons la parole à une personne, anonyme ou non, qui revient sans langue de bois sur une histoire marquante qu’elle a vécue au travail. Un témoignage subjectif dans lequel certains d’entre vous pourront se reconnaître et qui questionne la réalité du travail d’aujourd’hui.


Pour la plupart des gens, la fin des études rime avec première embauche, premier salaire, nouvel appartement et vie d’adulte. Pour moi, ça s’est plutôt résumé à : galères, job atroce et salaire médiocre. Je vais vous raconter comment, à 22 ans, je me suis retrouvé à vivre dans ma voiture pendant six mois, et comment ça a changé ma vie. Étonnamment, je ne saurais pas dire si j’ai eu de la chance ou de la poisse. À vous de juger.

La loose

Cette histoire commence en juin 2018. Je viens tout juste d’obtenir ma licence d’économie et, alors que mes camarades se projettent déjà au chapitre “Master, spécialisation & compagnie”, de mon côté, je me vois contraint de retourner à la case départ : “chez papa et maman”, ne pouvant plus assumer un loyer. Bien que ravi de retrouver la délicieuse purée de pomme de terre de ma mère et le confort de ma chambre d’adolescent, je n’imaginais pas mon avenir comme ça. À l’origine, j’avais pour projet d’intégrer un Master en finance, mais ma moyenne générale en licence en a décidé autrement. Et ce n’était que le début des problèmes.

Pour m’extraire de cette situation et rebondir au plus vite, je démarre donc une recherche active d’emploi. Mais, 1. je ne compte à mon actif aucune expérience professionnelle significative, 2. mon réseau n’est composé que de personnes totalement inutiles à ma carrière et 3. je suis en compétition avec des candidats bien plus diplômés que moi. Génial.

La perspective d’un job

Deux mois de candidature acharnée et une centaine de refus plus tard, un recruteur finit par me lâcher ces trois mots jouissifs : « Vous êtes engagé ! » Le poste : agent aux comptes fournisseurs. L’entreprise en question : une grosse boîte spécialisée dans les médias et la publicité. Ce genre de “licorne” qui passe au JT de 20h pour vanter son babyfoot, sa salle de sport et son open space ultra moderne qui ressemble à l’appartement de votre pote un peu bobo tant il déborde de plantes. Ce que le JT ne dit certainement pas, c’est que certains employés (dont je fais partie) ont un salaire à peine plus élevé que le SMIC. Et avec ce cachet, impossible d’assurer un loyer dans la ville où se trouvent les locaux. J’allais devoir faire le trajet tous les jours malgré les 70 km qui séparaient l’entreprise de la maison de mes parents.

Même si cela s’annonçait compliqué, avec un emprunt étudiant sur le dos et aucune alternative sur le plan professionnel, je n’avais alors pas d’autre choix que d’accepter l’offre. Bref, j’étais désespéré, mais je me rassurais en me disant qu’il y aurait peut-être des perspectives d’évolution ou que j’aurais très certainement l’opportunité de me constituer un réseau. Mais j’allais vite déchanter.

« Avec un emprunt étudiant sur le dos et aucune alternative sur le plan professionnel, je n’avais alors pas d’autre choix que d’accepter l’offre. »

Grande fatigue

Dès ma première semaine, je réalise à quel point j’avais sous-estimé la pénibilité des temps de trajet. Pour arriver au bureau à 9h, je devais partir de chez moi vers 6 ou 7 heures du matin. Le soir, je quittais les lieux à 18h pour rentrer sur les coups de 20h. Je passais donc 4h par jour dans les embouteillages ! Vous vous rendez compte de tout ce que l’on peut faire en 4h ?

Quant à mes rêves d’évolution au sein de l’entreprise, j’ai dû rapidement en faire le deuil. Derrière ses airs de “boîte cool”, l’ambiance de travail est aussi absurde qu’une pizza à l’ananas. Pour une entreprise qui se dit “dog friendly”, j’ai l’étrange sensation que le seul chien dans l’histoire, c’est moi. Je suis en bas de l’échelle et mes collègues me traitent comme un larbin et me parlent mal. Côté boulot, ma seule mission consiste à saisir des données dans un tableur Excel. Une machine pourrait aussi bien faire l’affaire.

Au bout de six mois (soit 480 heures d’embouteillages plus tard) à essayer, tant bien que mal, de tenir ce rythme infernal, je me trouve au bord de la crise de nerf. Les frais liés à l’essence bouffent l’intégralité de mon (maigre) salaire. Et chaque matin, quand j’arrive au travail, ma gueule ressemble à celle d’un teuffeur de free party qui aurait ingurgité deux litres de bière bon marché et forcé sur le pétard. Les transports m’épuisent. Je n’ose même pas vous décrire mon état à la fin de journée… Quant à ma vie personnelle, elle se résume à regarder la télé, à jouer aux jeux vidéo et à manger de la junk food. J’ai 22 ans, et j’ai l’impression que mes cernes commencent elles-mêmes à avoir des cernes. Généralement, ce n’est pas bon signe.

Une solution en vue ?

Un midi, un collègue en face duquel je déjeune m’explique avec entrain comment il prévoit son départ en vacances. Grosso modo, il compte venir au travail en voiture et commander un Uber en fin de journée pour se rendre à l’aéroport. Surpris, je lui demande ce qu’il compte faire de sa voiture pendant tout ce temps. Il m’informe alors du fait que nous avons le droit de laisser notre voiture sur le parking de l’entreprise autant de temps que nous le souhaitons puisque les bureaux restent ouverts 24h/24, 7 jours/7. Elle était là, la solution : j’allais dormir dans ma voiture pendant la semaine. C’était le seul moyen pour moi d’éviter la folie.

« Nous avons le droit de laisser notre voiture sur le parking de l’entreprise autant de temps que nous le souhaitons puisque les bureaux restent ouverts 24h/24, 7 jours/7. Elle était là, la solution. »

Immédiatement, j’élabore mon plan d’attaque : tous les dimanches, je préparerais un sac avec des vêtements et des repas pour chaque soir de la semaine, je prendrais la route en fin de journée afin d’éviter les embouteillages le lundi matin et je ferais un saut au bureau pour stocker ma nourriture dans le frigo. J’irais ensuite garer ma voiture tout en haut du parking, là où il y a moins de monde, pour être tranquille, et ma couverture de pare-brise et mes vitres teintées me mettraient à l’abri des regards. J’allongerais les sièges arrière de mon petit SUV, et je dormirais. Et c’est exactement ce que j’ai fait. Pendant six mois.

Vie secrète

Les premières nuits, je ne dors que 4h, stressé à l’idée de me faire surprendre par un passant, puis au bout de deux semaines, je prends le pli. Mener cette double vie implique évidemment de se tenir à une organisation en béton. Pour ne pas inquiéter mes parents, je leur dit qu’un ami me loge en ville en échange d’un petit loyer. La vérité leur aurait brisé le cœur. Du côté de mes collègues : pas le moindre soupçon en vue. De toute façon, personne n’en a rien à faire de moi. Une collègue me fait tout de même une frayeur un dimanche soir. En rentrant d’un match de hockey, je tombe nez à nez avec elle alors qu’elle passe simplement chercher sa voiture à son retour de vacances, elle ne s’attendait pas à croiser quelqu’un dans les bureaux à 23h… Je la baratine en lui expliquant que je sortais d’un match et que j’ai moi aussi laissé ma voiture ici pour éviter de me garer près du stade. Je m’en tire sain et sauf.

À part ce malencontreux incident, je parviens tout de même à vivre ma vie, à être indépendant. J’y trouve même quelques autres avantages ! Réveillé vers 7h par les premières lueurs du jour, j’en profite pour aller m’entraîner, chaque jour, à la salle de sport de mon entreprise. En prime, j’y prends ma douche et me brosse les dents. À 8h30, je suis à mon bureau, opérationnel. Le soir, vers 18h, soit je retourne faire du sport, soit je vaque simplement à mes occupations sur mon ordinateur tout en dînant. Ça ne choque personne dans l’open space car nombreux sont ceux qui restent tard au bureau. Quand les autres finissent leur to-do de la journée, je capitalise sur ce temps pour me perfectionner ou me former à de nouveaux outils de comptabilité : j’approfondis mes connaissances sur Excel, je m’initie au SQL, à Tableau ou encore Quickbooks… Vers 21h ou 22h : extinction des feux. Je rentre alors dans mon nouveau chez moi, ma voiture, coupe mon téléphone, me faufile sous une tonne de couvertures, et dodo. Parfois, quand j’ai un peu de chance, je vais dormir chez mes dates Tinder.

Oui, j’ai peur de me faire pincer. Oui, je me rends bien compte que ce n’est pas normal. Mais quelque chose m’empêche de sombrer : la volonté de m’extraire de ce quotidien épuisant qui était devenu le mien et l’espoir que cela ne dure pas. En réalité, ce qui m’affecte le plus dans cette situation, c’est de travailler pour une entreprise qui ne me plaît pas et de me trouver dans une ville qui me déprime. J’avais beaucoup fantasmé le monde du travail et la vie en ville, mais cet épisode m’a remis les pieds sur terre et m’a amené à changer d’avis, radicalement. Mais, même si je sais que je ne suis jamais tombé aussi bas, je sens en parallèle que je suis en bonne voie pour remonter la pente : j’ai une meilleure hygiène de vie grâce au sport et aux plats que je cuisine en avance, je développe mes compétences dans le but d’obtenir un meilleur job, je dors entre 8 et 9 heures par nuit et j’économise beaucoup d’argent. Et l’avenir me donnera raison car les choses finiront par s’améliorer pour moi.

La roue tourne

Six mois plus tard, je vois enfin la lumière au bout du tunnel. Grâce aux formations que j’ai suivies après le boulot, je suis bien plus compétent et confiant pour postuler ailleurs. Je décroche alors un entretien dans une entreprise que j’avais déjà en ligne de mire et pour laquelle je me prépare depuis longtemps. Ils cherchent un profil jeune, qui a la niaque et la soif d’apprendre, ce qui me correspond tout à fait. L’entretien se passe à merveille, à tel point que j’hésite même à me livrer un peu sur ma situation si délicate, mais je m’abstiens. Le process de recrutement s’achève sur un test d’aptitudes que je valide avec succès. Et quelques jours plus tard, bingo, la proposition d’embauche tombe et met fin à une année de galères.

Aujourd’hui, cela fait plus d’un an que j’ai rejoint cette nouvelle entreprise et ma situation a radicalement changé. J’ai doublé mon salaire, je m’épanouis dans mon job, je loue un petit appartement à 15 minutes de mon bureau. Le temps où je me réveillais sur la banquette arrière, la nuque endolorie me semble bien loin… Même si j’ai gardé quelques bonnes habitudes, comme le sport quotidien et une alimentation plus saine.

Quand je regarde en arrière, je suis assez fier de mon évolution. À l’époque, je ne m’étais confié à personne sur ma situation tant j’avais honte. Ce n’est qu’une fois la tête sortie de l’eau que j’en ai parlé à quelques amis proches. Ils n’en revenaient pas. Aujourd’hui, j’ai tendance à en rire, mais le problème, c’est que je ne suis ni le premier, ni le dernier, à avoir, à un moment ou à un autre, dû dormir dans sa voiture. Malheureusement, beaucoup de personnes passent par là dans leur vie et toutes ne vivent pas aussi bien cette passe difficile, ni n’ont les ressources nécessaires pour rebondir…

Ça n’a évidemment pas été une période agréable, mais, je dirais que, dans mon cas, j’ai eu beaucoup de chance dans mon malheur, je n’ai rien lâché. Et l’avantage de tout ça, c’est que mon année 2019 était tellement pourrie qu’en comparaison, 2020 est un jeu d’enfant.

NB : la photographie est illustrative et ne met pas en scène le protagoniste de l’histoire ou sa voiture.

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Photo by WTTJ

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