“C’était le kiff” : naissance d’une équipe en pleine crise

30. 8. 2021

8 min.

 “C’était le kiff” : naissance d’une équipe en pleine crise
autoři
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

Pendant trois ans (2012-2015), la marque française de baskets écologiques Veja a bien failli disparaître sous les coups de la crise. Réduite à une poignée de femmes et d’hommes, une équipe se constitue malgré les déboires. Jeunes, optimistes et galvanisés par le projet responsable de la marque, ils·elles vivent trois années… formidables. Entre l’adrénaline des débuts, le kiff de bosser ensemble, et, peut-être, un certain romantisme, cette « dream team » est désormais aux postes clés de l’entreprise et tente de maintenir, à près de 200, l’esprit bienveillant de cette « crise créatrice ». Feel-good récit.

Cliquetis de claviers dans les bureaux de Veja, à Paris. Au 42 rue de Paradis, comme dans des milliers de boîtes en ce mois de juillet, les salarié·e·s ont repris le chemin de l’open-space, dans un moment un peu irréel qui mêle fins de confinements et départs en congés. Et comme dans tout autant d’entreprises, on croise désormais des têtes inconnues, tous ces “petits nouveaux” de la crise, jusque-là bloqué·e·s derrière des écrans de Zoom et autre Teamz. Mélissa Faudry, Head of E-commerce & Digital, slalome entre les viennoiseries et la corbeille de fruits à dispo. « C’est étrange, de ne plus connaître tout le monde… » Créée en 2004, Veja compte aujourd’hui 184 salarié·e·s en France. Ils étaient 29 quand la brune est arrivée en stage, le 31 mars 2014.

Des sourires et des Hommes

À tout juste 30 ans, Mélissa fait partie de ce qu’on appelle les “top managers”, piliers de la marque aux presque 100 millions d’euros de chiffres d’affaires par an. Une poignée d’hommes et de femmes, dont la plupart sont arrivé·e·s au même moment : en pleine crise. Rien à voir avec celle qui secoue la planète depuis mars 2020 : nous sommes en 2012-2015, trois ans qui ont bien failli sceller l’aventure des baskets écologiques. C’est Sébastien Kopp, le boss de Veja avec François-Ghislain Morillion, qui pose le décor. Fin 2011, la crise de 2008 vient bousculer l’économie réelle et Veja, qui prône avant tout le monde un marché de la mode éthique et social, travaille alors exclusivement avec des boutiques indépendantes. Comprendre : des structures qui n’ont pas les reins assez solides. « Ça a commencé par l’Angleterre » rembobine le fondateur. « Une vingtaine de clients ont fait faillite en un mois, puis ça s’est propagé partout en Europe. Je dirais que 80 clients sur les 300-400 qu’on avait à l’époque ont baissé le rideau. »

« Les banquiers nous disaient : “Vous êtes morts. On n’a jamais vu une boîte se relever après ça.” »

Comme un effet boule de neige, les factures non payées s’accumulent. 2013 sera l’annus horribilis. « Les banquiers nous disaient : “Vous êtes morts. On n’a jamais vu une boîte se relever après ça.” » L’entreprise est obligée de « laisser partir plein de gens », l’équipe diminue considérablement en quelques mois, passant de 30 à 18 personnes. « Et en même temps, en plein merdier, certains nous ont quand même rejoint pour le projet… Cette crise, ça a été notre énergie créatrice », assène Sébastien.

Premières galères, premiers amours

Comme Mélissa, Caroline Bulliot et Artaud Frenoy débarquent en stage à ce moment-là. Février 2012 pour elle, février 2013 pour lui. En plein écrémage des effectifs. Un peu moins de dix ans après, ils sont respectivement responsable du studio de création et responsable des ventes Europe & Moyen-Orient. Depuis l’aéroport, en direction de l’Islande pour un shooting photo, Caroline se souvient très bien de ses sentiments à l’époque de la crise. « Je n’ai jamais été dans la peur. Au contraire, j’étais jeune donc j’étais hyper partante pour le challenge. Il fallait fonctionner avec “tel budget” et pas plus parce que c’était compliqué ? Pour moi c’était : ok, on allait se débrouiller ! » Celle qui sort alors d’écoles d’Art enchaîne avec un CDD, et arrache même, déterminée, un CDI. « Ils ont créé un poste pour moi, avec le salaire minimum vu la situation, et moi j’étais ravie parce que je voulais absolument continuer à bosser chez Veja et vivre cette expérience forte. »

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Au showroom parisien rue de Turenne, cerné par 25 modèles de baskets qui défilent sur les murs blancs, Artaud Frenoy ne dit pas autre chose : « Le travail était ardu, oui, mais il n’y a rien que j’ai mal vécu en fait. Toi t’arrives, t’es jeune, t’es là pour apprendre dans le milieu de la mode qui est celui dont tu as toujours rêvé, c’est pas traumatisant quoi… »

Dans la petite équipe parisienne, la moyenne d’âge frôle alors les 25 ans. La niaque qui circule est celle des premiers jobs, des premiers défis. Ingrédient essentiel pour affronter trois ans de tempête. Caroline resitue : « On était une équipe très jeune, tous en sortie d’études, pas de crédit immo sur le dos… Quelque part, on ne jouait pas nos vies et surtout on croyait tous beaucoup au projet. On voulait aller au bout. » Le “projet Veja”. Il suffit de faire un tour sur le site de la marque lancée en 2005 au Palais de Tokyo pour en comprendre la culture. On y lit et écoute même en podcast le récit fondateur : “des baskets produites différemment, avec un impact positif à chaque étape de la production.” Respect écologique et social, aucune dépense publicitaire… À force de recherches, de collaborations et de bon sens marketing, Veja s’est imposée comme une des boîtes les plus vertueuses qui existent, collant aux basques de géant comme Patagonia.

« C’était tellement fluide entre nous, il y avait de la bonne humeur… »

« Pour moi, vraiment, l’élément principal qui a fait qu’on est parvenus à surmonter cette crise, ça a été la vision commune. À partir du moment où tu crois en quelque chose, tu veux forcément avancer ensemble. » Dans son open space du 10ème arrondissement, Mélissa Faudry esquisse la team parfaite : celle qui n’est pas composée de clones aux caractères interchangeables, mais qui est animée par un « élan qui va au-delà de l’entreprise », et ce même si au début, personne n’entrait forcément à Veja pour l’amour de l’écologie. D’ailleurs, elle-même avait postulé en tant que simple « fan de baskets » et se souvient d’un déjeuner, quelques semaines après son arrivée en 2014. Sur la grande table du bureau, ça parle alors produits d’entretiens. Ecolos, évidemment. « Moi, j’ai dit que j’utilisais du Canard WC pour mes toilettes… » (Elle rit) « …et je me suis faite engueuler par Caroline qui m’a dit : “ha mais non c’est pas possible, tu prends du bicarbonate de soude et du vinaigre, ça marche très bien !” C’est comme ça chez Veja : tu finis par avoir les mêmes valeurs et les mêmes modes de fonctionnement. Si on n’était pas similaires, on finissait par le devenir. »

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Mais la cerise sur le gâteau, c’était surtout le « plaisir de travailler ensemble », résume Zineb Alaoui, comptable à l’époque et désormais Directrice administrative et financière. Chacun, autonome dans un poste qu’il aime. Artaud s’en souvient lui aussi : « on était une équipe de gens passionnés, qui ne faisaient que kiffer. De toute façon, les gens qui ne kiffaient plus étaient déjà partis. Ils ne restaient plus que nous. »

Galères ou pas, personne ne semble se souvenir qu’il y ait eu des brouilles. « Même les pires moments, ce sont eux qui sont finalement restés comme les meilleurs. C’est là qu’on riait le plus », assure Caroline à quelques minutes de prendre son vol pour l’Islande. « Comme il fallait tout faire nous-mêmes, y compris les installations pour les salons de ventes, ou les displays en boutique, cela voulait dire : louer le camion, être dans les bouchons, tomber en panne, porter le mobilier, jouer avec la perceuse… parfois une bonne partie de la nuit ! » Bref, une bande de collègues, devenue une bande de potes. Zineb, la DAF : « Si quelqu’un de cette époque part demain, c’est sûr, je pleure. »

Dans cette bande réduite et dynamique, les échanges sont clairs et rapides entre les services. « Avec Mélissa, il y a eu une période où on était seules dans 60m2 » sourit Caroline, la responsable du studio. « C’était génial parce qu’on assistait toute la journée à ce que faisait l’autre. Et le midi, quand tu te retrouves à dix pour le déjeuner, donc en gros avec l’intégralité de la boîte, tu vois tous les pôles en un seul coup. On était au courant de tout ce qu’il se passait. » La culture qui s’installe : celle de donner son avis et d’être écouté·e, quel que soit le sujet.

Seule rescapée à la Communication à l’époque, responsable pêle-mêle du site e-commerce, du marketing ou encore du social media, Mélissa abonde : « Il suffisait de descendre d’un étage pour tous se parler. C’était tellement fluide entre nous, il y avait de la bonne humeur… » Et de compléter : « En fait, ça peut paraître étrange puisqu’on vivait un moment très intense pour l’entreprise, mais j’ai un très bon souvenir de cette période. »

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V comme victoire

Pendant trois ans, la barque Veja tient donc le cap, contre vents et marées. Aucune dépense superflue, un « choc de simplification » (comme le retour au produit unique, les sneakers, alors que Veja avait commencé à développer d’autres accessoires)… et beaucoup de travail. « Ce qui nous a sauvé, ça a été notre énergie », appuie Artaud, entre deux gorgées de café. « L’énergie, ça se traduit par de la persistance et de la ténacité. Moi, côté sales, je prenais constamment des refus mais il fallait continuer. De toute façon, j’ai toujours su qu’on allait y arriver. » Optimisme ou naïveté face à la situation de crise ? Le responsable sales tranche : « Sébastien et Ghislain ne nous ont jamais caché que les résultats nets étaient négatifs, donc on ne pouvait pas être naïfs. Par contre, tu peux être un peu romantique et décider d’y croire. À la fin, c’est le résultat qui déterminera si tu as eu raison ou non. »

Au téléphone, la vision de Zineb Alaoui diffère légèrement : « L’équipe était un peu au courant de la situation, mais pas du tout au niveau de ce qui se passait réellement. » La tête dans les chiffres et les virgules de la boîte, la comptable vit ces mois de crise la boule au ventre. « Pour moi ça a été : me demander comment j’allais payer les salaires, comment j’allais convaincre les fournisseurs avec un plan de paiement sur plusieurs mois… C’était constamment dans ma tête. » Un soir, dans une salle de cinéma : « J’étais aller voir le film “Mandela” (sorti en octobre 2013 NDLR) et a un moment, à la place de « Mandela » j’entends « TVA » et là je me dis : et merde il faut que je paie la TVA… Le film, c’était fini. »

À partir de juin 2014, elle et Sébastien passent en réunion de médiation, devant la Banque de France. « J’avais 22-23 ans, et je me retrouvais devant tous ces banquiers, à présenter mes tableaux de trésorerie… Je pense que quelque part, Ghislain et Sébastien ne voulaient pas tout dire, pour ne pas effrayer les gens. » Et ce qui fera tenir Zineb, c’est justement l’équipe et sa bonne ambiance, l’entraide sincère, raison pour laquelle elle avait rejoint l’entreprise dès décembre 2010. « Ça a été dur, j’aurais pu ne pas tenir, mais j’ai toujours eu tout le soutien qu’il fallait au moment où il le fallait. »

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En 2015, les efforts paient, Veja sort de l’ornière. La collection de la mi-2014, avec notamment la mythique « Memory », est un succès ; l’Américain KITH ou encore le temple de la mode londonienne Dover Street Market rentrent la marque française dans leurs rayonnages. C’était il y a six ans et, depuis, Veja n’a pas arrêté son ascension. Repéré et porté par des personnalités comme Kate Middleton (pour la première sortie de l’Histoire d’une membre de la famille royale en basket) ou Katie Holmes, on croise désormais le V de Veja dans toutes les grandes villes occidentales. Toujours plus forts sur ses appuis éthiques, la marque ne cesse de développer de nouveaux produits, vegan ou récemment à base de déchets de riz.

Même l’année Covid écoulée n’a pas ébranlé le désormais géant vert. À près de 200 personnes en France, on tente de continuer à insuffler le même esprit : kiff, bienveillance et rigueur. Même si les mesures sanitaires de l’année écoulée ont imposé une distance pénible entre tous ses membres, anciens et “petits nouveaux”. « Finalement, c’est cette année 2020 qui a été la plus dure de ma carrière » soupire Mélissa. « À côté, 2014, c’était mon année préférée et je serai prête à la refaire… »


Cet article est né d’une belle rencontre avec Disney+. À l’occasion de la sortie de la nouvelle série d’animation, Monstres & Cie : Au travail, Welcome to the Jungle s’associe à la série pour ficeler un dossier monstrueux consacré au travail en équipe. Cet article est le quatrième d’une suite de six contenus qui devraient changer pour de bon le regard que vous portez sur vos collègues. Le rire est notre avenir, amicalement vôtre.

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Article édité par Matthieu Amaré

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