Télétravail : « le raz-de-marée avait commencé depuis longtemps »

03. 11. 2020

5 min.

Télétravail : « le raz-de-marée avait commencé depuis longtemps »
autor
Laetitia VitaudLab expert

Future of work author and speaker

Xavier de Mazenod a fondé Zevillage, un média et une communauté pour « repenser et transformer le travail » . Il vit et travaille dans l’Orne, en Normandie, et un « évangélisateur » du télétravail en France depuis 15 ans. Cette interview est extraite de notre Ebook sur les opportunités d’inclusion que présentent le télétravail : Télétravail : nouveau levier d’inclusion ?

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WTTJ : Tout d’abord, je voudrais vous poser une question sur les chiffres du télétravail en France en septembre. Comment expliquer que la proportion de télétravailleurs/télétravailleuses en France soit tellement plus basse que celle de nos nombreux pays voisins ?

Xavier de Mazenod : Pendant des années, on a dit « la France est en retard en matière de télétravail » . Mais la réalité, c’est surtout que les chiffres sur lesquels on se fondait pour dire cela étaient inexacts. On ne disposait que de chiffres INSEE, anciens et jamais mis à jour, qui ne tenaient nul compte de la réalité du télétravail informel, en forte croissance depuis des années. Avec Zevillage, nous avons fait un « tour de France du télétravail » il y a déjà près de 10 ans, été visiter des tiers-lieux, et prendre le pouls sur divers territoires. Puis nous avons réalisé une méta-étude, qui agrégeait des études locales et sectorielles, qui a révélé qu’il y avait en réalité deux fois plus de télétravail en France que ce que nous disaient les chiffres officiels. Le fait que l’essentiel du télétravail était informel le rendait plus difficile à mesurer. La pratique était déjà là, mais elle n’était pas reconnue.

Depuis la publication récente de plusieurs études (dont celle de Malakoff-Humanis), on a une meilleure idée de ce qui se passe en France. Avec les nouveaux chiffres, on a parlé de « rattrapage » , mais en réalité, la progression a été plus progressive que ne laissent penser ces chiffres. C’est surtout d’un rattrapage de mesure qu’il s’agit ! C’est bien un raz-de-marée qui s’est produit, mais cela fait des années qu’il a commencé.

Le télétravail « forcé » du premier confinement a fait la vérité sur la proportion des actifs/actives concerné.e.s. Ce sont tout de même un tiers des actifs/actives, soit environ 8 millions de personnes, qui étaient en télétravail. Tout d’un coup, parce que le télétravail était à temps plein et forcé, il n’y avait plus rien d’informel. On a appris beaucoup de choses.

Après le premier confinement, il y a eu une sorte de coup de sifflet en France. Beaucoup de gens sont retournés au moins partiellement au bureau. Le télétravail n’était plus obligatoire. La culture du présentiel a fait de la résistance.

Quelles sont les nouvelles opportunités d’inclusion permises par la banalisation du télétravail ?

Je pense que c’est un peu la même chose pour l’inclusion que pour le recrutement. Il y a quelques années, nous avons mené une enquête pour la DGE (Direction générale des entreprises) à Bercy pour évaluer la place du télétravail dans les PME industrielles. Nous nous sommes penchés sur des entreprises dans l’Orne et le Calvados et nous sommes aperçu qu’il y avait, même dans les domaines industriels, un potentiel de 10% de télétravail pour les fonctions support et admin. Or pour ces entreprises qui ont parfois du mal à recruter, le télétravail est un facteur d’attractivité. Les viviers de talents locaux sont trop petits et un cadre qui a une compétence pointue ne viendra pas forcément s’installer à Gacé (Orne).

Pour l’inclusion, c’est la même chose : le télétravail peut permettre d’incorporer dans l’équipe des personnes qui n’auraient pas pu l’être au bureau, notamment des personnes handicapées. Je ne parle pas seulement des personnes qui ont une mobilité réduite. En fait, 80% des personnes handicapées ont un handicap invisible, mais beaucoup ont néanmoins un mode de vie incompatible avec une vie de bureau régulière. Le télétravail, c’est une grande opportunité de travailler avec ces personnes. Souvent, on entend l’argument « le télétravail, ça isole » , mais j’ai envie de répondre que ce qui isole le plus, c’est le chômage ! Donc quand le télétravail permet le travail tout court, ça socialise, ça fait sortir de l’isolement.

On pourrait ajouter à ça, la possibilité d’inclure des personnes exclues géographiquement. Avant la pandémie, je faisais souvent le trajet Surdon-Paris en train, et je voyais monter à L’Aigle des gens qui faisaient tous les jours le trajet pour aller travailler à Paris. Ce sont des employé·e·s dont le salaire trop bas ne permet pas de se payer un bon logement en région parisienne. Ils font de manière hebdomadaire jusqu’à 16 heures de trajet. Avec le télétravail (même partiel), il y a des bénéfices immédiats pour ces personnes-là en terme d’inclusion. Si on peut offrir un autre mode vie et donner du travail à des gens qui sont loin des centres, c’est une opportunité intéressante.

Comment faire en sorte que l’existence de plusieurs catégories de travailleurs/travailleuses (ceux/celles qui travaillent à distance et ceux/celles qui ne peuvent pas) ne soit pas un facteur d’exclusion ?

On a beau dire que le télétravail n’est pas un « privilège » , c’est vrai que cela peut être perçu comme tel par ceux/celles qui en sont privé·e·s, surtout dans la période actuelle. Cela renvoie finalement à la différence entre les cols blancs et les cols bleus. Le télétravail ne règle pas les problèmes de « lutte des classes » qui existent dans notre société. Au sein des entreprises, on ne sait pas toujours comment gérer ces différences.

La « révolution du télétravail » a un coût que beaucoup d’entreprises ne sont pas prêtes à assumer.

Avec un télétravail plus massif, on voit aussi émerger un autre sujet, celui de l’opposition entre les gens qui ont des bonnes conditions de travail à distance (un espace dédié, un bon équipement), et ceux qui ne les ont pas. Les entreprises vont être obligées d’équiper leurs collaborateurs/collaboratrices pour qu’ils/elles puissent mieux travailler à la maison. Aujourd’hui, les syndicats s’en mêlent aussi.

Mais ça prendra du temps et ça sera compliqué. D’une part, le temps de l’immobilier est un temps long, donc on ne peut pas du jour au lendemain faire des économies sur ses bureaux pour dégager des fonds pour équiper les collaborateurs à distance en fauteuils ergonomiques. Et les travailleur.eus·es ne peuvent pas du jour au lendemain déménager dans un logement avec une pièce en plus. La « révolution du télétravail » a un coût que beaucoup d’entreprises ne sont pas prêtes à assumer.

Pour bien faire, il faudrait que l’entreprise mette les télétravailleur.euse.s et les travailleur.eus·es de bureau sur un pied d’égalité. À court terme, c’est loin d’être évident. À plus long terme, cela va se traduire par un rapport de force entre les salarié·e·s et les employeur·e·s. Or quand il y a une crise économique, ce rapport de force n’est souvent pas favorable aux travailleur·eus·es

Il y a des pressions fortes pour empêcher la progression du télétravail. Le télétravail forcé de la période de la pandémie a révélé les effets du télétravail sur toute l’économie qui dépend du présentiel et de nos déplacements (dont la SNCF). Ces derniers mois, on a assisté à une forme de bashing du télétravail qui n’avait rien à voir avec la réalité du télétravail. On parle, par exemple, des dangers de l’isolement, en oubliant que le télétravail, c’est le plus souvent un ou deux jours par semaine (et parler d’isolement, c’est caricatural).

Pour moi, la meilleure pratique, hors période de confinement, c’est d’abord de traiter les salarié·e·s comme des adultes responsables. Ceux/celles qui savent le mieux de quoi ils/elles ont besoin au travail, ce sont les salarié·e·s eux-mêmes. Certain·e·s veulent être tout le temps au bureau. D’autres voudraient 2 jours par semaine. En moyenne, c’est entre un et deux jours qui sont demandés.

Ce qui est intéressant, c’est que les effets positifs du télétravail (sur le bien-être, l’inclusion, la productivité) se font sentir même à petite dose. D’ailleurs, au niveau agrégé, c’est vrai aussi. L’ADEME avait fait, il y a quelques années, une étude pour déterminer le pourcentage de télétravail supplémentaire à partir duquel on arrive à décongestionner les transports en commun et les voies de circulation. Ils avaient déterminé qu’avec seulement 3% de plus, on parvenait à faire la différence sur les transports ! Même quelques points de plus, c’est un gros effet de levier à tout point de vue.

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Photo : Xavier de Mazenod en 2018, @Welcome to the Jungle