Télétravail et protocole sanitaire : à quoi l’entreprise est-elle obligée ?

05. 11. 2020

8 min.

Télétravail et protocole sanitaire : à quoi l’entreprise est-elle obligée ?
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Laetitia VitaudLab expert

Future of work author and speaker

Depuis le 30 octobre, nous sommes à nouveau en confinement. Un nouveau protocole sanitaire pour les entreprises a été publié le 29 octobre par le Ministère du Travail. Il rappelle aux entreprises que le télétravail à 100% n’est pas facultatif et doit s’appliquer à toutes les fonctions dont les tâches peuvent être réalisées à distance. Il rappelle les règles qu’on connaissait déjà concernant les mesures de distanciation physique, et ajoute la possibilité pour l’employeur·e de proposer des tests de dépistage aux employé·e·s…

Mais oblige-t-il les entreprises à quoi que ce soit ? Pas vraiment. Par exemple, l’entreprise reste libre de décider si une tâche est réalisable à distance ou pas. Il n’y a pas d’obligation concernant la protection des salarié·e·s travaillant à distance : ni concernant le remboursement des tickets repas, ni l’installation du poste de travail à domicile, ni le droit à la déconnexion…

Tout est affaire de négociation collective entre l’employeur.e et les partenaires sociaux. La seule obligation, c’est celle d’assurer la santé (mentale et physique) et la sécurité de ses collaborateurs / collaboratrices. À défaut, l’employeur·e risque des sanctions lourdes. Un·e salarié·e qui ne sent pas suffisamment protégé·e dispose d’un droit de retrait qui lui permet de quitter son poste de travail à tout moment.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que, pour le Code du travail, cette obligation est une obligation de résultat et non de moyens. L’employeur·e est censé·e prendre toutes les mesures nécessaires pour non seulement diminuer les risques, mais même les empêcher. En cas de maladie liée au conditions de travail, la responsabilité de l’employeur·e pourra donc être engagée.

La pandémie de cette année met les entreprises dans une situation inédite. On a plus l’habitude de penser les risques à l’échelle individuelle et de négliger les externalités caractéristiques d’une situation de pandémie. Les règles, les catégories et les définitions semblent parfois insuffisantes ou inadaptées. Il est possible que dans les mois et années à venir, on assiste à de nombreux recours et batailles judiciaires.

Par exemple, le port du masque lui-même pose des questions juridiques inédites : oui, il faut qu’il soit obligatoire, mais ce masque, porté 8 heures d’affilée, peut créer des nouvelles conditions de pénibilité au travail qui ne sont nullement prises en compte. Certaines personnes fragiles (notamment asthmatiques) peuvent avoir du mal à respirer. Les personnes malentendantes se sentent exclues parce qu’elles ne peuvent pas lire sur les lèvres…

Pour y voir plus clair sur ce qui est prévu légalement, nous avons posé quelques questions à Sonia Arlaud, responsable du Pôle Veille juridique France chez ADP, qui offre son analyse du nouveau protocole sanitaire applicable dans les entreprises.

Qui détermine si une tâche est télétravaillable ou pas ? Cela n’est pas aussi simple qu’il y paraît. On voit que des activités comparables peuvent être tantôt estimées télétravaillables, tantôt pas. On le voit à l’échelle d’activités comme l’enseignement, c’est une affaire de choix. Un certain enseignement peut se faire à distance, mais pas la garde d’enfants, par exemple.

Sonia Arlaud : En effet, ce n’est pas si simple. C’est l’entreprise qui détermine si une tâche est télétravaillable ou pas. C’est laissé à l’appréciation de l’employeur·e. Le Ministère du travail a donné des instructions pour accompagner les inspecteurs / inspectrices du travail dans leur travail. Il rappelle qu’il faut porter le télétravail à 100% là où c’est possible. Mais il y a différentes interprétations possibles de « là où c’est possible ». C’est à l’appréciation de chaque entreprise. Et c’est quelque chose qui doit être négocié entre l’employeur·e et les salarié·e·s.

C’est pour cela que le protocole, ce sont avant tout des recommandations. Il n’a aucune valeur juridique, car c’est difficile de fixer des règles identiques pour tous concernant le travail à distance. Il prévoit que « les entreprises mettent en œuvre des mesures de prévention dans le cadre d’un dialogue social interne et après avoir informé les salariés », « il s’agit de mettre en œuvre des mesures permettant la poursuite de l’activité économique et la protection des salarié·e·s ».

Tout de même, la situation actuelle est inédite concernant cette obligation de sécurité, non ? Les avancées de la recherche nous font comprendre seulement depuis peu de temps le rôle des aérosols dans les contaminations, et les dangers associés aux réunions dans une pièce fermée (même avec port du masque). Est-ce que vous pensez qu’il y aura à l’avenir de nombreuses batailles judiciaires concernant la mise en danger des salarié·e·s ?

S.A: On l’a déjà vu cette année avec le cas des entrepôts d’Amazon dont on a obligé la fermeture parce qu’on a estimé que la garantie de sécurité n’était pas respectée.

J’ignore s’il y aura beaucoup de « batailles » dans les mois qui viennent, mais en tout cas, les sanctions pourront être assez lourdes s’il y a des cas de mise en danger avérées des salarié·e·s par l’employeur·e. Cela pourrait aller au pénal. Il y aura certainement des actions, mais est-ce qu’elles aboutiront ? C’est trop tôt pour le dire.

Du point de vue juridique, quelles sont les raisons principales pour lesquelles les entreprises françaises ont plus de mal à accepter le télétravail à 100% même quand c’est possible ?

S.A: Les raisons principales ne relèvent pas nécessairement du domaine juridique, mais plutôt du culturel ou de l’économique. Du point de vue juridique, la question principale concerne la garantie du droit à la déconnexion, et l’obligation de sécurité. On peut se poser des questions sur les manières d’assurer à distance que les règles de sécurité sont bien respectées et que l’environnement de travail est adéquat…

Quand le télétravail est généralisé, cela soulève des questions sur l’arsenal de protections associé à l’unité de temps et de lieu, par exemple, la sécurité sur le lieu de travail, les horaires, etc. C’est pour cela que les syndicats parlent tant du « droit à la déconnexion ». Où en est-on ? Quelles sont les règles en la matière ?

S.A: Le droit à la déconnexion est lié à l’obligation de sécurité. Il concerne la protection de la santé mentale et physique des collaborateurs / collaboratrices. Donc c’est une obligation de résultat et pas une obligation de moyens. Si les salarié·e·s ont une maladie (physique ou mentale) liée au travail, alors la responsabilité de l’employeur·e est en cause.

Comme le reste, le droit à la déconnexion, c’est quelque chose qui se négocie, qui se discute. Il est assuré par la négociation collective avec les partenaires sociaux.

La vie de bureau s’accompagne de certains avantages en nature, comme le café gratuit (parfois), les tickets repas… Aux Pays-Bas, les personnes en télétravail parlent même du sujet du papier toilette consommé à domicile. Faut-il envisager le remboursement de nouveaux frais professionnels pour ses salarié.e.s en télétravail ? Qu’en est-il des tickets repas ? Et quelles sont les règles concernant l’installation du poste de travail domestique ?

S.A: Sur ce sujet, la crise sanitaire a amené les entreprises à se poser des questions nouvelles. Mais au niveau légal, il n’existe rien de nouveau que ce qui est déjà prévu dans le Code du travail. Il n’y a pas de règle juridique ferme sur le sujet, c’est-à-dire des indemnités prévues dans le cadre d’un accord collectif. S’il n’y a pas d’accord collectif, alors l’employeur·e n’a pas l’obligation de verser quoi que ce soit (ni pour l’abonnement wifi à domicile, ni pour les repas pris chez soi…).

Des alternatives sont néanmoins possibles : sur le site du réseau Ursaff où l’on trouve une foire aux questions depuis le mois d’avril (premier confinement), il est précisé que les employeur·es qui distribuaient des tickets repas en papier à leurs salarié·e·s et se trouvent dans l’impossibilité de le faire à cause du confinement, peuvent verser directement la part patronale de ces tickets sur la paie des salarié·e·s.

On peut convertir en numéraire la part patronale qui sert à financer une partie des repas, qu’il s’agisse d’un restaurant d’entreprise fermé à cause du confinement, ou de tickets repas, et bénéficier de l’exonération des cotisations dans les mêmes conditions. Mais c’est une possibilité, pas une obligation. Certaines entreprises ont choisi de suspendre complètement ces avantages sans offrir de contreparties. D’autres ont rapidement cherché à proposer des compensations à leurs salarié·e·s.

Passons à la partie du protocole concernant les salarié·e·s qui doivent se rendre sur un lieu de travail hors de leur domicile. On parle d’environ deux tiers des actifs / actives français·e·s. Quelles sont les règles pour celles / ceux qui doivent sortir de chez elles / eux ? Par exemple, celles / ceux qui travaillent au domicile d’autres personnes.

S.A: Les mesures de sécurité qui permettent de travailler dans des bonnes conditions font l’objet de négociations entre l’employeur·e et les partenaires sociaux. Le protocole est assez clair sur le port du masque (en distinguant des situations différentes selon qu’il s’agit d’un lieu clos ou en extérieur, d’un atelier, si le travail se fait en groupe, ou en bureau fermé…). Selon les cas, il y a aussi des recommandations différentes concernant le nettoyage.

Il y a des recommandations concernant l’aération et les systèmes de ventilation aussi. Par exemple, on recommande une aération de 15 minutes toutes les 3 heures. Mais c’est encore la même chose : le protocole n’a pas de valeur juridique. L’entreprise se retrouve avec l’obligation de sécurité qui est une obligation de résultat et non de moyens. Par exemple, concernant le nettoyage, on ne vous dit pas quels produits utiliser, ni comment appliquer un produit, mais on vous dit que vous devez arriver à des bonnes conditions d’hygiène…

Sur la question des personnes dites « vulnérables », quelles obligations existe-t-il les concernant ? Y a-t-il eu des débats ou litiges concernant la définition de la vulnérabilité ?

S.A: La définition d’une personne vulnérable a été prévue dans un décret publié au journal officiel qui vise une liste de critères très précis. Par exemple, l’âge (plus de 65 ans), les antécédents cardiovasculaires, le diabète, un cancer évolutif sous traitement, l’obésité (indice de masse corporelle supérieur à 30), ou encore le troisième trimestre de grossesse…
Il y a eu quelques rebondissements juridiques récents concernant la définition de la vulnérabilité. À la rentrée, le gouvernement a voulu restreindre la liste des critères à quatre cas seulement.

Mais il y a eu des levées de boucliers (notamment de la Ligue nationale contre l’obésité), et le Conseil d’Etat a annulé cette décision au motif que les personnes vulnérables au Covid hier restaient vulnérables aujourd’hui.
Ce sont donc les règles du printemps qui s’appliquent : l’employeur·e doit proposer le télétravail aux personnes vulnérables qui ne peuvent se rendre sur leur lieu de travail, et si ce n’est pas possible, les dispositifs d’activité partielle doivent être activés.

Il y a une nouveauté, c’est la possibilité pour les entreprises de proposer des tests de dépistage à leurs collaborateurs / collaboratrices. Quelle forme cela prend-il ? Quelles sont les contraintes ?

S.A:Le protocole prévoit que l’employeur·e a la possibilité de mener des campagnes de dépistage au travail. « Les entreprises ont un rôle à jouer dans la stratégie nationale de dépistage. » Cela doit être sur la base du volontariat : on ne peut pas contraindre les salarié·e·s à se faire dépister sur le lieu de travail. Et puis, il y a le secret médical. Les résultats ne sont pas communiqués à l’employeur. Ce sont les autorités sanitaires qui doivent prendre le relais et contacter les personnes qui doivent l’être dans le cadre du « contact tracing ».

Sur le sujet des masques comme sur d’autres sujets, on a l’impression que les textes ne prennent pas vraiment en compte la question des externalités. Il ne s’agit plus seulement de la protection des individus, mais de la manière dont les interactions entre individus ont un impact sur la sécurité collective. Une pandémie, c’est un sujet d’externalités…

S.A: En effet, il y a beaucoup de choses qui ne sont pas saisies par le juridique. Ce sont des sujets de société. On est dans une situation nouvelle, beaucoup évoquée hors de l’entreprise (comme le sujet des masques pour les personnes malentendantes où il s’agit des masques des collègues et non des masques des personnes malentendantes elles-mêmes). C’est la prise de conscience par l’entreprise qui est en question.

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