Demain, pourra-t-on se faire prescrire du télétravail ?

12. 7. 2021

7 min.

Demain, pourra-t-on se faire prescrire du télétravail ?
autor
Eve Guiraud

Journaliste indépendante

Et si demain les femmes enceintes salariées pouvaient se faire prescrire du télétravail ? C’est le projet d’un amendement déposé en mai dernier par la députée Céline Calvez à l’occasion du projet de loi pour l’égalité économique et professionnelle, qui propose de faciliter le recours au télétravail sur les trois derniers mois de grossesse. Pour l’instant, le télétravail est soumis à l’approbation finale des entreprises, mais ses effets bénéfiques sur la santé ne pourraient-ils pas profiter aux futures mères, et plus largement à de multiples autres cas médicaux ? Et à l’inverse, que penser d’une mesure qui valoriserait le télétravail à des fins thérapeutiques alors que ce dernier peut justement aggraver l’épuisement ? Décryptage.

« Pendant mes quatre premiers mois de grossesse, confinement oblige, la majorité de mon entreprise était 100% en télétravail. J’ai donc pu en bénéficier, de mi-février jusqu’à mi-juin environ, et cette organisation était parfaitement adaptée à mes premiers mois de grossesse », se souvient Claire, Product Owner dans une entreprise fournissant des solutions informatiques pour la réservation de véhicules partagés. « J’étais très fatiguée, mais toujours capable de travailler car je pouvais me lever plus tard, m’allonger quand j’en avais besoin, et adapter mes horaires quand je me sentais mieux. Si j’avais dû me rendre au bureau, j’aurais probablement dû me faire arrêter car je n’étais pas en état de prendre la voiture pour 40 minutes de route, en particulier en début de matinée, où j’étais sujette aux chutes de tension et malaises vagaux. » La trentenaire ne tarit pas d’éloges sur le travail à domicile, qui lui a permis de vivre sa grossesse plus sereinement. À tel point qu’à la levée du confinement, la jeune femme ne se voyait absolument pas revenir en présentiel. Elle demande alors à se faire prescrire du télétravail pour la suite de sa grossesse. « Alors que mes collègues ont dû retrouver un rythme “3 jours de bureau / 2 jours à la maison”, j’ai une attestation médicale recommandant pour moi la poursuite du télétravail autant que possible. Ma manageuse et ma RH me permettent donc de venir occasionnellement au bureau et de télétravailler le reste du temps. »

Avec la crise sanitaire, les avantages du télétravail pour les futures mères ont été largement mis en lumière. En France et ailleurs, une baisse significative des naissances prématurées a été observée dès l’instauration des confinements : entre 15% et 20% selon les estimations des hôpitaux français. Le travail à domicile est une aubaine pour de nombreuses femmes, pour qui le fait de se rendre au travail tous les jours en étant enceinte représente une réelle souffrance. Outre l’épuisement causé par les transports, le présentiel pose d’évidents problèmes de praticité. « Pendant la grossesse, où le nombre de rendez-vous médicaux est décuplé, il est beaucoup plus facile pour moi de prendre ces rendez-vous (ma gynécologue étant proche de chez moi) en travaillant depuis mon domicile plutôt qu’en allant au bureau », détaille Claire.

L’entreprise, seule arbitre

Mais pour l’instant, le cas de Claire ne fait pas école. Sans le soutien de sa hiérarchie et de sa manageuse, la jeune femme n’aurait en effet pas pu accéder à de telles facilités d’aménagement. Pour le moment, le télétravail reste assujetti au bon vouloir final des entreprises, encore souvent frileuses sur le sujet malgré l’engouement qu’il génère. « Grosso modo, dans les sondages et ce avant même la pandémie, les deux tiers des salariés exprimaient qu’ils aimeraient bien faire de temps en temps un peu de télétravail, avance Denis Monneuse, sociologue spécialiste des questions de santé au travail. Et typiquement, les femmes enceintes font partie de ces catégories qui plébiscitent le télétravail. Malheureusement, c’était souvent refusé. »

« Le télétravail a comme principe un double-volontariat, côté salarié·e et côté employeur, qui rend difficile sa mise en oeuvre “de force”, sauf en cas de crise, comme nous l’avons vécu en 2020 », rappelle Marianne Le Gagneur, doctorante en sociologie à l’EHESS. Et si un médecin peut recommander des mesures individuelles d’aménagement du poste de travail pour raisons de santé, comme le prévoit le Code du Travail et comme ça été le cas pour Claire, l’employeur peut tout à fait ne pas en tenir compte à partir du moment où son opposition est justifiée.

Aujourd’hui, le droit au télétravail est tellement soumis aux négociations internes que Denis Monneuse doute que le récent amendement de Cécile Calvez - qui propose aux femmes enceintes de travailler de chez elles les douze semaines précédant leur congé maternité - puisse être appliqué. « Quatre grands acteurs peuvent rendre possible le télétravail : la personne concernée en premier lieu, puis le manager, ensuite le médecin qui doit s’assurer que le télétravail est possible et que la situation de santé ne mérite pas plutôt un arrêt de travail, et enfin les syndicats, pour négocier des accords spécifiques pour créer un cadre. »

Prescription pour tous ?

Face à ces lourdeurs, Denis Monneuse interroge également l’impact de l’amendement sur les relations entre collègues : « Est-ce que cela ne risque pas de poser des problèmes d’inégalité ou d’injustice par rapport aux autres collaborateurs ? » Restrictive au seul cas de la maternité, cette disposition à pouvoir bénéficier automatiquement de semaines de télétravail pourrait en effet intéresser de nombreux collaborateurs atteints de divers maux… Consciente de sa chance, Claire plaide d’ailleurs pour que la prescription du télétravail ne profite pas qu’aux femmes enceintes. Elle-même aurait aimé en bénéficier plusieurs mois auparavant. «Avant ma grossesse, j’ai suivi plusieurs protocoles de PMA pendant plus d’un an. La fatigue physique liée aux injections d’hormones ainsi que l’impact psychologique de cette démarche ont été très difficiles à vivre pour moi. » Pour la jeune femme, le télétravail était une véritable libération à cette époque. « À ce moment, je n’avais qu’un seul jour de télétravail par semaine, c’était réellement ma bouffée d’air, et certaines journées au travail étaient très compliquées à supporter. Ma seule possibilité pour être toute seule à l’abri des regards et me reposer était de me réfugier dans les toilettes où je m’asseyais ou m’allongeais par terre… La PMA est un autre exemple contraignant pour les femmes, mais il en existe bien d’autres. »

Personnes souffrant de certaines formes de handicap, de phobie sociale ou de douleurs chroniques comme l’endométriose, employés en convalescence et obligés de se rendre à des rendez-vous médicaux réguliers… Ne serait-ce pour éviter la propagation d’un simple petit virus hivernal dans l’open-space, nombreux seraient les salariés qui verraient leur vie améliorée par un accès facilité au travail à domicile. Tout d’abord parce que la prise de distance avec le bureau permet une diminution du stress, comme l’observe Nadia Droz, psychologue suisse spécialiste en santé au travail. « Cela permet par exemple de prendre ses distances avec une ambiance de travail qui serait mauvaise, ou encore d’éviter les interruptions intempestives - qui sont la cause de stress chronique numéro un en Suisse. » Se soustraire aux transports est également un grand soulagement, remarque Marianne Le Gagneur : « Les transports semblent un des enjeux centraux du télétravail. Avant la crise sanitaire, le télétravail était pratiqué plus fréquemment par les salarié·es résidant en Île-de-France, où le temps de transport est également plus élevé que dans le reste de la France. C’est donc cette fatigue-là que les professionel·le·s télétravaillant cherchent avant tout à s’épargner, détaille-t-elle avant d’évoquer également la quête de tranquillité. Il existe un certain confort à rester chez soi, dans un environnement connu et souvent plus calme que le lieu de travail habituel. »

Néanmoins, le télétravail n’est pas adapté à tous les maux. Pour Nadia Droz, l’aménagement du poste s’avère intéressant dans certains cas seulement. « *Il n’y a pas de profil type vraiment, mais des situations à évaluer au cas par cas. Pour une jambe cassée, c’est positif mais pour un burnout c’est délétère, car il n’y a alors aucun décrochage. » Même son de cloche chez Marianne le Gagneur. « Le télétravail peut s’appliquer dans le cas de problèmes de santé mineurs, mais pas dans le cas de problèmes importants ou entraînant une incapacité à travailler*. »

La sociologue, autrice de “Familles confinées. Le cours anormal des choses”, évoque aussi les nombreux risques que représente l’isolement pour les futures mères. « La période de la grossesse et de la naissance sont des périodes qui entraînent des menaces pour les femmes : d’abord, selon certains travaux, il existerait un lien entre la grossesse et l’apparition de violences conjugales, d’autre part, la période post-partum peut être marquée par l’apparition de dépression et de troubles psychiques. » Plus largement, c’est la solitude de tout télétravailleur qui peut avoir de lourdes conséquences sur son bien-être, notamment chez les personnes fragiles psychologiquement ou présentant des troubles autistiques, qu’un changement d’organisation peut encore plus perturber et angoisser.

Le télétravail pour remplacer le congé maladie ?

Absence de frontière entre vie privée et professionnelle, hyperconnexion, appauvrissement des relations sociales… Selon Nadia Droz, le télétravail est loin de n’avoir que des bienfaits sur la santé. « À l’exception de l’éloignement qui peut réduire les interruptions et les tensions si présentes, le télétravail n’est pas un remède contre l’épuisement, il est une nouvelle forme de travail à évaluer comme toutes les autres et présente des risques psychosociaux qui peuvent être sources de stress chronique ». D’où l’importance d’un diagnostic médical, pour évaluer si le télétravail convient bien à l’état physique et psychologique du salarié, mais surtout pour s’assurer que ce dernier n’aurait pas plutôt besoin d’un congé maladie…

Pour Claire, et d’autres salariés aptes à travailler mais pour qui le présentiel représente tout de même un obstacle, le télétravail apparaît comme un substitut idéal à l’arrêt maladie, pour eux comme pour l’employeur. Pour le sociologue Denis Monneuse, c’est justement l’un des points forts de l’amendement. « L’entreprise a tout intérêt à avoir un-e salarié-e en télétravail plutôt qu’une personne qui serait tenté de s’arrêter parce qu’elle serait fatiguée à cause des transports et du présentiel. » L’idée de remplacer le congé maladie n’est d’ailleurs pas si récente, d’après le spécialiste des questions de santé au travail, qui rappelle qu’un projet similaire avait été évoqué par Édouard Philippe lorsqu’il était Premier ministre. Avocat, Emmanuel Gayat s’oppose lui à cette idée d’une ordonnance obligatoire de télétravail. « Cette alternative aux arrêts de travail ne présente pas d’intérêt majeur. Ce serait surtout une mesure permettant à la sécurité sociale de faire l’économie des indemnités journalières. »

Si le projet de Céline Calvez ouvre des perspectives intéressantes pour élargir le droit au télétravail et encourager les entreprises à y recourir, il risque de laisser de côté un nombre significatif de travailleuses et de travailleurs. Pour Emmanuel Gayat, cet amendement ne permet pas une réelle avancée égalitaire. Pour ce spécialiste du droit du travail, il faudrait aller beaucoup plus loin dans l’accessibilité, pour tous, du travail à domicile. « Si le télétravail a un effet bénéfique pour la santé, c’est à titre préventif. Selon moi, il faudrait tout simplement s’assurer que dans le futur, tous les salariés dont le poste le permet puissent enfin télétravailler. »

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Photos by Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Clémence Lesacq

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