Le télétravail a-t-il créé des nouveaux “travailleurs de nuit” ?

16. 3. 2021

4 min.

Le télétravail a-t-il créé des nouveaux “travailleurs de nuit” ?
autor
Pauline Allione

Journaliste independante.

Il y a un an, une grande partie des Français goûtaient aux joies du télétravail, en même temps qu’ils étaient confinés. Mais pour certains, cette porosité entre la sphère pro et la sphère privée a rapidement été poussée à l’extrême, au point de se retrouver à travailler au beau milieu de la nuit. Oiseaux de nuit ou salariés pris au piège, rencontre avec ces travailleurs nocturnes que la crise a fait émerger.

À l’heure où les portes des bureaux sont closes et où la plupart des gens ont déjà rejoint les bras de Morphées, Sana tapote sur son clavier, sous la lumière artificielle de son salon. Quand un an plus tôt, Emmanuel Macron appelait les Français·e·s à privilégier le télétravail, le chef d’entreprise n’a pas vu son rythme fondamentalement bouleversé : il travaillait déjà selon ses propres horaires. Ce qu’il n’avait pas anticipé en revanche, ce sont ses voisins : « Ils ont tous décidé de faire des travaux chez eux, parfois, c’était le marteau piqueur à longueur de journée. Ajoutez à ça le bruit des enfants qui courent non stop et je ne pouvais plus bosser, même avec mes écouteurs et ma musique », raconte le trentenaire, installé en région parisienne. Unique moment de tranquillité acoustique, la nuit devient finalement le seul créneau pendant lequel Sana parvient à travailler convenablement.

Heure de connexion : 01h23

À l’abri des sonneries de téléphone, des mails et des notifications sur Slack ou Instagram, c’est aussi la nuit que Gabrielle préfère écrire. Libérée des horaires de bureau, cette journaliste dans un média parisien s’est peu à peu calée sur un rythme de travail décousu, et partiellement nocturne. « La journée on est pas mal interrompus, alors à 16h30, après les réunions et coups de fil nécessaires, je déconnecte pour faire d’autres trucs : mater une série, cuisiner, me promener… puis je m’y remets vers minuit, parfois jusqu’à 3 heures du matin. » Insomniaque depuis toujours, la Parisienne se dit plus créative lorsque le soleil est couché : « J’aime bien la nuit, c’est toujours un moment où je me sens plus inspirée. »

Mais parfois, sacrifier ses nuits pour son travail est tout sauf un choix. Quand Hugo s’est retrouvé confiné, il était à l’époque stagiaire dans une grosse boîte pour laquelle il faisait des analyses de marché. Au départ, le rythme s’annonce tranquille : il y a peu de travail à faire de toute manière. Puis en mai, tout s’accélère. « Ma maître de stage s’est retrouvée overbookée parce qu’elle n’avait rien foutu pendant le confinement, et elle me surchargeait de travail. Elle me disait ‘Il faut que ça soit fait pour demain, tu adaptes tes horaires’. Je me suis retrouvé à bosser jusqu’à minuit, 2h, parfois 4h du matin, pour finir ce qu’elle me demandait à l’heure », retrace ce Toulousain de 25 ans. D’ailleurs, selon lui, ses managers savaient pertinemment qu’il enchaînait les heures sup’ (très) tard le soir : « Même les RH le savaient, parce qu’ils pouvaient voir mes heures de connexion ! »

Surcharge de travail, désorganisation et rythme décalé

Entre les appels Skype, les Zoom et les Teams, Christelle, consultante junior en expertise comptable, se range également dans les nouveaux travailleurs nocturnes. « Je dois former des alternants ce qui me prend beaucoup plus de temps à distance, et certains managers n’hésitent pas à me demander de faire des missions à 19h, ce qu’ils n’osaient pas faire auparavant. » Dans son entreprise, ils sont plusieurs dans son cas : « On est pas mal à être encore connectés à 22 ou 23h, la direction nous a envoyé un mail pour nous dire que ce n’était pas normal, mais personne ne propose de solution. Les chefs nous disent que nos missions peuvent attendre le lendemain, mais ça ne fait que nous surcharger encore plus le jour suivant. »

Il y a aussi la question de l’organisation, avec un couvre-feu qui oblige à faire ses courses et autres tâches perso au beau milieu d’une journée de travail. « J’ai dû m’occuper de ma maman suite à une opération mais avec le couvre-feu, je devais tout gérer dans la journée et je prenais beaucoup de retard dans mon boulot, retrace Mathilde, 26 ans, développeuse informatique. J’ai fini par bosser le soir après qu’elle soit couchée, et le matin avant qu’elle se lève. Ça n’a duré que quelques semaines, mais à la fin je n’avais plus aucun rythme ! » Le télétravail a d’ailleurs creusé les inégalités hommes-femmes quant au poids de la charge mentale : Basta Magazine dénonçait notamment le cas de ces mamans débordées que le confinement a forcées à jongler entre le boulot, les enfants et la vie domestique, quitte à travailler la nuit.

Bye bye le droit à la déconnexion

Le grignotage du boulot sur les heures de sommeil, quand il est contraint, questionne quant à la réalité du droit à la déconnexion. Inscrit dans le Code du travail depuis 2016, celui-ci est censé limiter l’invasion du travail dans la vie personnelle du salarié par l’intermédiaire du numérique. En dehors de ses heures de travail, le salarié peut donc, en théorie, se rendre indisponible et ignorer les mails tardifs de son N+1. Le premier confinement, pendant lequel 24% des Français se sont retrouvés en télétravail régulièrement, a ainsi fait revenir le droit à la déconnexion sur le devant de la scène, puisque la frontière entre le pro et le perso n’a jamais été si fine. Les risques de telles dérives : burn-out, isolement, stress, fatigue émotionnelle…

« C’était hyper intense, ça m’a bouffé, se souvient Mathilde. Je suis déjà très sensible, et je me mettais à pleurer pour rien dans mon lit. Quand je suis rentrée chez moi et que j’ai relâché la pression, j’ai réalisé que j’étais très fatiguée, je faisais des nuits de 10h et des siestes en pleine journée. » Même chose pour Hugo, qui s’apprête aujourd’hui à déménager à la capitale où il a décroché son premier emploi. Depuis qu’il a terminé ses études, le jeune homme ne regrette pas une seconde son stage, qui lui a valu de nombreuses nuits blanches, pendant une période déjà compliquée : « Je faisais des heures et des heures et des heures, c’était l’enfer. » L’enfer est parfois pavé de mails envoyés après 21h.

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Photo d’illustration by WTTJ

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