Comment l’entreprise broie les bonnes élèves

10. 5. 2021

5 min.

Comment l’entreprise broie les bonnes élèves
autor
Bénédicte Tilloy

DRH, ex-DG de SNCF Transilien, conférencière, professeure à Science-Po, autrice, cofondatrice de 10h32

HUMANS AT WORK - La carrière d’un·e DRH ou/et d’un·e dirigeant·e est jalonnée d’histoires et de rencontres avec des collaborateur·rices. Notre experte du Lab Bénédicte Tilloy en sait quelque chose. Au cours de sa carrière, elle a recruté, managé et collaboré avec quelques milliers de salarié·es dans des écosystèmes divers et variés. Dans cette série, elle revient sur les rencontres les plus marquantes de sa vie pro, ce qu’elles lui ont appris sur elle, les autres et le monde de l’entreprise.

Au petit matin, elle est souvent la première, le casque de sécurité vissé sur la tignasse, dans l’orange criard de sa tenue à haute visibilité, à piétiner dans la boue des chantiers, haranguant les uns, criant ses encouragements aux autres, pour être entendue malgré le bruit infernal des gros engins jaunes qui manoeuvrent à côté d’elle. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle se démène. Un chantier, c’est toujours une grosse aventure. Des machines, du monde partout, un peu de pression, car le temps file vite, et tout le monde le sait, le temps c’est de l’argent !

Son téléphone sonne au moins 10 fois par heure, un fournisseur lui explique qu’il ne pourra pas la livrer à temps, un intérimaire n’a pas compris que c’était bien aujourd’hui qu’il devait être présent, son adjoint qui ne trouve plus les consignes de sécurité… toutes les autres fois, c’est pour accuser réception de nouveaux grains de sable qui viennent enrayer le cours de sa journée. Aucun de ces coups de fil n’entame durablement son énergie. Elle sait bien que c’est son rôle de faire face. Alix tient bien son budget. Elle ne se souvient pas avoir dû demander une rallonge pour terminer un projet. Ses équipes l’apprécient. Elle ne manque jamais d’organiser une petite célébration après la clôture de chaque affaire. C’est là qu’elle leur dit combien elle est fière, qu’elle a la chance d’avoir une équipe qui gagne, que chacun a apporté sa contribution… Pas toujours très original, il n’empêche, ça fait plaisir, quand on s’est décarcassé, que le chef - en l’occurrence la cheffe - s’en rende compte et remercie.

À la maison, elle gère : un dimanche, alors qu’elle s’apprêtait à partir vers 8 heures pour rejoindre son bureau, elle avait entendu des petits pieds nus se dépêcher sur le carrelage de la cuisine. Ses enfants, encore tout ensommeillés, venaient à sa rencontre pour lui réciter l’un son poème de Fête des Mères, l’autre lui offrir l’empreinte de sa main aux doigts écartés dans un magnifique cendrier en plâtre. Les gosses savent. Quand maman est d’astreinte, elle part tôt et revient tard. Autant anticiper.

Alix, ou le syndrome de la bonne élève

Pour résumer, côté pile, Alix est sur tous les ballons. C’est la chic fille qu’on a tous envie d’avoir comme copine. Un collègue, malade, et absent depuis plusieurs jours reçoit forcément un appel de sa part, elle déjeune régulièrement avec l’épouse d’un de ses adjoints décédés pour prendre de ses nouvelles, elle a du temps pour tous les malheureux et les éclopés du service. Elle est toujours de bonne humeur. Voilà. Mais côté face, Alix va vivre un gros chagrin de reconnaissance.

Au hasard d’un échange à la machine à café, alors que tout le monde rigole - et elle particulièrement - sans qu’elle s’y attende, cinq petits mots à la suite prononcés par un de ses voisins d’open space lui font descendre le cœur dans l’estomac. “Vous savez quoi : ALEX-EST-NOMMÉ-DIRECTEUR-TECHNIQUE !”. Ses yeux s’embuent. Elle a juste le temps de courir s’enfermer aux toilettes pour fondre en larmes. Assise sur la lunette des cabinets, elle est envahie par le ressentiment. Alex ! Mais pourquoi lui ? Et surtout, pourquoi pas elle ? Comme elle ne ménage pas sa peine et que son service tourne bien, elle s’attendait à ce que ce poste lui revienne naturellement. Alix est une bonne élève. À l’école, on lui a appris à lever le doigt avant de prendre la parole, à ne pas se vanter d’avoir des bonnes notes, et à bien travailler pour les mériter. Alors, au boulot, c’est pareil.

Elle n’a pas jugé utile de faire campagne pour obtenir ce poste quand elle a su qu’il serait bientôt disponible. Elle n’a pas fait savoir qu’elle était candidate. Elle craignait même que le fait d’en parler lui fasse du tort, qu’on la trouve ambitieuse. Donc elle s’est tue. Inutile de dire qu’Alex, de son côté, n’a pas lésiné sur les moyens pour faire connaître ses intentions, multipliant les occasions de croiser la DRH à la cantine, son patron le soir à une heure tardive, et quelques dirigeants bien placés aux formations auxquelles il s’est inscrit uniquement pour les rencontrer. Les résultats d’Alex ne sont pas mauvais. Ceux d’Alix sont sans doute meilleurs. Mais ce n’est pas elle qui a été choisie.

Alix n’a plus l’énergie de rester une minute de plus au bureau. Elle se lève et elle se casse. Toute la soirée, elle rumine. Ras le bol, injuste, trop dur. Depuis des années, elle fait les pieds au mur, et sans doute pense-t-on là haut que c’est juste une acrobatie de plus au catalogue de la bonne élève. Son courage et son enthousiasme sont invisibles apparemment, ou simplement considérés comme une commodité. Elle a habitué tout le monde à délivrer, modestement et sans en faire des tonnes. Normal.

La morale RH de l’histoire : l’opting out n’est pas un mythe

Si on devait rembobiner le film et le rejouer autrement, cela donnerait quoi à votre avis ? Stéphane, son N+1 aurait pu l’interroger pour connaître ses aspirations, genre une fois par an… Vu qu’elle est dans ce poste depuis 5 ans, elle aurait eu au moins 4 occasions de dire ce qu’elle envisageait de faire après !
La directrice des talents aurait su que dans le service de Stéphane, il y avait une chouette fille très engagée, très douée aussi et elle aurait pu la mettre en vivier. Ce qui, au passage, aurait permis de développer la mixité dans l’entreprise, qui plus est dans un poste technique.

On aurait au moins proposé sa candidature au boss, avant qu’il n’ait l’idée de donner le poste à Alex. On aurait peut-être aussi coaché Alix, pour qu’elle apprenne que même si elle préfère être avec ses équipes pour faire avancer les chantiers, cela peut aussi avoir du sens de ne pas négliger de parler à voix haute de ses résultats et de ses aspirations professionnelles. Et on lui aurait recommandé aussi de penser à elle, de temps en temps. Et puis, si on avait quand même dû choisir Alex à la fin, pour des tas de bonnes raisons valables, on aurait pris la peine de recevoir Alix, de lui expliquer que son tour viendrait, on lui aurait donné des perspectives.

Parce que là, c’est trop tard. Alix n’a plus de jus. Elle est même en train d’hésiter entre deux solutions : se barrer tout de suite, ou rester, en remettant les bras dans le lit. Des Alix, il y en a plein les boîtes. Ce qui est terrible, c’est qu’un jour, elles quittent le navire, ou restent et menacent de le faire chavirer, sans qu’on sache jamais pourquoi. Des Alex il y en a aussi beaucoup, et eux, ils ont plus de chance. Et au bout du bout, comme tout le monde voit le sort réservé aux Alix et aux Alex, on finit par construire un modèle qui abîme l’entreprise.

Des Alix, j’en ai beaucoup fréquenté, parfois rattrapé à la force du poignet, parfois pas pu ou su (nul n’est parfait !). Elles méritent notre attention et notre regard acéré. S’il doit y avoir de la discrimination positive, c’est précisément pour elles. De certaines personnes, on dit que si elles n’existaient pas il faudrait les inventer, encore faut-il les repérer ! Merci aux DRH qui me lisent de veiller à leurs Alix. Et ne décourageons évidemment pas les Alex. Ils n’ont pas démérité, mais ils ont la chance d’avoir appris petits à parler pour faire les intéressants.