Râler au travail, dangereux exutoire ?

16. 6. 2020

5 min.

Râler au travail, dangereux exutoire ?
autor
Marlène Moreira

Journaliste indépendante.

Au rang des petits plaisirs coupables, on compte : finir le pot de Nutella à la cuillère, prendre un 3ème “dernier verre” et se plaindre de tout et de rien. Et entre votre collègue qui propose des réunions Skype à 18h30 et votre boss qui ne vous donne aucune information sur la reprise post-confinement, il y a de quoi !

Nous nous plaignons ainsi, en moyenne, entre 15 et 30 fois par jour. Ce chiffre va-t-il augmenter une fois de retour à la machine à café ? Décryptage d’une tendance qui - comme tout ce qui est agréable de manière générale - ferait peut-être plus de mal que de bien.

Pourquoi c’est mauvais, d’après la science

« Nous râlons parce que nous avons des besoins qui ne sont pas satisfaits, explique Christine Lewicki, auteure du best-seller “J’arrête de râler”. On a donc toujours une bonne raison de le faire. Et c’est d’ailleurs très sain d’exprimer ce qui ne va pas. Pour autant, la stratégie n’est pas la bonne. »

  • Râler nuit gravement à votre santé et à celle de votre entourage. Le cerveau humain dispose de ce que l’on appelle la “mise en miroir neuronale”. En termes moins barbares, cela signifie qu’il imite naturellement les humeurs des personnes qui l’entourent. C’est la source de l’empathie. Un système très pratique dans les moments de joie collective… mais beaucoup moins, quand vous êtes affecté et que vous affectez les autres par vos râleries.

  • Râler crée une forte dépendance, ne commencez pas. Le cerveau est paresseux. Lorsque vous répétez un comportement de manière régulière, vos neurones renforcent leurs connexions pour faciliter ce comportement à l’avenir. Ainsi, plus vous râlez, plus cela devient facile et naturel de le faire. Vous devenez une superstar de la râlerie, en quelque sorte.

  • Râler rend aveugle… aux belles choses de la vie. À force de voir le verre à moitié vide, votre cerveau crée des raccourcis qui feront de la râlerie votre comportement par défaut. Peu importe que ce grand cappuccino soit délicieux, vous ne retiendrez que les quelques gouttes qu’a fait tomber le serveur dans la soucoupe en arrivant.

  • Râler provoque l’impuissance… de votre hippocampe (celle du cerveau, pas de l’aquarium). Des chercheurs de l’Université de Stanford ont observé que se plaindre crée aussi des dommages collatéraux : cela réduit la taille de l’hippocampe… une zone pourtant très utile, puisqu’elle est dédiée à la résolution de problèmes et à la pensée intelligente.

  • Râler tue. Non seulement, râler gangrène votre cerveau, mais en plus, cela libère du cortisol, l’hormone du stress. Ce shoot hormonal inutile altère le système immunitaire et vous rend plus sensible aux risques de diabète, de cholestérol et de maladies cardiaques.

Et pendant une crise, on peut faire une exception ?

Alors que nous vivons une période complexe, qui met les nerfs de tout le monde à vif, peut-on encore se retenir de râler ? Est-ce le moment de vouloir changer ? « Râler est une façon de s’exprimer rarement adéquate et opportune. C’est vrai avant, pendant, et après la crise, explique Vanessa Lauraire, psychologue du travail et psychothérapeute. Pour autant, cela ne signifie pas que l’on ne doit pas s’exprimer. Et d’autant plus dans le contexte actuel. »

La période chaotique que nous traversons chamboule nos repères. Elle apporte son lot de changements, et demande donc un processus d’adaptation qui prend du temps. Pour Vanessa Lauraire, c’est important de discerner, puis d’exprimer, ce qui ne nous convient pas pendant toute cette phase d’ajustement : notre mission, la distribution des tâches dans l’équipe, les conditions de travail, les orientations que prend l’entreprise, etc. Car communiquer sur une situation qui vous affecte est très différent de râler sans but.

Même si parfois, le moment ne semble pas opportun. Pour un collaborateur en période d’essai ou dans une entreprise en difficulté, râler est-il une bonne idée… ou un aller-simple vers Pôle Emploi ? Pas de bonne réponse à cette question, très liée à la situation personnelle de chacun, mais un conseil malgré tout : « Réfléchissez à ce qui est réellement prioritaire pour vous aujourd’hui : valider cette période d’essai pour vous assurer un salaire, ou éclaircir la situation avant de vous engager à plus long terme ? Négocier des jours de télétravail hebdomadaires, ou accepter la politique du groupe de retour au bureau ? » À vous de voir.

Arrêter de râler, définitivement, c’est possible ?

Oui, d’après l’auteure. Mais encore faut-il réaliser que c’est nécessaire. « D’abord, il faut le choisir, être prêt à faire les efforts indispensables à ce changement. On peut commencer par mesurer combien cela nous coûte de ne pas changer. Ce n’est pas une démarche facile, ça demande de s’engager à transformer en profondeur nos habitudes, et notamment la manière automatique dont nous réagissons aux irritants du quotidien », ajoute t-elle. Car râler crée plus de problèmes qu’il ne génère de solutions. « Souvent, par simple peur de ne pas être entendu, on amplifie sa frustration. Et les gens ont de moins en moins envie de nous écouter. Donc on croit nécessaire de râler encore plus fort. C’est un cercle vicieux », termine Christine Lewicki.

Arrêter de râler ne signifie pas tout laisser passer, mais au contraire changer de stratégie pour se faire comprendre. Et surtout, sortir du jeu victime / coupable. Concrètement, cela signifie d’arrêter de chercher à savoir qui a tort et qui a raison, et préférer trouver une solution plutôt que de chercher à avoir raison. « Car un coupable n’a jamais envie de coopérer », résume l’auteure. Au contraire, il faut associer l’autre au problème et lui donner envie de contribuer à la solution.

Alors si la situation est réellement problématique, il est important, « d’exprimer votre frustration et votre besoin de changement, recommande Christine Lewicki. En revanche, gardons bien en tête l’intention qui est de créer les conditions favorables à l’émergence d’une solution. » Par exemple, avant de vider votre sac, pourquoi ne pas commencer par une note positive. En mettant l’autre dans de bonnes conditions, vous éviterez qu’il se tienne sur la défensive. Car entrer dans le bureau de votre boss avec la voix qui tremble de colère - car vous avez une tonne de travail pendant que votre collègue de bureau se tourne les pouces - est rarement la bonne approche. Formulez les choses différemment : « Je suis impressionnée par les efforts que toute l’équipe a déployé ces deux derniers mois pour faire avancer le projet X, notamment dans ce contexte de crise. Cependant, j’ai l’impression que la charge de travail n’est pas répartie de façon uniforme. Maintenant que nous sommes de retour au bureau, je pense que nous pourrions faire le point sur les tâches restantes, et les dispatcher à nouveau. »

Pour beaucoup, le déconfinement signifie également des retrouvailles avec des collègues… et surtout avec la machine à café, véritable arène de la râlerie en entreprise. Mais il peut aussi s’agir de moments de partage et de soutiens qui peuvent rester sains. « C’est un espace d’échanges informels indispensable, explique Vanessa Lauraire. Tant qu’il demeure un lieu de partage sur les expériences de chacun… et pas de commérages improductifs. » Christine Lewicki parle ainsi de « petit festin de râlerie » pour évoquer ces conversations qui permettent avant tout de tisser du lien et de se soulager. Et vous, qu’allez-vous ramener au prochain festin ? Une salade de doléances ou une quiche à la critique ?

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Photo d’illustration by WTTJ

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