« L’orientation n’a plus rien à voir avec celle de nos parents » Chloé Schemoul

17. 6. 2020

6 min.

« L’orientation n’a plus rien à voir avec celle de nos parents » Chloé Schemoul
autor
Alexandre Nessler

Journaliste - Welcome to the Jungle

Lorsqu’on est étudiant, le plus grand défi auquel nous devons faire face est sans nul doute le choix de notre orientation professionnelle. Il s’agit d’une décision qui aura un impact sur notre avenir professionnel à construire, mais aussi et plus largement sur notre vie. Mais quel rapport entretenons-nous à l’orientation lorsqu’on est étudiants en 2020 ? Est-il le même que celui des générations qui nous ont précédés ?

Pour répondre à cette question, nous avons interrogé Chloé Schemoul, coach en orientation dite “utile” et auteure du Manuel de l’Affranchi : les étapes à suivre pour une réorientation professionnelle réussie. Et le constat est accablant : entre incertitudes et sur-responsabilisation de nos choix, la spécialiste estime que l’orientation n’a plus rien à voir avec ce qu’elle représentait pour nos parents.

Dans votre livre, vous partez du constat qu’il y a de plus en plus de réorientations (que vous préférez appeler « bifurcations professionnelles ») et qu’elles ont lieu de plus en plus tôt. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Je pense que nous sommes plus exigeants concernant le métier que nous souhaitons exercer et cela augmente la probabilité d’être déçus, d’avoir la sensation de s’être trompés de voie, ou même simplement l’envie d’explorer plusieurs pistes. Cette exigence correspond au fait qu’une partie de la société française estime aujourd’hui que le travail peut ou même doit être une source d’épanouissement personnel et plus seulement un moyen de subsister.

Une partie de la société estime aujourd’hui que le travail peut ou même doit être une source d’épanouissement personnel et plus seulement un moyen de subsister.

Aussi, nous sommes beaucoup plus informés qu’avant sur l’ensemble des métiers qui existent. Avant même de se frotter au monde du travail, nous sommes donc en mesure d’être plus lucides quant aux possibles conséquences néfastes des métiers que l’on va choisir sur notre épanouissement, sur la société ou encore sur l’environnement. Nous pouvons aussi plus facilement nous renseigner sur d’autres métiers que le nôtre, qui nous attirent, et de réaliser qu’ils sont finalement accessibles. Toutes ces nouvelles envies, prises de conscience, et informations, nous amènent à nous réorienter plus vite, parfois tout de suite après les études.

En quoi l’orientation se différencie-t-elle aujourd’hui ?

De nos jours, les étudiants et les jeunes diplômés doivent faire face à plusieurs variables incertaines au moment de s’orienter : les crises économiques, sanitaires, écologiques qui peuvent survenir sans qu’on ait eu le temps de s’y préparer, et qui sont de moins en moins prévisibles, comme le Covid-19 l’a d’ailleurs rappelé. Aussi, il y a l’évolution technologique et plus particulièrement l’intelligence artificielle, dont on ne cesse de nous répéter qu’elle va détruire la majorité des emplois. Puis enfin, l’impact environnemental de ce nous faisons : depuis peu, cette notion guide de plus en plus de personnes dans leur choix de vie et d’orientation professionnelle. Finalement, la combinaison de toutes ces incertitudes peut donner envie aux étudiants de se dire “à quoi bon ?” et de remettre en question la valeur même des métiers.

La combinaison de toutes ces incertitudes peut donner envie aux étudiants de se dire “à quoi bon ?” et de remettre en question la valeur même des métiers.

Autre élément, il y a de moins en moins de repères fiables à disposition des étudiants pour les accompagner dans le choix d’une voie professionnelle. Autrefois, on accordait beaucoup d’importance à l’avis de nos parents (« c’est mon grand-père lui-même qui a inscrit mon père en médecine, sans même lui avoir demandé son avis…»), ce qui est largement moins le cas aujourd’hui. La valorisation financière et sociale des métiers est aussi beaucoup moins stable, on a donc tendance à de moins en moins se fier aux opinions traditionnelles.

Autrefois, on accordait beaucoup d’importance à l’avis de nos parents, ce qui est largement moins le cas aujourd’hui.

Enfin, le système d’éducation évolue : les grandes écoles sont remises en question par leurs étudiants eux-mêmes, l’ENA en passe d’être supprimée… Le manque de repères fiables responsabilise forcément beaucoup plus les étudiants et les jeunes diplômés dans leur choix d’orientation. Et ce n’est pas facile de composer avec toutes ces incertitudes. D’où l’importance des discussions collectives actuelles sur la revalorisation des métiers ou l’évolution des formations académiques.

Est-ce que dans ce contexte les étudiants sont frustrés ?

Face à toutes ces incertitudes, beaucoup se demandent : « Pourquoi vais-je me lancer dans ce cursus et faire de longues études pour un métier qui n’existera bientôt plus ? ». Mais si l’on regarde les choses de façon plus positive, on peut aussi y voir l’opportunité de se réinventer et d’avoir plusieurs vies professionnelles dans son parcours. C’est une évolution que j’observe souvent parmi les personnes que j’accompagne dans leur orientation. J’ai ainsi l’espoir que la frustration cède de plus en plus la place à l’énergie et à l’optimisme de nouvelles possibilités.

J’ai l’espoir que la frustration cède de plus en plus la place à l’énergie et à l’optimisme de nouvelles possibilités.

En tant qu’étudiant, comment doit-on affronter ces difficultés pour aller de l’avant malgré les incertitudes et le manque de repères ?

Pour moi, il existe trois façons de réagir face à la complexité de l’orientation professionnelle. La première consiste à se déresponsabiliser en s’en tenant aux repères “classiques” dont je parlais précédemment, que certains considèrent toujours comme des valeurs sûres. Ainsi, ces personnes que je qualifie de “conservateurs” vont par exemple accorder une grande importance à l’avis de leurs parents, ou encore se diriger vers les métiers les plus valorisés des dernières années ou des carrières qu’ils considèrent comme les plus rassurantes. À la sortie des grandes écoles par exemple, les métiers les plus choisis sont encore la finance, le conseil et le marketing, même s’ils sont de plus en plus remis en question en termes d’épanouissement personnel ou d’utilité sociale.

Pour moi, il existe trois façons de réagir face à la complexité de l’orientation professionnelle : être “conservateur”, “opportuniste” ou “entrepreneur”.

La deuxième façon de réagir consiste à « s’adapter en temps réel aux changements de notre société ». Cette réaction concerne les personnes “opportunistes”, qui sont davantage susceptibles de faire des formations courtes au cours de leur carrière pour se (re)diriger vers des métiers en suivant la mode du moment, par choix ou par nécessité.

Enfin, la dernière - et celle qui nous différencie peut-être le plus de nos parents - concerne les gens qui vont préférer prendre les devants face aux incertitudes et faire le choix de dessiner eux-mêmes le monde de demain : ce sont les “entrepreneurs”.

Que faudrait-il changer dans notre rapport à l’orientation ?

Je pense qu’on se met une trop grande pression. En plus de toutes les difficultés auxquelles on doit faire face au moment de choisir sa voie, il y a aujourd’hui un certain jugement moral sur nos choix de métiers, notamment en ce qui concerne leur utilité sociale. Il est intéressant de voir qu’une part des “conservateurs”, qui ont tout fait pour se déresponsabiliser de leur orientation, en arrivent à souffrir de leur métier. J’entends souvent des témoignages de gens qui se sentent coupables de s’épanouir dans des métiers socialement jugés comme “inutiles” ou “mauvais”. Ce n’est pas normal et cela participe, à mon sens, à rendre l’orientation anxiogène. Chacun a le droit de s’épanouir comme il veut, et comme il peut. En France, on a la chance de vivre dans un pays où le travail peut être considéré comme une source d’épanouissement personnel, pour autant “cette chance” nous rend encore plus névrosés sur la question de l’orientation. Comment ? En nous faisant porter le fardeau de la double injonction du bonheur par le travail et de la responsabilité sociale de notre choix de métier.

J’entends souvent des témoignages de gens qui se sentent coupables de s’épanouir dans des métiers socialement jugés comme “inutiles” ou “mauvais”. Ce n’est pas normal.

Les précédentes générations avaient une réflexion plus pragmatique. Lorsque nos parents se sont orientés, il n’y avait - grosso modo - que deux questions à se poser : « Est-ce que ce métier me plaît ? » et « Est-ce qu’il me rapportera assez d’argent ? ». C’est tout.

Finalement, la bonne méthode serait de dédramatiser la situation et vivre le processus d’orientation dans la joie, et d’y voir une opportunité de faire ce que l’on veut. Il s’agit d’un processus difficile, certes, mais qui peut aussi se faire de façon positive.

Si le nombre de réorientations augmente en tout début de carrière, cela ne veut-il pas dire qu’il y a un problème dans la façon dont les études supérieures préparent à entrer sur le marché de l’emploi ?

C’est totalement vrai. Les questions que l’on se pose lors d’une réorientation sont celles que l’on devrait se poser lors de la première orientation, donc pendant nos études, et même pendant le lycée. Il manque aujourd’hui dans le système d’éducation nationale et d’études supérieures une vraie place pour ces questions qui font appel à la confiance en soi, à l’intuition, et au regard critique sur les différentes possibilités de vie professionnelle. Je pense que la formation devrait privilégier l’expérimentation, en poussant les étudiants à apprendre “par le faire”, cela leur donnerait davantage confiance en eux et les aideraient dans leurs prises de décisions. Ce sont des qualités qui manquent et qui sont pourtant essentielles dans le processus d’orientation et de réorientation.

Il manque aujourd’hui dans le système d’éducation nationale et d’études supérieures une vraie place pour l’orientation.

Qu’entend-on aujourd’hui par l’expression « trouver sa voie » ?

C’est une expression qui m’agace un peu. Et c’est justement parce qu’on cherche absolument à lui trouver une définition unique que ce concept est devenu contre-productif, voire dangereux. L’expression « trouver sa voie » est très personnelle et il appartient à chacun d’en trouver la signification. La seule définition qu’on peut tous lui donner serait : « se sentir bien dans notre quotidien professionnel ». Et je suis convaincue que l’on peut trouver sa voie et s’épanouir dans un métier qui n’a pas d’utilité sociale, qui a uniquement une fonction alimentaire, ou même que l’on ne puisse pas expliquer les raisons qui font que l’on s’y sent bien.

L’expression « trouver sa voie » est très personnelle et il appartient à chacun d’en trouver la signification.

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Photo d’illustration by WTTJ